Socialisme, surréalisme et avant-garde entre les deux guerres
Littérature
La politique culturelle du Parti ouvrier Belge entre les deux guerres a privilégié le terrain éducatif. Devant l'afflux des mandats électoraux qu’ils devaient gérer, les responsables du parti ont dû créer des institutions destinées à former leurs cadres. La Centrale d'Education Ouvrière (CEO), fondée en 1911 grâce à un don d'Ernest Solvay, avait pour objectif de fournir aux militants choisis par le parti les rudiments de l'histoire et de l’économie politique, du droit et de la comptabilité, voire de la culture générale qui correspondraient aux missions dont on les chargeait. Des cycles de formation, des écoles et des conférences socialistes sont ainsi organisées dans tout le pays, sous la houlette de l'intellectuel désigné à ce poste par le Patron: Henri De Man. Des revues comme Education-Récréation sont publiées dans le même but1.
Tel parti, telles positions culturelles
Le bilan de cette activité peut être contesté. Le paternalisme, des moyens insuffisants ou inadaptés au public, une certaine démagogie ne sont pas sans avoir suscité des réactions négatives. Mais il est certain que les initiatives en matière éducative constituaient un investissement matériel et énergétique très important pour le mouvement ouvrier socialiste. C'est le seul domaine culturel où une politique concertée fut mise en oeuvre.
Il restait donc peu de forces au parti pour réaliser par ailleurs une politique culturelle au sens plus large du terme. Même les initiatives prises en ce sens avant la Grande Guerre furent progressivement abandonnées, en raison de leur hétérogénéité bien sûr, mais aussi parce que manquait le personnel pour les animer. En l'absence de toute décision au plus haut niveau, les réactions culturelles du parti, les choix de soutenir tel ou tel groupe, telle ou telle orientation esthétique, furent abandonnés au jeu des rapports de force internes. Les goûts individuels, les réflexes spontanés ont souvent tenu lieu de pensée théorique. Cette incohérence - qui correspond d'ailleurs avec précision au projet d'un parti qui ne se donne pas pour mission de transformer le monde - a pour corollaire une grande facilité de récupération. Dès que se manifeste la possibilité d’intégrer des groupes ou des opinions divergentes, le parti s'ouvre à ces forces nouvelles qui gonflent ses effectifs.
Une revue théorique L'Avenir Social
A l'occasion d'un débat inattendu sur le surréalisme dans la revue théorique du POB, je voudrais esquisser ici une première description des positions qu'occupent les différents groupes de l'avant-garde par rapport au mouvement ouvrier.
Fondé à la fin de l'année 1924, le mensuel L'Avenir social se présente comme le pendant belge des grandes revues théoriques de la social-démocratie en Allemagne ou en Angleterre. Par son titre, il renoue avec un organe similaire d'avant la guerre. Mais, grâce une fois encore au soutien de l'Institut Solvay, la nouvelle mouture du périodique espère dépasser le cercle restreint de ses lecteurs pour conquérir un public large, intéressé par un "aliment intellectuel régulier et constant". Des rubriques variées, politiques, économiques, sociales, mais aussi culturelles sont prévues à cet effet. Elles sont confiées aux cadres les plus importants du parti et aux responsables de la CEO.
L'histoire de la revue connaît toutefois plusieurs mutations qui ne sont pas sans incidence sur les rubriques culturelles. Au début de 1927, elle fusionne avec Education-Récréation et, en janvier de l'année suivante, elle prend sa forme définitive sous la direction de Camille Huysmans. Elle cesse de paraître en 1932.
Dans la première période, les articles littéraires sont confiés à Louis Piérard. Ce sont des chroniques sans originalité ni prise de parti. Puis L'Avenir social s'ouvre à des textes plus revendicatifs, dans le domaine du sport comme dans celui de la culture. Des rubriques sur la peinture apparaissent aussi. Marc Eemans propose une vision du théâtre populaire militant; Isabelle Blume suit l'actualité artistique. Enfin, sous la direction d'Huysmans, on revient à une culture plus légitime: Franz Hellens, Henri Van de Velde, Georges Sérigiers (le mari de Neel Doff) figurent parmi les collaborateurs réguliers. Ce sont donc les années 1925-1928 qui font apparaître le plus de variété dans les positions de la revue, et c'est en effet à ce moment que la situation politico-culturelle est la plus instable dans la gauche belge.
Trois groupes me paraissent occuper cet espace, avec des projets et un personnel très différents. En 1925 en effet, l'unanimité des intellectuels sur le rejet de la guerre et de ses causes a fait place à des divergences d'ordre politique autant qu'esthétiques. Certains adoptent le projet "positif" d'une nouvelle alliance entre un art fonctionnel et la société, d'autres souhaitent laisser la parole aux couches sociales dépourvues d'imprégnation culturelle, d'autres encore veulent rompre radicalement avec l'héritage culturel.
Littérature prolétarienne, modernisme, socialisme
Les partisans de la littérature prolétarienne participent au déploiement d'une culture de la différence. Leurs opinions sont marquées par une exigence politique au départ, plus ou moins impérieuse selon les cas et les périodes. A l'autonomie organisationnelle du prolétariat doit correspondre l'émergence d'une culture autonome, fondée à la fois sur l'éthos et sur les intérêts de classe. Inspirée par l'association des écrivains prolétariens soviétiques et par les initiatives prises en France autour de Barbusse et de la revue Clarté, la littérature prolétarienne apparaît comme le cheval de bataille des intellectuels liés au monde communiste. Elle est principalement soutenue par la rédaction du Drapeau rouge en Belgique, sous la conduite de Augustin Habaru. Elle trouve sa base sociale dans un milieu d'ouvriers dynamiques (Malva) et d'instituteurs marxistes (Ayguesparse).
A la fin de 1928, toutefois, Habaru quitte le PCB pour rejoindre Barbusse à Paris et travailler à la rédaction de la revue Monde. En même temps, la plupart de ses amis abandonnent le parti communiste ou en sont exclu suite au Congrès d'Anvers. Malgré leur soutien à Monde, ils se retrouvent dans un vide politique que viendront bientôt combler la participation au combat de propagande pour le Plan du travail, l'activité de la gauche du POB(l'Action socialiste) et l'adhésion à ce parti. Sans renier la littérature prolétarienne, nombre d'entre eux inscriront désormais leur combat à l'intérieur des structures du monde socialiste, de la CEO aux journaux du parti.
Le mouvement moderniste est porté, lui, par les frères Pierre et Victor Bourgeois. À travers la revue 7 arts, la Section d'art, rattachée à la CEO, des contacts avec les groupes internationaux du fonctionnalisme et du futurisme, des relations suivies avec les constructivistes liégeois, puis la revue Bâtir et l'école de la Cambre, fondée par Camille Huysmans pour Henri Van de Velde, les animateurs de ce mouvement occupent un grand nombre de postes clés. Ils animent un groupe où coexistent écrivains, peintres, architectes et autres artistes. Ils sont suffisamment dynamiques pour attirer des sympathies autres que partisanes. Toutes ces qualités vont leur permettre de gérer une série de positions institutionnelles, à la mesure de la place que le monde socialiste tend à prendre dans la société belge. L'essentiel des postes à pourvoir leur fut réservé, et ils ont, avec beaucoup de fidélité, épousé les thèses du POB, y compris parfois dans les errements de ce parti. Leur influence exacte dans le monde littéraire n'est pas encore étudiée, mais il est certain que du Journal des poètes aux Biennales de poésie, elle a pesé lourdement sur l'organisation de notre littérature.
Idéologiquement, Pierre et Victor Bourgeois défendent des opinions alliant les thèses d'un art utile, social, fonctionnel à un esprit de recherche esthétique qui, dans certains domaines, s'imposait avec une force radicale. Fondée sous l'égide de Van de Velde, la Section d'art de 1924 affiche un programme que résume admirablement le titre d'un article de Victor Bourgeois publié par L'Avenir social le 31 décembre 1925: Le Beau par l'utile.
Entre ces groupes constitués et liés aux organisations politiques, le surréalisme trouve difficilement sa place. L'alliance avec le Parti communiste, dont Nougé ne veut pas (ou plus) pour avoir déjà fréquenté la plupart des militants intellectuels du parti, est de toute façon rendue impossible en raison de la préférence accordée à la littérature prolétarienne avant 1928, à la culture plus légitime de l’héritage culturel (Charles De Coster), après cette date. Des divergences idéologiques, en particulier sur l’URSS, empêcheront les rapprochements ultérieurs. Seuls les Hennuyers, comme on le sait, aguerris par l'expérience concrète de la Guerre d’Espagne, réussiront à conserver pendant de longues années l'alliance effective d’un surréalisme sans concession avec des positions politiques communistes.
Envers le Parti Ouvrier Belge, les surréalistes n'avaient guère de sympathie. Ni son nationalisme pendant la guerre, ni ses participations au pouvoir, ni les imprécisions de sa stratégie ne se prêtaient à leurs exigences. Mais il faut tenir compte de la nécessité concrète de son émergence dans le champ culturel pour comprendre que le surréalisme bruxellois ne pouvait ignorer ce qui se passait dans la mouvance socialiste. En particulier, les polémiques menées contre la revue des frères Bourgeois s'expliquent par le souci de Nougé et de ses amis de se faire une place dans l'espace étroit du champ de l’avant-garde. Un tract publié par eux en 1925 pastiche le programme de 7 arts: Didactisme et lyrisme/Urbanisme et réformisme/... Pénétration et rétention 2. Cette charge, dont il n'existe pas d’équivalent contre la littérature prolétarienne, indique bien de quel côté les surréalistes pouvaient espérer voir une ouverture. Ils savaient d'ailleurs qu'au moindre signe semblable dans le monde communiste, un Charles Plisnier aurait été mieux placé qu’eux pour occuper le terrain.
Inversement, quelques jeunes socialistes pouvaient observer avec intérêt les efforts de Breton, bien que les provocations, le langage abstrait et la dénégation systématique des valeurs s'opposaient de front aux réflexes culturels ouvriers ou petits-bourgeois qui dominent dans le parti. Improbable et nécessairement fragile, cette rencontre eut cependant lieu, à la marge des deux mouvements, le politique et le littéraire, dans un dialogue entre deux femmes.
Un dialogue entre deux femmes sur le surréalisme
Dans L'Avenir social, un premier signe d'ouverture est donné dans une chronique de parutions récentes. Jeanne Tysebaert s’intéresse dans la livraison de février 1925 à "l’école du Sans Queue ni Tête". Elle reconnaît aux textes d'Aragon ou de Breton un certain talent littéraire et une remarquable obstination à défendre leurs idées: "C'est d'ailleurs fort amusant, quoique un peu fatigant à la longue, cette folie cultivée, cette inflexible loufoquerie, ce maboulisme pédagogique... "Le 15 juin 1927, Irène Hamoir publie, dans la rubrique "psychologie" un long texte sur "l'art prolétarien et le surréalisme». On ne sait qui est intervenu en faveur de la publication de cet article provocateur, qui restera d'ailleurs la seule contribution de la future compagne de Scutenaire à la revue socialiste. Mais la rédaction, prudente, le fait précéder d'une note dégageant sa responsabilité des passages "osés" de ce texte.
Ce remarquable article est en fait une attaque en règle contre... l’art prolétarien que ne défend pas le POB, mais auquel nombre de ses membres sont sans doute sensibles. Indirectement, toutefois, l'objectif stratégique de Hamoir apparaît lorsqu'elle signale en conclusion que "Le journaliste communiste Habaru fit à Bruxelles un véritable front unique avec le journal 7 arts contre cet ennemi commun (i.e. le surréalisme, P.A.) de toutes les tendances dogmatiques des théories artistiques".
Irène Hamoir s’élève contre la fable d'un art prolétarien qui n'est jamais, selon elle, qu'une reproduction de l’idéologie bourgeoise parce qu'il ne conteste pas de l’intérieur les formes artistiques existantes. L’exemple qu’elle donne est le plus aigu qu'elle aurait pu choisir: "Qu'un bourgeois mette un "Jésus" entre les mains du peuple, rien de plus normal; il est de bonne guerre de jeter la confusion dans l'esprit de ses adversaires. Que le peuple se voie offrir la lecture d'un "Jésus" par un des siens: c'est une trahison.". L'article est illustré par une photographie du célèbre tableau de Ernst "la vierge corrigeant l'enfant Jésus devant trois témoins". On mesure la portée de cette interpellation en rappelant que les séances de la Section d’art se tiennent à Bruxelles sous un portait du Christ par Wiertz et en pensant à ce que représente la figure christique dans le mouvement ouvrier belge!
Après avoir pronostiqué la rupture prochaine de Breton avec la IIIe Internationale, ce texte se conclut par le souhait d'une plus grande indépendance du culturel par rapport au politique. "Ce n'est qu'en dehors de partis politiques que les intellectuels peuvent agir révolutionnairement pour le prolétariat, dans leur domaine propre, en réalisant dialectiquement leur pensée." Énoncée dans un organe socialiste, cette réflexion correspond à un appel d'offre, ou, au moins, au modus vivendi d'une relation future. Mais il n'y eut personne pour saisir la balle au bond.
Quelques mois après Hamoir, un collaborateur régulier du journal pendant l’année 1927 revient discrètement à la charge. Marc Eemans, qui avait été proche de 7 Arts avant de se rapprocher du surréalisme, consacrait une série d'articles au théâtre. Il envisage notamment un nouveau type de représentation onirique, transmettant, par on ne sait quel mystère, ce que l’inconscient de l'auteur a capté vers l'inconscient du spectateur. Pour lui, ce nouveau théâtre n'existe pas encore, mais il trouve son origine dans les textes de Breton et dans les expériences d'Odilon-Jean Périer. De fait, celui-ci prépare alors une "pièce à fiches" qui sera jouée en décembre 1927 au théâtre de l'Etrille. Le hasard et l'inconscient y jouent un grand rôle puisque le comédien ne peut savoir à l'avance quel texte les fiches qu'il tire lui ordonneront d’interpréter. Telle est la base sur laquelle Eemans estime que la poésie surréaliste est bien la poésie révolutionnaire avec le marxisme, elle participe au même esprit et procède selon la même méthode: elle est pour la vie psychique ce qu'il est pour la vie sociale.
Isabelle Blume est la seule responsable du POB qui ait pris la peine d’intervenir dans le débat. À la question de fond, celle d'un rapprochement avec le surréalisme, elle ne répond pas non plus. Mais en s’efforçant, en novembre et en décembre 1927, d'expliquer à ses lecteurs les positions du surréalisme, elle souhaite sans doute légitimer les interventions précédentes. Ses articles donnent la parole à Breton, à Aragon et ils insistent sur les catégories de l'inconscient et de la création d'images inédites. Mais ils glissent insidieusement vers le problème de l’hermétisme et de l’élitisme littéraire. Isabelle Blume justifie Breton en célébrant Rimbaud, Mallarmé et Valéry. L'option volontairement culturelle de son texte élimine toute problématique politique. En définitive, sa réponse se situe sur le terrain de l’acceptabilité des formules artistiques nouvelles et non sur celui de la politisation de l'art. Humaniste et prudente, elle a évité le débat de fond, renvoyant le parti à ses pratiques habituelles de gestion et d'utilitarisme, et les surréalistes à la quasi clandestinité dont Nougé revendiquera bientôt l’exigence éthique.
Une gauche peu présente dans le débat culturel
Cet épisode peut connu d'une rencontre remplie d'incertitudes met en évidence deux caractéristiques de la société belge. S'il est à présent certain que le POB, non plus d'ailleurs que le reste de la gauche belge, ne s'est pas affirmé comme une instance de rupture radicale susceptible d'engendrer une transformation des rapports entre artistes et société, il n'en demeure pas moins que des réseaux de personnes se sont organisés dans sa mouvance pour tenter de produire une "nouvelle alliance" orientée dans ce sens. L'histoire de ces tentatives reste à faire, tout comme restent à tirer les bilans des stratégies plus institutionnelles gérées par ceux qui se prétendaient porteurs de la rupture. Que cette analyse, avant d'être envisagée en termes théoriques ou abstraits, doive passer par une description minutieuse des réseaux de personnes est une seconde conclusion que nous pouvons enregistrer. C'est à leur échelle, quasiment microscopique, que se déroulent ici les débats qui, ailleurs, prennent ou ont pris des tours plus idéologiques. La connaissance de notre histoire est à ce prix, comme, sans doute, s'instaurent sur le même plan nos espérances de peser sur son déroulement.