Sur l'enseignement et la société industrielle
La longue grève des enseignants a, pour un conflit social de cette envergure, suscité étrangement peu d'articles de fond ou de textes de réflexion sur les enjeux réels de la grève et l'avenir de notre système éducatif. 1 Comme si le silence devenait, lui aussi, une arme dans la guerre d'usure et de lassitude menée depuis Val-Duchesse contre le monde de l'enseignement.
Certes, ce n'est pas faute d'animer les salles de profs et les assemblées générales d'une large réflexion sur l'avenir et les enjeux du conflit, mais parce que la fièvre des enseignants n'a que rarement trouvé d'écho ou de réceptacle dans la presse.
Puisque l'un des objectifs de République est de mettre au jour ce qui se tient caché, ce numéro est largement consacré aux enjeux et leçons des grèves des enseignants. et ce, afin d'alimenter le débat en cours et de le faire déborder des écoles vers la société tout entière. L'article qui va suivre se veut court et provocateur. Il n'a d'autre ambition que de susciter débats et réactions, auxquelles République ne manquera pas de faire écho. Il est lui-même et très largement l'écho d'une réflexion menée depuis 1990 par les groupes "Temps et travail" et "Enseignement de Wallonie" de la Fondation Elie Baussart. 2Pour des raisons de place et de commodité d'exposé, le texte a été réduit à quatre idées-forces, ou thèses à débattre.
1. Le système d'enseignement est lié au système socio-économique. La révolution industrielle est, en définitive, moins une révolution du mode de production 3 que de gestion du temps et de l'espace. La société industrielle se présente ainsi comme caractérisée par la séparation des lieux de vie, de production, d'apprentissage et l'éclatement du temps entre temps de travail, de loisir, d'apprentissage. 4 L'école va ainsi se voir assigner l'espace et le temps correspondant à ses fonctions et les grilles de l'école ne seront pas très différentes des porches d'entrée des usines. De même, le temps de la formation est-il bien défini, de trois à dix-huit ans.
2. Mondialisation et crise de l'enseignement. Le bouleversement du monde 5 défini comme la mondialisation en cours (ou déjà achevée) de l'économie et de la finance peut ainsi être interprété comme un nouveau mode de gestion du temps et de l'espace. Loin de l'affranchissement par rapport au "temps des marchands", il s'agit de l'adaptation de la société au nouveau chronomètre de la rentabilité. Ainsi les exigences en matière de formation ont-elles changé: la formation initiale ne suffit plus et perd de son importance au profit de la formation continuée, dans ou en-dehors de l'entreprise. Du côté de l'Etat, les "politiques actives" de l'emploi se concentrent sur la formation professionnelle post-scolaire et la subvention des formations dans ou autour des entreprises
3. Nouveau type d'enseignement et nouveaux objectifs. Ainsi sont réaménagés les temps et les lieux de formation. La formation initiale, enjeu des luttes sociales et instrument clé de la démocratisation et de l'égalité des chances 6, laisse la place à la formation continuée, instrument central de la compétitivité de l'économie. La formation continuée a tout pour plaire: flexibilité, absence de réglementation, de statut, décentralisation effective via une multitude d'entreprises (privées ou para-publiques) de formation.
4. Une formation flexible à enjeux marchands. Lorsque l'économie devient immatérielle, l'immatériel devient économique. Les systèmes de formation, comme les autres systèmes culturels, deviennent des enjeux de marché, des services à produire et à consommer. 7
Le système éducatif traditionnel, confiné dans une tranche d'âge étroite, la plus touchée par la dénatalité, n'est donc plus un enjeu, ni marchand ni politique ni syndical.
Voilà pourquoi les enseignants apparaissent tellement isolés dans la crise actuelle, ils sont les derniers à défendre un système éducatif qui a vécu, en cours de liquidation sous prétexte budgétaire. Et avec ce système disparaissent les valeurs qui le fondent, à savoir la démocratisation de la société, l'égalité des chances et l'épanouissement individuel. Disparaît surtout la volonté des citoyens de décider ensemble le mode d'enseignement qui leur plaît, d'en organiser les structures et le financement de manière à en assurer l'accès à tous : ce que, en d'autres temps, on a appelé le service public. L'enseignement prend ainsi sa place dans la file du dépeçage néolibéral, après les communications et avant la santé et la justice. De grève "corporatiste" en grève "corporatiste", les différents services publics se privatisent peu à peu, dans l'indifférence générale des états-majors syndicaux qui, dans la situation actuelle, ne peuvent décemment soutenir l'action de quelques jusqu'auboutistes n'ayant pas encore assimilé les lois de la compétitivité et du syndicalisme dit "de proposition".
- 1. Voir les réactions suscitées en France par les grèves de décembre 1995 et notamment dans Le Monde diplomatique, janvier 1996 et République n° 34
- 2. Ces groupes de réflexion sont ouverts à qui le souhaite: renseignements auprès de Jean Dorzée, rue Sart St Nicolas, 2/17, 6001 Marcinelle.
- 3. Ici entendu comme manière de produire.
- 4. E.J. Thompson,Temps travail et capitalisme industriel in Libre n° 5, 1979, pp 3-63 et G.Fourez L'école en perspective historique, in Enjeux, n° 11, janvier 1987, pp 5-22.
- 5. Marisol Touraine, Le bouleversement du monde in Futuribles avril 1996, pp 5-17.
- 6. Ce qui ne veut pas dire que l'enseignement soit réellement égalitaire, mais c'est une critique qui ne peut être développée ici.
- 7.
L'enseignement non-marchand cède ainsi la place à la sphère marchande de l'offre de formation. Le temps de l'apprentissage est devenu permanent parce qu'il y a toujours une formation à consommer, moyennant finances et pour peu que cela s'avère rentable.
G. de Sélys, Privé de public. A qui profitent les privatisations, BXL, EPO, 1995.