Truffaut, la guerre et le fédéralisme

Toudi mensuel n°54-55, avril-mai 2003

Georges Truffaut est un militant socialiste et wallon trop oublié. Il est pourtant, avec Fernand Dehousse, l'auteur, en 1938, du premier projet fédéraliste élaboré et crédible émis en Wallonie. Quand on relit ce projet dans le livre que Micheline Libon lui consacre (dans la collection « Écrits politiques wallons » collection bien utile), on est étonné de voir certaines compétences comme la gendarmerie! attribuées aux entités fédérées. De même dans ce projet tous les pouvoirs émanent de la région et donc les impôts sont fixés par les autorités régionales. En revanche la Région est gouvernée par une « Députation permanente » nommée par le Roi... Les compétences exclusives de l'État fédéral sont nommées puisque tout le reste est censé être de la compétence des États fédérés. Les compétences de l'État fédéral sont a) les relations avec l'étranger ; b) la Colonie ; c) la nationalité, l'émigration, l'immigration, l'extradition ; d) la justice ; e) l'armée ; f) les cultes ; g) la monnaie ; h) les chemins de fer, postes, téléphones, télégraphes ; i) l'aéronautique j) le droit civil, la procédure civile, le droit commercial terrestre et maritime, le droit pénal, la procédure pénale ; k) les services publics fédéraux. D'une certaine façon, le fédéralisme wallon d'aujourd'hui a déjà entamé les deux premiers points (car les relations avec l'étranger comme le commerce extérieur sont régionalisées ou alors c'est du fait de l'Europe où la Wallonie est en relation effective avec «l'étranger » puisqu'elle décide avec la Flandre de tout ce qui est de sa compétence sur le plan européen). La Coopération au développement peut être considérée comme une sorte d'héritière de ce que l'on appelait en 1938 « Colonie » même si cela fait néocolonialiste (mais cela l'est ...). La monnaie reste fédérale en tant que c'est la banque nationale qui en discute avec l'Europe. En revanche, l'aéronautique peut être considérée comme partiellement régionalisée.

Truffaut, né en décembre 1901, est tour à tour officier de la marine marchande, journaliste à La Wallonie, syndicaliste au syndicat des employés, membre de l'Union socialiste communale. Il est élu conseiller communal de Liège en 1932, devient député POB en 1934 et échevin des travaux publics de Liège en 1935. En janvier 1940, il est proposé comme bourgmestre de Liège mais refuse ce poste puisqu'il est sous les drapeaux comme lieutenant puis capitaine. Il refuse la capitulation, rejoint Londres veut s'engager dans la Force publique au Congo, rencontrera de Gaulle. Et ce destin déjà exceptionnel (quand on sait son activité incessante dans le mouvement wallon, à la Chambre, le fait qu'il soit fondateur du « Grand Liège », son action en faveur de l'or belge à Dakar et une nouvelle rencontre de de Gaulle), est brisé au cours d'un exercice à tirs réels en Angleterre. Il est tué par l'éclat d'une grenade. Il aura eu le temps de s'adresser depuis la radio de Londres aux Liégeois, mais son discours aux Wallons, censuré, ne sera jamais diffusé.

Ce qui frappe aussi dans la carrière de G.Truffaut, c'est sa présence au comité de rédaction de L'Action wallonne, organe de la Ligue wallonne. Ce mensuel relativement confidentiel (5000 exemplaires diffusés), aura cependant une exceptionnelle influence vu la qualité de ceux qui y collaborent (F.Dehousse, M.Thiry, Fernand Schreurs, Englebert Renier, René Pourret, Jean Rey, Truffaut etc.). Et du fait qu'il peut compter sur les informations d'un correspondant wallon du journal français Le Temps le journaliste A.Detry. On sait que, le 14 octobre 1936, le roi prononça devant le gouvernement un discours neutraliste qui fut publié avec l'accord du même gouvernement. Le 28 octobre Georges Hubin interpelle le ministre des affaires étrangères. C'est ici que nous voudrions publier le premier extrait de Micheline Libon car il est éclairant pour toute une période, celle qui est au centre de ce dossier et... de ce que nous sommes.

« À L'Action wallonne, par contre, la position est moins compréhensive. La Une du numéro du 15 novembre est sans équivoque : Paris ou Berlin. Georges A.Detry, dans une longue chronique, rappelle que l'idée de "neutralité volontaire" n'est pas neuve, mais que les discours de Spaak ont marqué "son aboutissement" et les déclarations du chef de l'État, "sa consécration". Analysant les pour et les contre des discours officiels, Detry persiste à penser "que la nouvelle politique, loin d'éloigner de la Belgique des risques de guerre, les accroît dans des proportions considérables". Sous la signature collective L'Action wallonne, les responsables du journal titrent La Belgique a choisi Berlin, tandis que l'éditorial d'Auguste Buisseret est intitulé La Wallonie choisira Paris. Pour les premiers, rappelant le votre massif à l'égard "des déclarations imprécises mais lénifiantes de Spaak", c'est l'"éternelle équivoque de la politique belge. Pour des raisons extérieures au débat, on rencontre dans la majorité une série de parlementaires qui, comme nous, sont persuadés que le discours royal, carte jouée dans le jeu de l'Allemagne, constitue plus qu'une faute, une véritable trahison." Et comme pour parachever ces analyses et prises de position textuelles, une caricature titrée Interprétation de la nouvelle brabançonne ?, représente le roi serrant la main de Hitler tandis qu'en font de même Paul-Henri Spaak et Herman Goering, Léon Degrelle et Joseph Goebbels, Staf De Clercq et un général allemand. La légende donnant sens au dessin est ainsi libellée :

" Tendons la main à d'anciens frères. De nous trop longtemps désunis. "

Le rexiste liégeois Usmard Legros n'attend guère pour interpeller le ministre de la Justice François Bovesse à propos des "outrages au roi" commis par L'Action wallonne et sur la "nécessité d'intenter des poursuites sans retard" Georges Truffaut, lui-même, met les choses au point dans L'Action wallonne du 15 décembre et à la tribune de la Chambre, le lendemain. Dans les deux cas, il affirme que les responsables du journal n'ont eu aucune intention d'outrager le roi. Il justifie la démarche: "Nous l'avons mis en cause, de propos délibéré, avec le désir de provoquer une réaction . En prenant position, d'initiative personnelle, dans une question politique controversée, le roi est descendu dans l'arène. Il a couru au-devant de la discussion et de la critique." Quant à l'attitude du journal, Truffaut dit en assumer la responsabilité totale. Quoi qu'il en soit de la sincérité de sa mise au point, la démarche du journal fut loin d'être approuvée par certains collègues et militants wallons ; il en est ainsi du socialiste Georges Hubin qui considère le caractère dudit dessin "horriblement déplaisant" voire " répugnant ". Le ministre de la Justice [Bovesse note de TOUDI], lui, après avoir consulté les "magistrats compétents," a "estimé ne pas devoir poursuivre". Donnant son avis personnel sur l'ensemble - les trois articles et la caricature - François Bovesse ajoute : "Ceux qui ont eu connaissance des attaques n'ont conservé pour elles que du mépris. Quant à l'auguste personnalité de notre Souverain, nous serons tous d'accord pour affirmer que pareilles choses ne peuvent l'atteindre."1

Dans son rapport d'ouverture au Congrès de Concentration wallonne, le 13 décembre, François Van Belle avait, lui aussi, abordé le sujet. "Le récent discours du roi a été incontestablement une manifestation de l'hégémonie flamande [...] Si le roi ne veut pas être critiqué, il doit savoir se taire et laisser parler ses ministres dans les questions controversées [...] La publication de ce discours a, de plus, été une faute, car si le roi a le droit incontestable de dire à ses ministres ce qu'il pense, dès que l'on publie ses discours on en fait des documents publics dont il devra répondre."Et Georges Truffaut reviendra plus tard, sur la question de l'exercice, par le roi, des " pouvoirs constitutionnels sans publicité " à l'occasion de la saisie par le Parquet de Charleroi d'exemplaires de La Wallonie Nouvelle. Il base sa démonstration sur trois éléments relevant du "caractère de la monarchie belge", de la "pratique constante des rois des Belges"et de la "discrétion inhérente à l'institution monarchique sous le régime parlementaire."2

Micheline Libon cite alors deux textes importants, le premier une intervention de G.Truffaut à la Chambre le 21 octobre 1937 après que Hitler ait proclamé sa volonté de respecter la neutralité belge à condition que la Belgique ne concourre à aucune action militaire contre l'Allemagne, l'autre est un document remis en 1940 par les responsables de l'usine Cuivre et Zinc. (M.Libon Truffaut, pp. 64-67)

1. L'intervention de G.Truffaut le 21 octobre 1937 :

« Il ne peut plus être douteux pour personne que l'Allemagne nourrit l'intention de faire un jour ou l'autre la guerre à la Russie [...] Or, pour attaquer la Russie, l'Allemagne doit passer par la Pologne et la Tchécoslovaquie. La France ne peut pas l'admettre, l'Angleterre non plus. [...) L'Allemagne le sait et elle se prémunit. Comment ? En divisant ses adversaires. Dans ce but, elle s'efforce d'établir une sorte de barrière à l'ouest du Rhin, en neutralisant la Hollande, la Belgique et la Suisse. De cette façon, elle n'a à faire face avec les Franco-Britanniques que sur la ligne d'Alsace. Elle les y bloque d'autant plus facilement. [...] Rien ne pourra faire que la route de la Meuse ne soit pas le couloir naturel de l'invasion. Si les Français ont un délai suffisant pour prolonger la ligne Maginot à leur frontière du Nord, si, comme déjà on l'indique, les Britanniques établissent sur la Somme leurs bases aériennes, alors plus que jamais nous sommes voués à être le champ de bataille de l'Europe. Et si, comme on l'assure, les Allemands renoncent à fortifier leur frontière germano-belge, n'est-ce pas là l'indication, tracée sur le sol, que le futur front d'attaque à l'ouest passe par notre pays ? » (M.Libon Truffaut, pp. 69-70).3

2. Le rapport de « Cuivre et Zinc »

Les patrons de Cuivre et Zinc s'estiment exposés « à laisser entre les mains d'un envahisseur éventuel un stock permettant de fabriquer «cinq cents millions de cartouches (...) Car de deux choses l'une : ou bien, le gouvernement belge consent à nous aider en prescrivant les quelques mesures que nous considérons comme indispensables pour continuer notre activité normale ; ou bien, il se désintéresse de notre sort et, dans ce cas, nous ne nous trouvons plus en présence que de deux éventualités : freiner notre activité pour diminuer notre risque - ce que nous faisons en ce moment - ou fermer nos usines, ce qui serait pour tout le monde une situation malheureuse. En effet, nous serions obligés, dans ce dernier cas, de licencier les deux mille personnes qui trouvent chez nous leur pain quotidien et nous devrions cesser toute fournitures à la défense nationale. Il ne nous resterait plus d'autre ressource que de démonter notre matériel et d'aller nous installer à l'étranger en attendant des temps meilleurs.

Nous vous adressons à vous en toute sincérité et en toute confiance, persuadés que les plus Hautes Autorités du pays ne se désintéresseront pas d'une industrie qui procure à la collectivité une part intéressante des ressources qui lui sont nécessaires.

Si on laisse aux industriels wallons l'impression qu'en cas de guerre ils seront abandonnés comme ils le furent en 1914, alors que des meures de précaution extrêmement simples peuvent être prises, il ne leur restera plus qu'à déménager leurs usines pour répondre aux invites que ne cessent de leur adresser les grands pays qui nous entourent.

Déplacer, dans la crainte de bombardements aériens des usines situées dans la région de Liège - où elles sont installées depuis 150 ans - pour les transférer en pays flamand est, qu'on nous permette de le dire, une solution qui n'en est las une. Si la guerre s'étend à notre pays, les usines ne seront pas plus en sûreté à Bruxelles, Anvers, Bruges ou Courtrai que dans les environs de Liège ou de Verviers.

Du reste, que deviendrait la région wallonne si toutes les usines transféraient leur activité dans la parie flamande du pays ? Il existe chez nous une main-d'oeuvre spécialisée qu'on transplantera peut-être en France, mais qu'on n'acclimatera sans doute jamais en pays flamand.

Dans les circonstances actuelles, il y a, croyons-nous, un certain héroïsme à travailler, sur la rive droite de la Meuse, à portée des canons allemands, en exposant des capitaux considérables dont le revenu profite surtout à l'intérêt général. Savez-vous que pour donner du pain à des milliers de familles et pour fabriquer l'aliment nécessaire à la perception des taxes et des impôts, nous courons journellement un risque représentant trois fois le montant de notre capital social ? Ce serait si simple de réaliser nos stocks, de licencier notre personnel, de cesser tout travail et de rester dans l'expectative en attendant la tournure des événements. » (M.Libon, Truffaut, pp.76-77)

Conclusions

Quoiqu'il en soit de la sincérité de ce rapport d'une entreprise, au-delà d'une divergence de politique extérieure, les Wallons savaient qu'ils avaient tout à craindre des Allemands. En raison de l'expérience de 1914. Durant cette guerre, il y eut de nombreuses victimes civiles en Flandre, du fait d'exactions allemandes meurtrières comme à Leuven, on ne peut le nier. Mais il est vrai de dire que l'Ardenne, la Meuse et même le Hainaut souffrirent extraordinairement avec, dès les premières semaines de guerre, cinq mille civils fusillés dont 677 à Dinant. Certains quartiers peu peuplés eurent un chiffre de morts comparables à ceux de Leuven avec 200 victimes civiles (par exemple le quartier de Neffe avec 81 civils massacrés ).

On a pu montrer aussi qu'en 1914, le plan militaire belge de défense laissait la Wallonie exposée à l'attaque allemande en prévoyant un repli sur Anvers. Bien sûr, on pourra rétorquer que la défense de la Wallonie eût été vaine face à la formidable machine de guerre allemande. Mais ceux qui vécurent dans l'attente angoissée de l'attaque allemande dès avant 1936 avaient tout de même de quoi s'effrayer de l'abandon de l'alliance française et anglaise, angoisse qui n'était pas seulement fondée sur d'uniques motifs d'affinités disons « ethniques ».

Enfin, la suite des événements donnera cruellement raison aux leaders wallons comme Truffaut. Hitler donna l'ordre à son aviation d'épargner les villes flamandes, il donna aussi l'ordre de libérer les prisonniers flamands, la mesure s'étendant de fait à Bruxelles (2000 prisonniers de Bruxelles pour un million d'habitants pour 5000 dans la province de Luxembourg quatre fois moins peuplée) et à Arlon*.

On peut se demander aussi, si, contrairement à ce que l'on a parfois dit, l'influence des opposants à la neutralité en Wallonie n'avaient pas bien plus l'oreille de l'opinion. Il est frappant à cet égard de comparer le dessin de Marcel Antoine en octobre 1936 et cette photo, pour rire aussi, des soldats wallons affectés à la garde du barrage de Robertville durant l'automne 1939, soit trois ans après le dessin de M.Antoine, et alors que la position officielle de la Belgique demeurait alors, envers et contre tout, une position neutre (officiellement).

Pour le meilleur et pour le pire, nous prenons sans doute mieux conscience aujourd'hui que la dimension internationale dans son acception la plus pleine - les deux conflits qui déchirèrent l'Europe et même le monde - ont puissamment contribué à la constitution de la Flandre et de la Wallonie comme peuples. Dans la mesure où l'une et l'autre se trouvèrent par deux fois aux premières loges de l'élément central qui structure le premier conflit, et demeuré l'un des éléments tout à fait importants du second, à savoir l'hostilité franco-allemande. Celle-ci est en train aujourd'hui de se dépasser en entente, elle-même très structurante, du projet européen. En effet, l'État belge est au bord de ce noeud. Il a été deux fois dans la guerre contrairement à la Hollande qui n'y fut qu'une fois. Ou l'Italie affrontant surtout l'Autriche au «premier tour » et alliée de l'Allemagne au second.

Georges Truffaut par son immense popularité, son influence à Liège et partout en Wallonie, son action (comme député, échevin, intellectuel, héros de la guerre), illustre toute l'importance du mouvement wallon entre les deux guerres qu'on sous-estime par ignorance. Cette ignorance se communique au reste et, de proche en proche, permet à ceux qui s'ignorent comme ignorants de parler d'une Wallonie existant aujourd'hui « par soustraction ». Alors qu'elle vient du tréfonds d'elle-même et de conflits qui la dépassaient, mais où elle s'assuma.


  1. 1. Annales parlementaires, Chambre, session 1936-1937. Séance du 16 décembre 1936, pp. 485-4888 ; G.Truffaut, Outrage au roi ou une tempête dans la mare, dans L'Action wallonne 15 décembre 1936, p.1.
  2. 2. Septième Congrès de Concentration wallonne dans La Barricade, n° 81, juin 1930, p.7.
  3. 3. Annales parlementaires, Chambre, session extraordinaire de 1937. Séance du 21 octobre 1937, pp. 147-150. L'intervention de G.Truffaut, la réponse de PH Spaak, la réplique de Truffaut et la dernière réponse de Spaak ont fait l'objet d'une brochure publiée par L'Action wallonne sous le titre Le pacte belgo-allemand du 13 octobre 1937, Liège 1937.
  4. *. Paul Delforge, Soldats de cinq ans, in Hommage de la Wallonie aux prisonniers de guerre, pp. 17-31, Relevé des prisonniers de guerre par province, p. 24.