Un colloque sur la Révolution française à l'ULB

Texte qui aurait dû paraître dans le n° 4 de la revue TOUDI annuelle (1990)

Robespierre

Interview de Serge DERUETTE

Au mois de mai dernier s'est tenu un important colloque sur la Révolution française à l'ULB. S'interroger sur le passé n'est jamais innocent.­ S'interroger sur la Révolution française l'est encore moins. Dès 1798, le philosophe allemand Kant estimait que cette Révolution allait devenir un modèle ­à l'avenir dans l'histoire de l'humanité. C'est bien ce qui s'est encore­ produit tout récemment avec les changements à l'Est, en Europe centrale et­ orientale. Il faut voir aussi que la Révolution française est aujourd'hui mise ­en cause en ce qui concerne son apport à l'humanité tel que Kant le voyait de ­sa lointaine Prusse de Koenigsberg.

Toudi: Quelle fut la particularité du colloque de mai?

Serge DERUETTE: Il prend place dans le contexte actuel où il est tant­ question de la fin des idéologies, où la gauche semble capituler, et cela est­ vrai également pour la question qui nous intéresse. La Révolution française ­avait été étudiée jusqu'ici dans sa perspective « jacobine », par les "grands ­maîtres" de la Sorbonne: Mathiez, Lefèbvre, Soboul, Vovelle aujourd'hui, aussi­ Mazauric. Cette historiographie "jacobine" met en évidence l'investissement ­populaire dans la Révolution, de 1789 au tournant de Thermidor en 1794. Une­telle tradition est battue en brèche ces derniers temps par François Furet (et ­son école), historien dont l'importance que lui accordent les média l'a amené­ encore à radicaliser sa pensée en la condensant, comme le faisait remarquer ici­ même, l'an dernier, Robert Devleeshouwer. Lors du Bicentenaire, un Congrès ­mondial a été organisé à Paris par Michel Vovelle, qui a rassemblé quelque 400­ communicants venant de plus de 40 pays. On peut dire que la tendance jacobine y­était majoritairement représentée, mais dans un certain contexte d'éclectisme ­où se sont exprimés aussi tous ceux qui étaient touchés par la mode du­ furetisme, particulièrement les historiens de la jeune génération. Cependant, ­il ne s'agit pas de tous les jeunes chercheurs. Certains n'acceptent pas Furet.­C'est ainsi qu'est née l'idée de rassembler ces derniers, ce qu'a concrétisé le­colloque de l'ULB des 16 au 18 mai derniers. Des gens sont venus de partout: ­Belgique, France, Italie, Grande-Bretagne, RFA, RDA, Suisse, Canada, aussi du­ Mexique et de Chine. Nous avons voulu que ce colloque soit pour ainsi dire­ "décontracté" et s'éloigne des auto congratulations des colloques académiques ­habituels et même exprime quelque chose de militant, cet aspect toujours­ présent mais si souvent obnubilé lorsque l'on aborde la question de la­ Révolution.

Toudi: Est-ce que le caractère scientifique d'un colloque n'est pas contradictoire avec son aspect militant?

S. DERUETTE: Je ne pense pas. S'inscrire dans la tradition "jacobine", avec ­pour but de la développer et de l'enrichir a permis des discussions plus profondes, où chacun s'est mis à chercher ensemble dans la tradition de l'engagement qui était un peu celle des colloques si stimulants organisés du temps de Soboul. On peut dire que l'on a évité les questions "protocolaires" au bénéfice des vraies questions.

Toudi: Quand on parle "Révolution française", on songe « Robespierre »,­surtout dans le contexte d'un colloque comme celui-ci. Quelle est l'image qui ­se dégage aujourd'hui de Robespierre?

S. DERUETTE: Robespierre appartient à cette fraction de la bourgeoisie révolutionnaire résolument anti-féodale et qui s'oppose à la grande bourgeoisie d'affaire favorable à un compromis avec l'Ancien Régime. Robespierre a compris que, pour rompre définitivement avec les structures du passé, il faut s'appuyer sur le « petit peuple ». Il faut vaincre l'ennemi extérieur (c'est-à-dire l'Europe réactionnaire en guerre avec la République) et l'ennemi intérieur, les contre-révolutionnaires, actifs partout. De là la Terreur, avec ensuite le­ Comité de Salut Public de l'été '92 (chute de la monarchie le 10 août) jusqu'à l'été '94 (chute de Robespierre le 9 Thermidor - le 27 juillet). Le « compromis » ­entre la bourgeoisie radicale et le petit peuple semble bien fonctionner dans­ la première année, par radicalisation successives. Au cours des journées des 31­ mai et 2 juin 1793, on rompt définitivement avec les Girondins, expulsés de la ­Convention. Celle-ci devient jacobine et instaure des mesures révolutionnaires­ radicales. Mais la lutte des deux classes s'intensifie au point de fissurer,­ puis de briser, l'alliance entre le petit peuple et la bourgeoisie lasse de­ concéder, brisure dont résultera l'éviction de Robespierre le 9 Thermidor, au ­profit d'une grande bourgeoisie d'affaire qui s'empare définitivement du­ pouvoir. Il n'y aura plus que quelques soubresauts révolutionnaires radicaux:­ Germinal et Prairial en 1795 et, en 1796, la « Conspiration des Egaux » de­ Babeuf. On assiste alors à une progressive concentration des pouvoirs, d'abord­ dans les mains du Directoire puis du Premier Consul, enfin de l'Empereur.

Toudi: Avez-vous discuté de la relative absence de Robespierre lors de la célébration du Bicentenaire (absence d'autant plus étonnante que Robespierre personnifie souvent la Révolution aux yeux de l'opinion publique)?

S. DERUETTE: Dans notre colloque, Robespierre était, pour ainsi dire, au­c entre de nos préoccupations, et Claude Mazauric l'avait introduit par une ­conférence inaugurale qui lui était consacrée. La question de son étonnant ­« effacement » lors du Bicentenaire a été largement débattue, en relation avec le­ fait que la Révolution a été une rupture radicale sous la pression populaire, ­rupture qu'il représentait. L'impact de cette Révolution est aujourd'hui ­fortement banalisé par certains qui retiennent de l'événement les grandes idées ­de "Liberté" et de "Droits de l'Homme", au détriment du fait révolutionnaire ­massif lui-même. Robespierre, bien que bourgeois, apparaît comme inassumable­ par la bourgeoisie contemporaine, car si son but est effectivement d'instaurer­ le pouvoir de la bourgeoisie, il le fait avec l'appui des masses populaires, ­actives et développant leur stratégie propre.

Toudi: N'est-ce pas la Terreur qui rend Robespierre « imbuvable »?

S. DERUETTE: Thiers n'est pas sali alors qu'il a noyé la Commune de Paris ­en 1871 dans un bain de sang. Mais Thiers a le "mérite" d'être venu à bout de­ la "populace" qui avait osé défier le pouvoir de la bourgeoisie. Ce n'est pas­ le cas de Robespierre. Sa vision claire et à long terme de la Révolution le ­rend elle aussi suspect. Il permet la dictature des "petites gens" sur les­ grands possédants. Ainsi, inévitablement, dès qu'il est question de ­Robespierre, s'opère, de manière latente, la comparaison possible avec Lénine­ que rejette unanimement la pensée dominante (de même, la Terreur est rapprochée­ de la dictature ouvrière tant décriée). Enfin Robespierre, assez ­paradoxalement, est rejeté pour avoir été "l'Incorruptible". Et cela aussi est­ inacceptable dans un monde où l'on conçoit comme naturel que les hommes au­ pouvoir s'enrichissent. La classe politique actuelle a certainement beaucoup de ­mal à se retrouver dans un Robespierre qui s'est entièrement sacrifié à la ­révolution. Voyez ces films où l'on oppose la figure de Danton à celle de ­Robespierre. Danton y dit par exemple que ce qui l'insupporte chez ce dernier, ­c'est sa vertu, c'est son refus de profiter des privilèges de son rang. Ce type ­de dialogue n'est-il pas implanté dans la tête des acteurs de la Révolution en­ fonction des préoccupations actuelles?

Toudi: Quels sont les autres thèmes abordés lors du colloque?

S. DERUETTE: De nombreuses questions d'histoire, d'historiographie, aussi ­de théorie ont été discutées. Par exemple, celle de la démocratie. Danièle­P ingué a montré que la démocratie des clubs jacobins qu'elle a étudiés ne­ fonctionnait pas nécessairement sur base du suffrage classique, mais sur celle ­d'une pratique politique. Evidemment, les gens qui exerçaient des­ responsabilités étaient choisis par des assemblées populaires. Mais ils­ l'étaient en fonction de leur désintéressement et de leur aptitude dans les ­tâches pratiques, parce qu'ils étaient reconnus pour leur dévouement à la cause­ révolutionnaire. Cela permettait une démocratie infiniment plus efficace dans­ le cadre d'une société où les gens au pouvoir ne songent pas d'abord à leurs ­propres intérêts. On a montré aussi, comme Kerstin Michalik, la place des­ femmes dans la Révolution. Elles n'ont pas seulement joué un rôle motivé par­des préoccupations alimentaires, comme on le dit souvent. Leur participation­ s'éleva aussi au stade de la revendication politique, comme ce fut exprimé lors­ de leur marche sur Versailles des 5 et 6 octobre 1789. Je voudrais dire un mot­ des participants suisses qui, à travers une remarquable analyse des réactions­ au Bicentenaire dans leur pays, ont été amenés à distinguer deux phases. Dans­ un premier temps, l'opinion, dans la Confédération, ne veut pas tout à fait ­s'intéresser à une Révolution qui incarne un centralisme incompatible avec les­ structures politiques helvétiques. Mais à partir des événements de Chine, dans ­la mesure où ils pouvaient être présentés par certains comme un 1789 à la­ chinoise, on a assisté à un regain d'intérêt soudain pour la Révolution, et le­ phénomène s'est encore renforcé avec les modifications intervenues à l'Est. K.­Middell de Leipzig, a fait une comparaison entre l'Utopie à l'oeuvre dans les­ prémices des événements en RDA (nourrie notamment par le Neues Forum) et le ­rêve égalitaire présent dans la Révolution française, rêve qui s'explicitait en ­RDA en termes de socialisme démocratique et autogestionnaire, aussi­ irréalisable que celui d'alors. Alain Goussot a de son côté mis en perspective ­la façon dont les historiens italiens de la Restauration ont abordé la ­Révolution française, et celle dont les idéologues actuels, confrontés au­ processus de « restauration » à l'Est, parlent du socialisme. Mentionnons aussi­ la synthèse magistrale de Catherine Kawa sur la conception marxiste de l'Etat­ dans la phase de mise en place du régime révolutionnaire, par laquelle elle a­ cherché à comprendre comment s'est constituée la bureaucratie. Francis Zelck­ s'est pour sa part interrogé sur les aspects théoriques que revêt la question ­de la transition du féodalisme au capitalisme, en discutant les thèses de Perry­ Anderson sur le sujet. Dans le cadre de cette perspective comparative des­ phénomènes révolutionnaires de la période, la révolution liégeoise et la­ révolution brabançonne, qui s'inscrit au rebours de la française, ont été­ largement envisagées. Ce ne sont ici que quelques exemples de la richesse et de ­la variété des thèmes abordés par le colloque de Bruxelles, dont la publication­ des actes rendra compte dans leur entièreté.

(Souscription aux actes du colloque (environ 300 pages): 800 FB à verser au compte 001-2304756-15 du "Colloque RF" (44, av. Jeanne à 1050 Bruxelles), avec la mention "Souscription aux actes").