Un peuple immense

14 septembre, 2020

Dans Pierres noires de Joseph Malègue (inachevé),un texte aux p. 875-878 (Spes) et 777-779 (Ad Solem), intitulé « Pages séparées » suivies d'autres pages. A la dimension d'une nouvelle, il fait penser à L'Orage. On comprend vite qu'il s'agit d'un défilé du Front populaire. Malègue, proche en sa jeunesse de Marc Sangnier, défend une thèse sur le travail casuel des dockers anglais, à la misère scandaleuse. Ce n'est pas un homme de gauche, à proprement parler. Mais il enseigne la légitimité de la grève, déteste comme Mounier le républicanisme petit-bourgeois de certains radicaux, collabore à la revue antifasciste Sept puis à Temps présent. Le Front populaire naît de l'exploitation dans les usines aggravée par l'organisation du travail, et de ce dont Antoine Prost dans « Les grèves de mai-juin 1936 revisitées » Le Mouvement social 2002/3 n° 200, p. 33-54) souligne le caractère rassembleur : « Les manifestations donnent à voir un peuple immense, dont les masses ouvrières sont part entière, un peuple pacifique mais fort, résolu, sûr de la justesse de sa cause et de sa propre légitimité, car il se pense lui-même comme le descendant du peuple des cathédrales, de Jeanne d'Arc et de la Révolution française.» Il naît aussi de la tentative de coup de force fasciste du 6 février 1934.


Ces lignes nous disent sobrement la France populaire, fraternelle à l'univers.

Le peuple des cathédrales, de Jeanne d'Arc et de la Révolution

Je suis là, chez mon ami, ce soir de grands mouvements sociaux.

Mon ami, nous l'appelions « l'économiste sceptique » quand il rassemblait en de grandes boîtes vernies des fiches pour une agrégation de droit au temps lointain de notre commune jeunesse.

C'est une grande ville de province, d'assez grosse et importante industrie, une de celles, Bordeaux, Marseille, Lille, Nantes, où les journaux de Paris nous annoncent chaque matin que les grèves s'apaisent.

Nous sommes à la fenêtre tous les deux. C'est la nuit. Les lampes de son calme cabinet de travail sont éteintes. La maison de province où il habite, près de sa Faculté́ de droit, dort. Une énorme (puissante) vie confuse circule (palpite) cette nuit dans la ville. La bourse du travail est installée là, sur une place vide quoique centrale, quartier du centre, d'un silence peuplé de vieux hôtels en curieux contraste. L'éclatant(le brutal) cube blanc de la bâtisse neuve perce toute chose. Nous en sommes séparés par deux épaisseurs de maisons, le cœur est là. Nos conversations ne sont pas de taille.

De grandes grèves, me dit mon ami. Les « succursales des Établissements Moselle » ont trois mille hommes. Le bâtiment autour et les grands magasins, bien entendu. Des défilés, des chants, de grandes flammèches sonores, de grands êtres invisibles volent sur la ville, des choses enlacées de nuit dont on ne voit rien que le son et le vent.

Le refrain de l'Internationale est incessant, obsédant, tenace, omniforme, lointain, proche, dans toute la journée, dans les premières heures de la nuit.

On songe à de grands incendies, et à des matériaux fragiles entreposés là, tout près des flammèches et de l'air chaud déjà̀.

- C'est Claudel, je crois, qui a dit : « Les hideuses fêtes populaires... »

- D'abord, ce n'est pas une fête. Puis les fêtes de fêtard sont-elles beaucoup moins laides ? Pensez à cette immonde écume.

Selon qu'il monte de défilés qui en partent ou qui y entrent, ou de passages qu'ils font sur les boulevards ronds, qu'ils s'approchent ou s'éloignent du rude cube blanc, le froissement de l'étoffe sonore varie. Les chœurs d'hommes du début la lançaient en une sorte de souveraineté́ de temps nouveaux, barytons, ténors ; l'absence de basses la laissait claire et comme intelligible. Puis les femmes y ont adjoint je ne sais quel grêle rendu où le cri remplace le volume, une révolte de cour de récréation de collège mal tenu. Puis l'obsession, la lassitude, des poings tendus et, hissé au bout de ridicules bras blancs, le vaste genre humain.

C'est cela qui passe, assez proche, dans la nuit.

Un goûtde 14 Juillet, de bistrots des rues, de chœurs canailles.

Un violent coup de sonnette, là, sous le portail invisible. Je sursaute.

- Non, n'ayez peur d'aucune révolution, sourit-il. C'est Béatrice.

Béatrice est sa fille.

- Merveilleuse procession à la cathédrale.

- À quoi cela mène-t-il ? Est-ce que cela résoud la question de la hausse des prix? La prière est le principe de votre action ; elle ne vous donne pas la technique de votre action. Ne mêlez pas les musiques.

Parfois un chant choral ou solitaire, mais perdu dans la nuit, tellement vague et flou, en très léger relief sur le silence et à peine distinct de lui - l'âme confuse, monotone, obsédante de ces moments - un goût non de révolution, ce mot fatigué, usé jusqu'à la corde, porteur de toutes les vieilles couleurs lessivées et boueuses, un goût de recommencement du monde, un goût de refonte de vie sociale.

- Mais non, ils ne disent pas tout cela. N'orchestrons point. Soyez critique.

- Vous n'appauvrissez pas ?

- Aucune vérité́ n'appauvrit. Voyez clair.
- ... Gide...
- Non! Laissez-moi tranquille avec cette sale lutte tant orchestrée. Que m'importe cette littérature.

Cet air joué sur l'orgue, et le « vaste genre humain ». Nous avons assisté à un défilé́ immense. L'épopée des grandes foules. On voyait sauter rythmiquement les casquettes, quand ils couraient pour rejoindre, et çà et là des bretelles sur des dos innombrables. Tous ces détails composaient un être nouveau, collectif, à peine humain, simplifié́, à dimensions surhumaines, d'une extrême puissance.

Mille hommes avaient défilé́ dans les rues, de la bourse du travail à la mairie, devant la place de la Cathédrale, d'un défilé́ calme, visiblement discipliné, puissant, interminable.

Mais André́ reprenait avec un geste que je lui connaissais depuis toujours, le regard en l'air, le corps jeté́ en arrière, en une sorte de rêverie sidérale qui ne voyait rien que les grands phénomènes collectifs.

- Leur semaine de quarante heures. Techniquement ce n'est plus dans la ligne de réduction d'horaire... Oui. Vous savez bien. C'est tout un chapitre d'économie politique classique. Je ne vous le recommence pas.

- Techniquement, c'est quoi ?

- Deux choses : une mesure contre le chômage - mesure indirecte, très complexe ; - une mesure d'éducation populaire. La première marque son effet, pour des raisons qu'il serait trop long de vous dire. La seconde donne des loisirs aux travailleurs avant de leur apprendre à s'en servir ; c'est mettre la charrue devant les bœufs.

Elle apparut, gracieuse et forte et rose, d'une santé morale éblouissante.

Il semblait qu'avec elle fût entrée la joie.