Un souverain mépris
A mon filleul Joseph.
Est-il toujours de ce monde ?
A-t-il seulement existé ?
Une histoire pour commencer. En 1957 - j'avais huit ans -, j'étais élève à l'école primaire Saint-Joseph à Auvelais; cela faisait donc deux ans au moins que je collectais pour les missions du Congo l'aluminium entourant les barres de chocolat. À nous les chocolats, à eux l'aluminium? Je ne raisonnais pas ainsi à l'époque; je ne me sentais pas particulièrement utile non plus. Je dois reconnaître qu'on n'a jamais cherché à me culpabiliser de manger trop peu de chocolat.
Nous étions persuadés qu'on ne nous demanderait rien d'autre. L'ordre tomba pourtant - nous allions être parrains! Parrain d'un petit nègre?
- Pourquoi nécessairement d'un petit?
Il s'agissait d'offrir le baptême à un Congolais - et le sacrement n'est pas destiné qu'aux nouveau-nés comme cela nous fut longuement expliqué. Nous comprenions qu'un baptême coûtait de l'argent. Les dragées et tout ça? On nous détrompa.
Nous apprîmes encore: que nous ne connaîtrions jamais notre filleul, que ne nous le verrions même pas en photo, qu'il ne nous écrirait jamais, que nous ne luis écririons jamais, que nous ne saurions jamais rien de lui, ni son nom de famille, ni son âge, ni son métier éventuel, ni son lieu d'habitation, mais que cela ne nous empêcherait pas de l'associer dans nos prières. Alors, rien? Juste son prénom. Car c'est nous qui devrions le choisir.
Un prénom de garçon (les filleules étaient réservées aux filles de l'école de Pont-à-Biesmes).? N'importe quel prénom? On se calme! Il nous fut demandé de ne pas lui donner le nôtre (pour mieux brouiller les pistes), d'en choisir un beau. Qui ne soit pas extravagant.
Bref, pour des gamins de huit ans soupçonnant qu'il pouvait y avoir des vieillards dans le lot, l'enfance de l'art. Nous disposions d'une semaine je crois pour remettre argent et prénom.
L'imagination ne me venait pas. Quand arriva mon tour, je donnai mon enveloppe, et demandai si on ne pouvait pas choisir le prénom pour moi... Il n'en était pas question. Je réfléchis, pensai au nom de l'école , et suggérai: Joseph.
- Ah, non, pas Joseph! Tu n'as pas quelque chose de mieux?
Mon choix était donc fait: ce serait Joseph. Je bataillai. Ce ne fut pas facile. mais l'instituteur finit par céder, j'étais plus têtu que lui.
Drôle de victoire, je me souviens en avoir immédiatement conçu du dépit.
Je l'éprouve toujours aujourd'hui. Pas seulement parce que je n'aime pas la pièce dans laquelle on m'a fait jouer; mais parce que, même s'il existe évidemment de plus grands crimes envers elle, infantiliser l'enfance est toujours inexcusable.
Pourquoi avoir entrepris de raconter cet anecdote en ouverture à ce numéro de TOUDI consacré à la monarchie en Belgique? Parce que je désirais en premier lieu évoquer l'Afrique, envers laquelle la responsabilité de la dynastie belge - et singulièrement celle de Léopold II et de Baudouin - est lourdement engagée. Puisqu'un lien existe bien. Quelle que soit la forme qu'elle revêt, en effet, la monarchie tend toujours à infantiliser les citoyens.
Cette situation produit des aberrations dont je ne peux ici qu'évoquer l'ampleur. Aberrations auxquelles personne ne croit, pas même ceux qui les profèrent, on ose en tout cas l'espérer pour eux; mais dans ce pays du vide, du faire semblant, du conformisme, certains relais les véhiculent toujours.
On entend ainsi que l'attribution par voie héréditaire de la fonction de chef de l'État est une toute grande victoire de la démocratie; que lorsqu'un citoyen se rend aux urnes pour élire son représentant, il plébiscite en fait le roi; que la permanence du roi est un gage de progrès... Puis quand on passe aux personnes royales elles-mêmes: que Léopold II peut être considéré comme un bienfaiteur de l'Afrique; que, comme leurs ancêtres, Léopold II et Baudouin se sont placés «au-dessus de la mêlée». Et ainsi de suite.
C'est l'ère du faux, de l'apparat, du kitsch. L'irresponsabilité constitutionnelle qui enveloppe les rois les met à l'abri de tout reproche.? Leurs errements leur sont crédités comme des vertus. Leurs incongruités comme des preuves de naturel. Tout est détourné à leur profit; on songe notamment aux cérémonies des Joyeuses-Entrées. Jadis, l'entrée n'était joyeuse que parce que le prince venait confirmer les droits des cités; aujourd'hui, on mène en troupeaux les enfants des écoles pour ovationner quelqu'un que sa naissance a rendu supérieur.
«Le roi est mort, vive le roi!», la monarchie a pu forger sa réputation de ciment de l'État sur ce passage du même au même, sur cet immobilisme.
On ne peut pas dire que la chose soit passée inaperçue. Pas seulement chez les républicains convaincus; mais chez toute une série de chercheurs, dont on peut dire au minimum qu'ils ont éprouvé comme un malaise.
Cela a donné toute une suite de théories. le sentiment que la Belgique n'était qu'une coquille (vide! Que de crimes a-t-on commis en ton nom!); l'appel rapidement dévoyé (dans le sens du conformisme, espérait-on autre chose?), à la belgitude; le constat de pratiques artistiques et littéraires a-historiques.
Beau constat! Mais qu'a-t-on vu? Cette absence de l'histoire revendiquée comme une vertu (parce qu'elle était censée représenter l'esprit belge?). La mise en avant de caractères aussi peu définis - mais qui nous distingueraient de tous les autres - que la dérision. Le label surréaliste belge appliqué à tout ce qu'on ne comprend pas, ou qui est bâclé, ou qui est le fruit de l'incompétence, ou qui est monstrueux. La célébration du jeu de langage pour le jeu plutôt que pour ce qui est dit par les «irréguliers du langage» (c'est qu'il pourrait y avoir des républicains radicaux parmi eux, on n'en parle guère. pendant ce temps, Mertens nos convie à une «paix royale» humiliante pour le peuple wallon).
Et de tous ces caractères, d'abord dénoncés comme des faiblesses, des lacunes, on a fait les marques d'une supériorité nationale («nous, nous ne sommes pas comme les Français, nous avons la dérision», etc.)
Alors, oui, on en vient à penser que cette infantilisation des citoyens n'a pu prendre, dans ce pays, où certains révoltés se font faire barons en compagnie de gros capitalistes, et, singulièrement dans la Communauté française qui s'essouffle à maintenir l'idée belgique, que parce qu'elle a trouvé dans l'obscurantisme monarchiste un terreau favorable.