Une régionalisation de facto de la culture dans le Contrat d'Avenir

Toudi mensuel n°66-67, janvier-février-mars 2005

Voici donc en quels termes la nouvelle version du Contrat d'Avenir pour les Wallonnes et les Wallons parle de la culture :

« Une Région ne peut se développer sans l'intégration de la dimension culturelle dans son projet stratégique. Dans les sociétés contemporaines, les dimensions, certes distinctes, de la culture, de l'économie, de l'enseignement et de la pensée ne peuvent être séparées. Contrairement aux entités politiques comparables, la Région wallonne n'a pas la maîtrise directe de la compétence culturelle au sens strict. Pour répondre à l'unité de ces dimensions, nous devons donc réussir la mobilisation complémentaire de toutes les institutions interpellées par le projet wallon et ce, dans le cadre de synergies accrues, surtout avec la Communauté, visant à lui rendre sa globalité.

Contribuer à la création artistique en Wallonie et à son rayonnement culturel

  • En établissant un inventaire des moyens régionaux mis à la disposition de la création et de la diffusion culturelle afin d'évaluer leur efficacité et d'envisager son optimalisation;
  • En appuyant l'image de la Wallonie sur ses artistes et créateurs culturels;
  • En promouvant les initiatives visant à populariser l'histoire institutionnelle, politique, sociale, économique et culturelle de la Wallonie;
  • En soutenant l'introduction de références wallonnes dans l'enseignement, notamment via l'usage de manuels scolaires adaptés. »

Ce qui suit est une synthèse du combat mené depuis 1983 par les signataires du Premier Manifeste et en ce qui concerne l'auteur de ces lignes depuis 1979. Mais cet historique ne relève que les grandes lignes de ce combat d'autant plus décisif qu'on a cherché (et obtenu souvent), d'en masquer ou minimiser l'enjeu. Si ce combat venait à être perdu, il n'y aurait pas de Wallonie. Très heureusement, on peut espérer au contraire que ce combat est en train d'être gagné.

Le lent recul d'une idée faible mais fortement accrochée

Certes, cette modification dans le texte du Contrat d'Avenir ne fera pas la Une des journaux télévisés. Il s'agit pourtant d'un événement important, peut-être même capital. On peut parler d'une sorte de transfert de fait de la culture de la Communauté à la Région (sans que pourtant la Communauté perde ses prérogatives). Les signataires du Deuxième Manifeste wallon de 2003 avaient demandé que l'on aille plus loin que cela. Mais ceci est quand même une forte avancée.

Depuis que les Communautés ont été instituées en 1970, sous la pression flamande, la Wallonie risquait de disparaître dans ce que l'on a appelé l' « amalgame francophone ». Cette autonomie des Communautés a eu plusieurs effets pervers. Le premier qui soit tangible, c'est la fixation du siège du Parlement communautaire à Bruxelles (le 7 mars 1972), malgré le choix inverse de très nombreux parlementaires wallons (et sans doute une majorité), les Bruxellois votant en bloc pour Bruxelles et un grand nombre de parlementaires wallons étant contraints à voter par discipline de parti contre l'intérêt de la Wallonie.1 Dans cette affaire, les partis ont imposé cette discipline de vote selon une logique justement « communautaire », l'idée de placer le Parlement communautaire à Bruxelles étant conçue comme une réplique au fait que les Flamands y avaient placé ce même Parlement. On peut se demander ce que cela aurait changé effectivement dans le rapport de force que le Parlement communautaire ait été fixé ailleurs qu'à Bruxelles. Cela avait une signification symbolique, une façon de signifier aux Flamands que les Wallons n'abandonnaient pas Bruxelles. Mais fallait-il réellement en passer par là pour conforter un tel message ?

Ce choix symbolique de Bruxelles eut en tout cas un autre effet symbolique - et en politique les symboles ont tout leur poids. C'était, lors d'une des premières avancées du fédéralisme, donner le sentiment que rien ne changeait en Belgique et que Bruxelles demeurait la capitale. Tout le monde sait en effet que l'un des moteurs du combat autonomiste wallon a été la lutte contre la centralisation excessive de l'État belge. Cette centralisation excessive n'était pas seulement le fait des fonctions politiques et administratives mais aussi des capitaux, de la bourgeoise. À la faveur de cette concentration des capitaux et du choix de Bruxelles comme capitale du pays, une bourgeoisie francophone bruxelloise se mit en place, éloignée psychologiquement et politiquement des sites qui permettent que fructifient ses capitaux. La distance est ici à prendre au sérieux. Parce qu'elle n'est pas qu'une distance spatiale. Les holdings centralisés à Bruxelles ont phagocyté peu à peu la bourgeoisie industrielle wallonne et la logique de leur fonctionnement exigeait que celui-ci soit plus financier qu'industriel (ce qui remonte sans doute au 18e siècle). Cette gestion lointaine de la richesse wallonne a permis à plusieurs analystes de dire qu'il s'agissait d'une « prospérité dépendante », le pays wallon perdant en somme la direction de son propre développement.2

On n'est pas peu étonné de lire parfois sous certaines plumes qu'une telle analyse relèverait de la paranoïa identitaire et d'une « bruxellophobie » perverse.3 Alors que, pourtant, les sociologues estiment que les aires-clés des métropoles (ce qui définit assez bien la situation de la Wallonie par rapport à Bruxelles étant donné la centralisation de l'État), voient leur capacité d'autonomie bien entravée par cette situation.4 Certes, la contestation qui s'est élevée durant la grève de 1960-1961 et après, met en cause la politique des holdings, elle oppose les patrons de l'industrie wallonne et la classe ouvrière. Mais le rapport social a beau être déterminant en dernière instance en cette circonstance, il s'y surajoute, pour le renforcer, la séparation entre la Wallonie et la capitale belge, lieu, sociologique si l'on veut, d'une vision socio-politique très incarnée dans les mentalités de la métropole bruxelloise en ses élites, où il semble bien que la dépendance de la Wallonie soit considérée comme étant dans la nature des choses. L'idéologie qui tend à naturaliser les rapports entre classes sociales se prolonge ici par une naturalisation des rapports entre la Wallonie et Bruxelles. C'est à l'origine de la violence symbolique5 exercée parfois par certaines élites francophones belges.On sait qu'il a fallu une extrême détermination des syndicats wallons pour empêcher que l'abandon de la sidérurgie wallonne par les holdings bruxellois ne signifie sa mort. La sidérurgie est toujours là. Elle n'y sera pas toujours. Mais il eût été catastrophique qu'elle meure au milieu des années 80. On sait qu'elle s'est rétablie à la fin de celle-ci et que cette époque correspond à une remontée significative (à partir de 1986), de la création nette d'emplois. La sidérurgie devient alors, en fait, la propriété du Gouvernement wallon. Il la revendra certes à Usinor devenu ensuite Arcelor, mais la campagne syndicale contre la fermeture trop hâtive de la sidérurgie à chaud de Liège aurait-elle été gagnée sans l'appui juridique et politique du Gouvernement wallon (demeuré actionnaire d'Arcelor) ? On peut penser que non. Arcelor a craint une plus mauvaise image encore de l'entreprise dans le monde auprès de ses futurs partenaires si elle devait s'opposer politiquement et juridiquement à un vrai Gouvernement en cas de fermeture brutale de la sidérurgie à chaud à Liège.

Il faut bien voir ici que seule la détermination des syndicats et de leurs affiliés a pu sauver la sidérurgie wallonne en faisant prévaloir une logique régionale sur une logique belge centrée autour de Bruxelles. Le principe de la centralisation belge a été ici battu en brèche. Il ne le sera pas aussi facilement dans d'autres domaines que l'économie.

La Communauté a pu renforcer l'idéologie bourgeoise francophone

La Communauté française de Belgique ne procède nullement d'une volonté des Wallons et des Bruxellois francophones de l'instaurer, mais d'une symétrie un peu obligée : si les Flamands instituaient une Communauté néerlandaise il fallait bien, à une époque où la classe politique était encore très majoritairement attachée à l'unitarisme belge, que cette Communauté néerlandaise ait son pendant francophone. Seulement, cette volonté de symétrie par souci d'unité belge a renforcé la position d'une Belgique francophone centralisée sur le plan culturel6. La dimension symbolique ou la dimension la plus idéologique des rapports de dépendance entre Bruxelles et la Wallonie en est sortie renforcée. Face à ce renforcement de la centralisation, très paradoxalement lors du premier pas vers le fédéralisme, il n'y eut pas les mêmes forces capables d'imposer une logique plus wallonne comme en matière de sidérurgie et d'économie en général.

En outre, la Communauté française apparaissant, par ailleurs, comme une première victoire fédéraliste, ce fédéralisme restant centré sur Bruxelles, il y eut, du côté de certains inspirateurs francophones bruxellois de la réforme de l'État, la volonté de poursuivre la construction d'une autonomie francophone centrée sur Bruxelles. C'est ce qui s'est passé au sein de l'ensemble politique formé par le FDF et le Rassemblement wallon. Les élections européennes de 1979 donnèrent le sentiment que cet ensemble se renforçait. À partir de là, la doctrine dominante au FDF-RW fut de se centrer sur la Communauté et non sur les Régions. Il n'y eut pas que le FDF. Celui-ci d'ailleurs connut un recul décisif aux élections de 1981 tandis que le Rassemblement Wallon éclatait, une partie de ses troupes attachées d'abord à l'autonomie wallonne rejoignant le PS. Durant la plus grande partie des années 80, mettre l'accent sur l'autonomie communautaire plutôt que sur l'autonomie régionale fut le fait du PSC et du PRL. Un signe de cela, c'est qu'en 1985, le PSC et le PRL, devenant majoritaires à la Région wallonne s'efforcèrent d'y défaire ce qu'avait à peine commencé le gouvernement précédent sous l'influence du PS. Les déclrations de Louis Michel à ce sujet, même vingt ans après sont étonnantes : il parle du retour à Bruxelels de toutes les institutions wallonen scomme d'un « exigence absolue ».7 Le PRL et le PSC tentèrent de remettre à Bruxelles le siège institutionnel de la Wallonie qui se déplaçait vers Namur. Ils tentèrent donc, si l'on veut, de réaligner la logique politique et économique menant à l'institution d'un pouvoir wallon à Namur, sur la logique culturelle et symbolique francophone en rapatriant ce pouvoir wallon à Bruxelles.

Le Manifeste pour la culture wallonne du 15 septembre 1983 avait suscité un tonnerre de protestations dans les médias. Certes l'opinion des médias ne fait pas nécessairement l'opinion publique elle-même. Mais elle contribue à renforcer l'opinion publique qui pense déjà dans le même sens que les médias. En tout cas, les médias dominants allaient dans le même sens que le rapatriement du Pouvoir wallon à Bruxelles. La contestation de la culture wallonne étant très clairement une contestation du fait que la Wallonie soit un vrai pays.

Pourtant la capitale de la Wallonie fut finalement maintenue à Namur, malgré tout et surtout définitivement fixée en 1988, avec le retour du PS au pouvoir. Mais c'était la victoire décisive seulement de la logique politique et économique. Tout fut fait pour que l'on en reste là. Et d'une façon si étroitement surveillée qu'on contesta l'adoption d'un drapeau wallon par la région autonome de Wallonie sous prétexte qu'il s'agissait d'une matière « culturelle ». De même, comme la Communauté avait adopté par un décret communautaire le drapeau au Coq Hardy de 1913, on contesta (par exemple à l'Office des Produits Wallons en 1990)8, que ce drapeau puisse être celui de la Wallonie.

C'est dire à quel point la logique de la Communauté demeurait accrochée à l'idée ancienne de Belgique, à la position des élites sociales dans cette Belgique. En 1989, un Manifeste pour la Communauté fut publié le 15 septembre et ses signataires étaient parfaitement conscients qu'ils répondaient au Manifeste wallon de 1983. Ils appartenaient réellement aux cadres culturels les plus importants de la Communauté contrairement aux signataires du Premier Manifeste wallon, avant tout des créateurs et des intellectuels. Ils furent relayés dans Le Soir avec un éditorial de Jacques De Decker. Yvan Ylieff osa même aller jusqu'à dire, en tant que Président de la Communauté française « que les Wallons n'avaient ni art, ni langue, ni culture »9. José Happart s'était certes rallié peu ou prou à la logique du Manifeste en février de la même année et de cette année date aussi son impopularité à Bruxelles. Il avait pu rassembler énormément de militants autour de son mouvement « Wallonie, Région d'Europe» mais, dès 1986, la réponse des héritiers de la Belgique francophone bourgeoise était cinglante.

Une décennie d'avancées et de reculs

La décennie 90 s'ouvre par deux Congrès, celui de Wallonie Région d'Europe en avril à Ottignies et celui de la FGTB wallonne à Namur en octobre. On réclame à Ottignies la suppression de la Communauté française et à Namur le transfert de toutes ses compétences à la Wallonie. Une année plus tard, éclate l'affaire des exportations d'industries d'armement. Certains partis flamands du Gouvernement de Bruxelles veulent bloquer cette mesure, mais cela entraîne la menace d'une réunion du Conseil régional wallon qui aurait, illégalement , mais au nom de sa légitimité, permis cette exportation. Les élections suivent. Après celle-ci, à la surprise de beaucoup, le Président du PS, Guy Spitaels, format national, prend la présidence du Gouvernement wallon début 1992. Il insiste d'emblée sur la dimension culturelle de la gouvernance wallonne. Et le 27 septembre 1992, le Président lui-même du Gouvernement communautaire, Bernard Anselme annonce la mort de la Communauté française. Ensuite le Congrès d'Ans puis les accords de la Saint-Quentin en octobre 1993 font prévaloir le principe d'un transfert de certaines compétences de la Communauté vers la Wallonie et aussi que ce transfert peut être décidé de commun accord par les Wallons et les Bruxellois10. Mais Spitaels abandonne la présidence wallonne début1994. Il y a un nouveau fléchissement de la logique wallonne par rapport à la logique centralisatrice et francophone de la Communauté. Cela se marque notamment par la publication du Manifeste francophone en 1996 qui s'inscrit dans une logique d'affrontement francophones/néerlandophones qui tend quasiment à exclure la Wallonie de ses plans stratégiques en la réduisant à la composante non bruxelloise de la partie française de la Belgique. Ce Manifeste est signé par une série d'universitaires souvent proches du FDF qui a réussi à se maintenir sous diverses formes à Bruxelles et qui est un peu la pointe avancée de la défense de la Communauté française, dernier avatar de la Belgique francophone bourgeoise. La Communauté, dont le financement a été très mal négocié en 1988, s'évertue durant toute l'année 1995-1996 à briser la grève des enseignants du secondaire qui refusent la mise à pied de plus de 3000 enseignants, mise à pied nécessitée par les difficultés financières de la Communauté. Un compromis sera trouvé à la fin de l'année scolaire, prévoyant des prépensions. Mais la suppression de ces 3000 postes va créer des problèmes de recrutement dans l'enseignement. La Région wallonne et la région bruxelloise vont encore être sollicitées pour renflouer les caisses de la Communauté. En raison de ces difficultés financières récurrentes de la Communauté, les partis wallons et francophones vont être obligés de faire de cette question la principale de leurs revendications institutionnelles pour le lendemain des élections de 99 (même s'ils s'en défendent). Ce refinancement de la Communauté aura finalement lieu donnant droit à un refinancement de l'enseignement en Flandre

Il faut signaler qu'en 1998, Jean-Claude Van Cauwenberghe ainsi que Robert Collignon reprennent l'idée de la régionalisation des matières culturelles et d'enseignement. Robert Collignon est caricaturé en aliéné par Royer pour cette raison, de la même façon que Van Cauwenberghe l'avait été en 1989 pour les mêmes raisons11. Ce dessin en dit plus que tout : c'est bien ainsi que la logique régionale est rejetée par les élites sociales de la Belgique francophone en somme crispée sur une moitié de Belgique (francophone), continuant à fonctionner à l'ancienne, à la belge, même dans le cadre du fédéralisme. C'est tellement vrai que le refinancement de la Communauté française opéré après les élections de 1999 (quoique pas immédiatement), sera considéré comme ayant été « payé » et (remarquons le vocabulaire), payé « du côté francophone », selon cette thèse, « en échange » du transfert de nouvelles matières aux Régions comme la quasi totalité de l'agriculture, du commerce extérieur, de la tutelle sur les pouvoirs locaux (Provinces et Communes). Bien des grands organes francophones de presse considèrent ces avancées du pouvoir wallon comme des défaites « francophones »12. Il est possible que les négociations politiques donnent ce sentiment. Mais il est quand même assez singulier de considérer que la régionalisation intégrale de l'agriculture - vieille revendication fédéraliste - soit un échec de la Wallonie. Il suffit de voir comment fonctionne normalement la tutelle de la Région wallonne sur les provinces et les communes pour se convaincre qu'il ne s'agit là en aucune façon d'un « échec ». Quant au commerce extérieur, dès qu'il est régionalisé, il progresse chaque année considérablement. Il est vrai que c'est surtout la Volksunie qui avait réclamé ces avancées. Il est vrai que la tutelle sur les communes et provinces peut apparaître comme un nouveau danger pour les six communes à facilités de la périphérie bruxelloise. Mais il est malheureusement surtout vrai pour les francophonissimes obstinés que, dans logique qui voit s'affronter « francophones » et « néerlandophones », le fait que la Wallonie acquière de nouvelles compétences ne compte pas voire nuise.

On sait qu'Élio Di Rupo présidera quelques mois le Gouvernement wallon, le temps de lancer un Contrat d'Avenir pour la Wallonie. Lui succédera ensuite dès 2000 un homme politique considéré comme « régionaliste », Jean-Claude van Cauwenberghe. L'installation de plus en plus visible du Gouvernement à Namur, la plus grande fréquence des interventions de ministres wallons dans les médias au fur et à mesure que leurs compétences s'accroissent, l'enrayement du déclin puis certains progrès fulgurants de la Wallonie dans plusieurs domaines comme les biotechnologies, une embellie même dans le chômage au moment de la bonne conjoncture au début du millénaire, tout cela donne à nouveau du poids à la logique wallonne contre la logique belge et francophone. Même si les résultats du Contrat d'Avenir ne sont peut-être pas aussi tangibles qu'espérés ou proclamés, on sent que la vision des problèmes wallons a considérablement changé depuis les années de la grande militance wallonne, les années 60 et les années 70. Comme les États fédérés dans l'État belge mobilisent plus de 50% des ressources publiques hors service de la dette13, le projet wallon se précise et devient toujours plus crédible.

Le 15 septembre 2003, un Deuxième Manifeste est remis à Robert Collignon, président du Parlement wallon. Les médias s'en font très largement l'écho. Il suscite toute une série de prises de positions de personnalités politiques lors de la fête de la Wallonie quelques jours plus tard. L'agressivité malsaine qui avait accueilli le Premier Manifeste ne se répète plus. Le Soir publie même un sondage qui tend à prouver que le Manifeste est soutenu en Wallonie14. Lors du Congrès de conclusion des travaux de prospective de l'Institut Destrée sur la Wallonie en 2020, l'idée de supprimer la Communauté française est applaudie par pratiquement tous les participants. JC Van Cauwenberghe rétorque que le Deuxième Manifeste pose les bonnes questions mais ne donne pas les bonnes solutions. Les élections verront le PS avancer encore, rejeter les Écolos et le MR dans l'opposition. Van Cauwenberghe est réinstallé à la tête de la Wallonie après les élections régionales de 2004. Le Deuxième Manifeste s'organise en association permanente sous le nom de Mouvement du manifeste wallon. Ce MMW prend langue avec la FGTB wallonne et publie avec elle un Appel à compléter le contrat d'avenir de dimensions culturelles. Le Gouvernement wallon entend cet Appel et la culture devient un objectif « à part entière » du Contrat d'Avenir. Ce texte est approuvé par l'ensemble des ministres wallons et notamment les trois ministres wallons qui sont aussi ministres communautaires (Marie Arena, Marie-Dominique Simonet et ... Daerden). Paul Piret note dans la libre Belgique qu'il s'agit là d'un domaine où pourtant le Couvernement wallon n'est pas compétent. Mais, par ailleurs, la Communauté n'est pas mise en cause et il y a aussi des domaines où le Contrat d'Avenir propose des mesures en matière d'enseignement, matière dans laquelle il n'est pas non plus compétent.

Conclusions d'un long parcours

Cette intégration de la culture (et aussi de l'enseignement) au sein du projet politique wallon a quelque chose d'éminemment logique, car on ne peut prétendre redresser une région sans faire appel à toutes les composantes de sa population, dont les créateurs, les enseignants, les intellectuels, les artistes étaient en somme, jusqu'ici, exclus, de fait. Mais même si l'intégration d'une politique de la culture au sein du redressement wallon a quelque chose de logique, il a fallu longtemps pour qu'elle intervienne. Pourquoi ? Il n'est pas simple de répondre à cette question. Il nous semble que c'est dû au fait que nombre d'esprits en politique comprennent mal la logique du développement politique et national wallon depuis les grèves de 1960 sinon même le Congrès d'octobre 1945. Il y a en outre, entre les acteurs politiques, sociaux et économiques et le monde de la culture ou de l'enseignement un large fossé. À force de séparer l'économique et le social du reste de la société, on a pu longtemps prétendre, par exemple, que les questions dites « linguistiques » étaient secondaires, ce qui supposait que le cadre du développement de l'économie et de la défense des travailleurs ne pouvait que rester belge. Ensuite, selon un raisonnement plus éthique, on, a prétendu que la culture (qui est liée à la langue), devait rester indépendante d'une stratégie de développement économique régional et que si elle ne le restait pas, elle était instrumentalisée. À ce raisonnement éthique, souvent opposé au Premier Manifeste wallon s'est surajouté le principe de la solidarité entre Wallons et Bruxellois supposée interdire toute politique culturelle ou d'enseignement propre à la Wallonie.

Mais tout cela n'est sans doute pas encore suffisant comme explication. En septembre 1989 - il y a donc près de 16 ans - un homme aussi influent qu'André Cools réclamait la régionalisation de toutes les compétences de la Communauté et « tout de suite »15. Sur ce point-là, bien qu'en conflit personnel très grave avec José Happart et Jean-Maurice Dehousse, André Cools défendait exactement le même point de vue qu'eux.

Nous avons assisté à la plus forte avancée de la prise en compte de la culture et de l'enseignement dans le projet wallon depuis le début de la réforme de l'Etat (la création des Communautés en 1970). La participation des acteurs culturels et des acteurs de l'enseignement au projet de redressement wallon devient effectivement possible et pensable, mais elle est loin d'être réalisée. D'un point de vue de gauche et d'un point de vue républicain, on pourrait aussi émettre des réserves en se demandant si ce projet ne consiste pas à mettre l'enseignement et la culture au service d'un projet finalement purement capitaliste sur le plan local. Il y a là une difficulté réelle.

Mais il faut prendre garde à la façon dont elle s'exprime. Au nom de l'indépendance de la culture et de l'enseignement, le monde culturel et le monde de l'enseignement se drapent dans la robe immaculée de l'Art ou de la Pédagogie pour préférer la Communauté française qui, elle, ne se mêlerait pas de développement économique. Dans les mêmes mondes, on se drape aussi dans la robe immaculée de la Citoyenneté pour exiger que l'enseignement be soit pas subordonné à des seules fins professionnelles.

Le problème c'est qu'en se drapant dans ces « robes immaculées », les acteurs culturels et du monde de l'enseignement se donnent en réalité bonne conscience. Ils veulent rester sourds et aveugles au fait que c'est tout de même le développement de l'économie qui, non seulement, rend possible les activités qu'ils prétendent exercer en gardant les mains pures, mais que c'est aussi le développement économique qui permettra aux chômeurs d'exercer à nouveau leur fonction de citoyens. Les organisations syndicales - notamment la FGTB wallonne - avec qui le Mouvement du Manifeste Wallon s'est lié - ne sont pas prêtes à accepter n'importe quel développement économique. Elles ont assez de poids pour opposer à l'air du temps et aux vues patronales l'exercice du droit de grève qu'il est inadmissible que la Justice veuille vouloir trancher. En fait, il est tout à fait significatif de voir qu'une revue comme la nôtre, engagée depuis sa naissance il y a 19 ans au service d'une politique culturelle de la Wallonie, voit son projet avancer aussi considérablement - cas fort rare pour une revue d'idées. Mais il est surtout significatif que cette avancée ait été en réalité opérée avec les syndicats et en matière culturelle.

Plus que tout, nous restons des républicains. Peu nous importe que le Gouvernement wallon tienne à présenter le Contrat d'Avenir au roi, ce qui nous semble vraiment inutile sinon même nuisible. Ce qui nous importe par-dessus tout, c'est que le contrat d'avenir soit un Contrat, précisément, un Contrat qui fait appel à tout un peuple pour opérer son redressement, s'affirmer sur la scène de l'Europe et du Monde comme une nation citoyenne. Il est possible d'ailleurs que ce soit la logique même du Contrat d'Avenir qui ait entraîné qu'il parle aussi de culture. Toute la démarche des deux Manifestes, de la FGTB wallonne depuis 1950, c'est d'opposer aux lois qu'on dit d'airain du développement capitaliste, une autre logique, celle d'un peuple, le peuple wallon, celle d'une idée, en fait : la République.

  1. 1. Jean-Pol Hiernaux, La Wallonie à la recherche de sa capitale, in La Wallonie en avance sur son image, in TOUDI, n° 49-50 septembre 2002, p. 11.
  2. 2. On cite classiquement Pierre Lebrun et alii, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, Bruxelles 1979, Pierre Lebrun, Le traitement idéologique du problème majeur de l'emploi par société-époque belge, inContradictions, n°80, Michel Quévit, Les causes du déclin wallon, EVO, Bruxelles, 1978.
  3. 3. Le mot « bruxellophobie » est un néologisme forgé par Chantal Kesteloot dans Au nom de la Wallonie et de Bruxelles français. Aux origines du FDF, Ceges et Complexe, Bruxelles, 2004.
  4. 4. K.W. Deustch, Nationalisme and Social communication, Cambridge (Massachussets), 1967 (1953), p.39.
  5. 5. Jacques Dubois, Réalité wallonne et médias, in Jean-Claude van Cauwenberghe, Oser l'identité wallonne, Quorum, Ottignies, 1998
  6. 6. Étienne-Charles Dayez, dans La Belgique est-elle morte? Fayard, Paris, 1970, met en présence treize personnalités tout à fait marquantes de l'époque. Il y a là le Premier ministre de l'époque Gaston Eyskens, les anciens Premiers Ministres Théo Lefèvre, Pierre Harmel, Paul-Henri Spaak, Paul Vanden Boeynants. Il y a aussi François Perin (député RW), André Lagasse (député FDF), François Persoons (encore pour une brève période député PSC de Bruxelles et qui passera au FDF), Marc-Antoine Pierson (député PSB bruxellois), Henri Simonet (idem), Léo Collard (président national du PSB-BSP), Omer Vanaudenhove (alors encore président du PLP), Frans Van der Elst (député de la Volksunie) et Jean Rey. Sauf Perin et Van der Elst personne ne prend sérieusement en considération les divergenecs économiques Wallonie/Flandre . Tout le monde s'accorde aussi pour dire que l'autonomie culturelle ne changera rien...
  7. 7. La Libre Belgique, du 24 octobre 1985.
  8. 8. Le journal de l'OPW, Wallonie Nouvelle, s'attira souvent ce type de remarques au temps où j'y étais responsable de la rédaction.
  9. 9. Il faut lire dans La Wallonie et ses intellectuels édité par TOUDI (n°7) et Les Cahiers marxistes (novembre 1992), la réponse assez extraordinaire de Thierry Haumont (Le Soir, 4 octobre 1989), L'aveu d'impuissance de la Communauté française de Belgique.
  10. 10. Philippe Destatte, L'identité wallonne, IJD, Namur-Charleroi, 1997, pp. 375 et suivantes.
  11. 11. Le rapprochement des dessins de Royer in Le Soir des 25/9/89 et 18/7/98 est vraiment frappante.
  12. 12. Le Soir titre le 26 avril 2000 La Flandre gagne une manche : agriculture, régionalisation poussée, alors que cette régionalisation était exigée par les syndicalistes agricoles modérés des UPA depuis longtemps.
  13. 13. Charles-Etienne Lagasse, Les nouvelles institutions politiques de la Belgique et de l'Europe, Erasme, Namur 2003, p. 289. En fait les recettes budgétaires de l'Etat fédéral représentent 58,92 % du total des recettes des pouvoirs fédéral et fédérés, mais seulement 48,40 % hors service de la dette.
  14. 14. Le 26 septembre 2003.
  15. 15. Philippe Destatte, op. cit. , p. 377.