Une sortie du tunel à jamais imminente

République n°34, janvier-février 1996

Il y a longtemps que la sortie du tunnel est annoncée: longue, longue, interminable histoire. Une histoire qui ne fait plus rire, depuis longtemps, que les riches, et que Necker nous expose.

Phase 1

La fin de la croissance forte des économies occidentales et européennes, dans les années 1971-1974, s'est accompagnée d'une inflation importante. Peu importe comment elle s'est amorcée - choc pétrolier ou spéculation sur l'or, le dollar ou les matières premières - l'inflation magistrale était normale dans un système capitaliste d'économie de marché. Ce type d'inflation, essentiellement d'origine spéculative, s'est accompagnée d'une méfiance profonde des entreprises qui, non seulement, ont cessé d'investir, mais se trouvaient avec des excédents de capacité de production et des charges financières importantes.

Ce fut aussi et en même temps une chute brutale de l'activité économique et l'amorce d'un chômage qui n'allait plus s'arrêter de croître malgré quelques rémissions temporaires. Face à un ralentissement des revenus et face aux charges du chômage, les déficits publics devenaient inévitables. La politique a donc consisté à tenter de maîtriser simultanément l'inflation et de compenser le mieux possible les pertes d'emplois du secteur privé en augmentant les effectifs du secteur public et en volant au secours des grandes entreprises en difficultés. Les déficits publics partaient à la dérive, mais on verrait plus tard, une fois l'économie revenue à sa croissance habituelle.

On entrait dans le tunnel sans s'en rendre compte. On n'était pas dans une crise conjoncturelle, le capitalisme avait changé de face et les pouvoirs publics ne s'en étaient pas rendus compte.

Phase 2

Lorsque les libéraux et la droite ont été au pouvoir, de 1982 à 1987 inclus, le déficit budgétaire était déjà important et les entreprises, surtout les grandes entreprises liées aux groupes multinationaux, fortement endettées. Leur stratégie s'appuiera sur trois axes: 1) l'austérité budgétaire maximum, c'est l'époque des pouvoirs spéciaux et de "Val Duchesse" pour y parvenir; 2) la dévaluation pour améliorer la compétitivité des entreprises à l'exportation;3) le désendettement des entreprises par des mesures telles que le blocage des salaires, les sauts d'index, les réductions à l'impôt des sociétés, les faveurs fiscales à la constitution du capital à risques (arrêté 50 et 150), les Centres de coordination (34 milliards d'abattements fiscaux en 1993) et le précompte mobilier libératoire en sont les mesures les plus évidentes.

Cette stratégie va être justifiée par le souci de rétablir la compétitivité des entreprises et, par là, de développer l'emploi: des entreprises financièrement à l'aise et dont la compétitivité a été améliorée ne pouvant que développer leurs activités et "donc" l'emploi. Cela ne s'est pas déroulé selon ce scénario: les entreprises ont effectivement considérablement assaini leur situation financière, leurs profits sont devenus de plus en plus grands, elles ont développé leurs investissements de rationalisation et de restructuration et n'ont réalisé que fort peu d'investissements de développement (il fallait s'y attendre puisque les capacités de production étaient partout largement excédentaires). Conséquence immédiate: l'emploi a continué à se réduire. Parallèlement, ces largesses aux entreprises et aux patrimoines vont peser sur l'endettement public qui va largement plus que doubler, passant de 2.439 milliards fin 1981 à 5.872 milliards fin 1987. Certaines de ces mesures continuent encore d'avoir leurs effets sur les déficits budgétaires, les Centres de coordination par exemple. Mais le Premier Ministre Martens osait annoncer la sortie du tunnel!

Phase 3

Après les élections de fin 1987, les socialistes amènent le "retour du coeur" au Gouvernement. Sous le gouvernement Martens-Moureaux, l'austérité budgétaire est adoucie, on parle de rigueur budgétaire. La réforme fiscale avec le décumul, le quotient conjugal, la diminution des taux marginaux les plus élevés et l'indexation des barèmes fiscaux va donner une impulsion très nette à la consommation et aux investissements des particuliers, impulsion qui coïncidera avec une période de haute conjoncture au plan international. L'année 1988 sera la seule année, de 1978 à 1995, où l'effet "boule de neige" de la dette publique sera enrayé. Le chômage va aussi se stabiliser, il n'augmentera plus entre 1986 et 1991.

On peut penser qu'on a trouvé un certain équilibre pour maîtriser le déficit budgétaire sans trop peser négativement sur l'activité économique et sur l'emploi. De fait, pendant les années 1988 à 1991 inclus, le taux de croissance de l'économie belge sera systématiquement supérieur au taux de croissance moyen européen, alors que, dans la période précédente, de 1982 à 1987, il avait été systématiquement inférieur.

Phase 4

A partir de 1992, la politique économique du Gouvernement glisse de nouveau vers l'austérité. C'est l'application draconienne des règles de convergence du Traité de Maastricht, donc l'austérité budgétaire pure et dure, tant pis pour l'emploi. C'est aussi la stratégie de la monnaie forte, le franc doit rester accroché au DM allemand; il va même être à certains moments surévalué par rapport au DM. Parallèlement, il faut sauvegarder la compétitivité compromise par un franc fort ou trop fort. Ce sera le blocage des salaires de fin 1993 à fin 1996. Le chômage reprend sa courbe vers le haut à partir de 1992 et il ne s'arrête pas d'augmenter.

Phase 5

Maintenant, un peu partout dans la plupart des pays européens, se manifestent ouvertement des doutes quant à la faisabilité de la monnaie unique dans le délai prévu, en raison des conséquences directes de l'application des critères de convergences: faiblesse grave de la croissance, chômage important et permanent avec toutes les fractures et dégâts sociaux qu'il entraîne. L'Etat fédéral belge continue à foncer dans le même tunnel, affirmant qu'il n'y a pas d'autre voie, sans jamais ni le prouver ni le démontrer. Comme le délai de réalisation de la monnaie unique a été décidé à sa limite extrême, le Gouvernement fédéral prétexte qu'il faut de toute manière l'austérité budgétaire, le franc fort, la compétitivité à outrance en raison de l'état de nos finances publiques.

C'est faux. Ce qui compte, ce n'est pas l'endettement de l'Etat, c'est la situation globale de l'économie, c'est-à-dire de l'ensemble des trois acteurs économiques: l'Etat, les particuliers et les entreprises. Comme la dette de l'Etat est détenue à raison de plus de 70% par les entreprises (belges), et à raison d'environ 20% par les particuliers (belges), et que leur épargne est fort élevée, l'économie belge dans son ensemble n'est pas endettée.

C'est précisément pour cette raison qu'on ne constate ni inflation ni déséquilibre de la balance des paiements, ni faiblesse du franc. Il n'y a pas besoin d'être économiste pour constater que dans ces conditions, l'endettement public ne présente pas le caractère de gravité qu'utilise tout à fait abusivement le gouvernement pour faire accepter le chômage, le blocage des salaires et les mesures en faveur de la compétitivité et de l'exportation.

Les travailleurs, les demandeurs d'emploi et les PME restent dans le tunnel. Les groupes financiers, les possédants, les banques sont sorties du tunnel depuis une dizaine d'années. Il suffit de constater le train de vie luxueux d'une partie de la population (les commerces d'articles de grand luxe, les restaurants et hôtels quatre étoiles, les lieux de vacances chics et les voitures haut de gamme ne subissent pas la crise).

Phase 6

A chaque phase, les gouvernements ont annoncé la sortie du tunnel pour les travailleurs, les chômeurs, les pensionnés. A chaque fois, il a fallu "faire plus", il a fallu continuer. L'année 1996 devait être la dernière: si on arrivait à tenir les critères de Maastricht, on entrait dans la monnaie unique et on serait sauvé. Le Gouvernement allemand et la Bundesbank viennent de rappeler qu'il faudra poursuivre la rigueur budgétaire sous la monnaie unique. Ils ont appelé les Gouvernements à un pacte de rigueur, faute de quoi il ne serait pas possible de tenir une monnaie unique. On sait maintenant à quoi s'en tenir: la fin du tunnel n'est pas encore proche...

Phase???

Combien de phases faudra-t-il encore parcourir? Si on poursuit la politique d'austérité budgétaire et de monnaie (belge ou européenne) forte; si on continue à privilégier l'exportation plutôt que le marché intérieur; si on admet les bénéfices importants des groupes industriels et financiers, sans retour des gains de productivité vers les salaires, sans réduction du temps de travail; si on continue à favoriser la destruction d'emplois par la politique de compétitivité à outrance, alors il y aura encore beaucoup de phases avant de "sortir du tunnel". Plus exactement: on n'en sortira jamais. C'est devenu aujourd'hui certain, les économistes et les hommes politiques lucides en conviennent.

Alors, que faire? Il n'y a qu'une seule solution pour trouver la sortie du tunnel: il faut changer fondamentalement la politique et la stratégie économique et sociale tant au niveau européen que fédéral.

Les groupes bancaires, financiers et de la grande industrie, les possédants pèsent lourdement sur les gouvernements. Ils sont présents dans la plupart des partis pour y empêcher tout changement fondamental de politique. Mais c'est (et ce sera) au prix d'une pauvreté et d'une précarité de plus en plus grandes et qui touchera de plus en plus de personnes. Pour y faire face et maintenir un minimum de cohésion sociale, les travailleurs, les petits indépendants et les PME seront de plus en plus taxés, c'est inévitable. La "middle class" (l'expression "classe moyenne" a un sens politique et très particulier chez nous et ne peut être utilisée ici) se rebiffera progressivement, certains de ses éléments glissant vers l'extrême droite et le pouvoir fort. A terme, on doit prévoir logiquement la désintégration de nos démocraties et, inévitablement, la dilution ou la dissolution complète de l'Europe que les travailleurs ont patiemment construite pendant quarante ans. Telle sera la phase ultime, mais les travailleurs, ouvriers, employés, agents des services publics ou indépendants, les chômeurs et les pensionnés s'enfonceront dans un tunnel de plus en plus long et obscur. Il faut contrer les leurres et les fantasmes auxquels se laissent prendre des gouvernants devenus les dupes des dogmes néolibéraux

Necker