USA, 11 septembre 2001 :« Ni rire ni pleurer, mais comprendre »

Notre ami Holenweg de Genève a eu cette réaction «à chaud» qui vaut bien des analyses
Toudi mensuel n°41, septembre-octobre 2001

Toute analyse est incertaine, et toute réaction menacée de n'être qu'un rabâchage de la compassion (au sens étymologique de «souffrance avec») avec les victimes, compassion légitime mais qui se dévalue à se donner en spectacle.

De spectacle, d'ailleurs, nous avons été gavés. Les images terrifiantes des attentats, déversées à satiété et jusqu'à plus soif de fumée, de feu, de gravats, de hurlements, de morts et des blessés, ont-elle une autre vertu, sinon une autre fonction, que celle d'un show télévisé, et de faire «vendre du papier» (un papier dont il ne nous semble pas que les éditeurs aient eu la décence d'extirper ce qui y importe et qui rapporte : la publicité, pas plus d'ailleurs que les «pavés» publicitaires n'ont disparu des télévisions, entre deux images d'apocalypse) ?  Pour les auteurs des attentats du 11 septembre, en tous cas, la déferlante des images de leurs actes est une aubaine; certes, ce ne sont pas les medias qui tuent; mais ce sont les médias qui font la publicité du tueur. Les télévisions qui ont retransmis, pratiquement en direct, puis en boucle pendant trois jours, les images du «blitz» ne sont pas coupables de ce qu'elles retransmettaient, mais elles sont responsables de l'impact immédiat, massif, mondial (mais non universel) de ces images. Mesurent-elles le sombre   prestige qu'ainsi elles apportent à celui qui semble être le «daemon ex machina» du spectacle qu'elles offrent ?

Nous nous sommes retrouvés ce 11 septembre dans la situation du voyeur, du spectateur de l'horreur, qui fut déjà la nôtre lors de la guerre du Golfe (à ceci près que cette fois, on nous donnait quelque chose à voir : un avion transperçant de part en part une tour; des corps se jetant du haut d'un immeuble de 400 mètres pour ne pas périr dans les flammes; des nuages de poussière et de gravats submergeant Manhattan...), et dans cette autre situation déjà vécue d'entendre, de sur-entendre, de réentendre, sur toutes les chaînes, les mêmes «commentaires», souvent par les mêmes «commentateurs» meublant le temps entre les images en scandant le spectacle de l'épouvante par l'invocation du monstre tapi dans l'ombre afghane. Pour le reste : combien de morts ? On n'en sait rien. Qui est responsable ? On a hésité entre Ben Laden et l'extrême-droite américaine. Où est George Dobleyou ? Quelque part entre la Floride, le Nebraska et Washington. Pourquoi tant de haine ? Aucune idée...

Reste que chacun est aujourd'hui sommé de dire quelque chose, même si cela a déjà été dit  cinquante fois; que chaque acteur politique ou social, si modeste soit-il, est tenu  de réagir, même si sa réaction est sans autre contenu que toutes les réactions qui l'ont précédée. Et que celui qui ne dit rien, parce qu'il n'a rien de neuf à dire, parce qu'il préfère se taire plutôt que dire n'importe quoi, ou qu'il n'est pas certain que ce qu'il a à dire ait quelque intérêt, sera suspect d'indifférence, voire de pactiser avec les terroristes.

Disons donc ce que nous croyons avoir à dire, en tentant, comme nous y invite Spinoza, de ne «ni rire ni pleurer mais comprendre».

Un événement sans précédent?

Il faut être singulièrement dépourvu de mémoire, à moins que, plus obscurément, l'on ne se refuse à faire usage de celle dont on dispose, pour considérer que l'événement du 11 septembre est «sans précédent». Le terrorisme est sans doute la plus ancienne méthode d'action politique qui soit : il naît quand naît le pouvoir, qu'il en soit usé contre le pouvoir ou par le pouvoir, contre l'État ou par l'État.  Son «éradication» relève de l'illusion - sauf à l'inscrire explicitement dans un projet anarchiste - et nombre de ceux qui y invitent sont d'ailleurs prêts à le couvrir, quand ils ne l'ont pas eux-mêmes pratiqué, pour peu qu'il soit mené par un État, un gouvernement, un pouvoir en place. Il est cependant possible de réduire la menace terroriste, de la contenir,  mais en agissant sur ses causes. Tout le reste tient de la gesticulation. On pourra mobiliser toutes les polices, toutes les armées, toues les forces spéciales officielles ou officieuses dont on dispose ou dont on veut se doter au surplus : on ne rendra jamais impossible un acte terroriste et suicidaire à la fois. C'est avec des couteaux et des lames de rasoir que l'un des avions américains transformés en missiles a été détourné...

En outre, l'acte n'est pas sans logique, et l'attentat n'est pas aveugle : on a visé des lieux de pouvoir et des symboles de richesse. Cela sans doute ne nous désigne pas clairement la cible (les USA ? l' «Occident» ? la démocratie ?), ni ne légitime l'acte (et que l'on soit contraint de le dire résume bien ce à quoi un «débat» est réduit en de telles circonstances...), mais cela suggère une intention, un calcul, une stratégie. Bref, la continuation de la politique par les moyens de la guerre, par un acte de guerre tout à fait comparable aux  actes de guerre traditionnels du XXème siècle : une incursion territoriale, un bombardement....

Il y a cinq cent ans, on brûlait des villages; aujourd'hui, on lance des avions contre des immeubles. Les moyens ont évolué,  la méthode, fondamentalement, est la même. Les instruments de destruction dont disposent les terrorismes (et les États, et  donc le terrorisme d'État) sont considérablement plus meurtriers, mais le changement est quantitatif. On tue beaucoup plus, on tue beaucoup plus rapidement, mais on tue toujours pour les mêmes raisons ou les mêmes déraisons.

La guerre n'a pas changé de visage le 11 septembre. Elle a toujours le même visage : celui des morts, des décombres, des cris de douleur. Ce visage est aujourd'hui immédiatement diffusé, reproduit, porté au regard de cette part du monde dont les conditions d'existence sont telles qu'elle peut porter son regard sur autre chose que sa propre  misère, mais ce visage est celuide toutes les guerres du siècle passé.

Pouvait-on sérieusement croire que la mondialisation n'allait être que celle des échanges commerciaux et financiers, celle des marchés et des marchandises, sans être aussi, en même temps, et par le fait même, celle de la violence, de la peur et du terrorisme ? «Nous sommes tous Américains», proclame l'édito du «Monde». Certes. Mais ni plus ni moins que nous sommes tous Palestiniens, Roms, Tamouls ou Kanaks. Et les USA, désanctuarisés, sont un État comme un autre. Plus puissant que tous les autres, mais comme les autres menacés par les désordres du monde qu'ils croyaient pouvoir dominer, tout en s'en préservant.

Démocratie et  Richesse

Les attentats du 11 septembre ont suscité, outre d'innombrables appels à la «riposte», de non moins innombrables déplorations de la «vulnérabilité des démocraties face au terrorisme». Or ce ne sont pas «les démocraties», et moins encore «la démocratie», qui sont vulnérables; ce sont la richesse et le pouvoir, surtout lorsqu'ils sont concentrés, ou identifiables à des cibles précises (le WTC, le Pentagone...) La concentration du pouvoir (politique, économique, militaire), est aussi une concentration des cibles pour les adversaires de ce pouvoir, quels qu'ils soient.  Plus une société est développée, plus elle est fragile -et qu'elle soit ou non démocratique n'ajoute ni ne retranche rien à cette fragilité. Plus un État est puissant, montre sa puissance et s'en glorifie, plus il sera une cible. Et qu'il soit démocratique ou non n'y change rien. La puissance même devient d'ailleurs une faiblesse, dans la «guerre asymétrique» qui oppose une superpuissance à une «nébuleuse», ou à des groupes restreints: les USA  sont trop puissants pour que l'on se risque à les affronter par les moyens d'une guerre «conventionnelle» - on les affrontera donc par des moyens face auxquels ils n'ont aucune parade efficace.

L'impossible sécurité

Sauf à bunkériser tout un État, de ses plus hauts dirigeants à l'ensemble de ses habitants, il n'y a aucune protection matérielle possible contre des actes du genre de ceux qui se sont produits le 11 septembre aux USA.  La seule protection crédible contre de tels actes est d'ordre politique : elle réside en un travail sur les causes de la violence terroriste - or ces causes sont d'ordre politique, au sens le plus large du terme (ce qui implique qu'elles peuvent aussi être d'ordre économique, social, culturel). Ce sont sur ces causes que les terroristes, quels qu'ils soient, s'appuient - et appuient leur projet politique, car ils en ont un. Ben Laden a un projet politique. L'extrême-droite américaine a un projet politique. À ces projets politiques là, jumeaux, doit s'en opposer un autre -mais la «riposte»militaro-policière à laquelle les USA et l'OTAN se préparent n'en contient aucun : elle ne sera qu'une gesticulation spectaculaire, elle ne consistera qu'à affirmer qu' «on ne se laissera pas faire». Pas faire par qui ? Par un ennemi qu'on a soi-même produit, et qu'on n'éliminera pas sans le recréer ? Par un ennemi, en tous cas, qui ne connaît pas de frontières, n'a pas d'État ni n'est un État, qui est au coeur de la cible qu'il vise en même temps qu'il s'en tient le plus éloigné possible. Cet ennemi est inatteignable. La «riposte» n'atteindra donc que ce qu'elle peut atteindre : des pays faibles, quand ils n'ont pas déjà été dévastés par dix ou vingt ans de guerre. Ou un homme, Ben Laden, aussi remplaçable qu'un autre dans le rôle qu'il joue.

Fragilité américaine

Les opérations terroristes du 11 septembre, quelque sens que l'on donne au terme de «terrorisme» (pour nous, il définit l'usage de la violence homicide afin de paralyser son adversaire par la terreur inspirée par cette violence)  mettent en évidence la profonde imbécillité pratique des projets de «boucliers antimissiles» de l'administration Bush : Aucun bouclier antimissile n'a ni n'aura jamais la moindre efficacité contre un terroriste décidé à mourir pour tuer, et ce sont des avions de ligne de compagnies américaines, détournés aux États-Unis, avec leurs passagers, qui ont été les armes du «blitz» contre New-York et Washington -pas des missiles, ni des bombes nucléaires. «Ils nous ont tués avec nos avions, notre kérosène et nos passagers», résumait un rescapé de Manhattan...

À quoi servent les armées si elles ne peuvent rien contre un kamikaze armé d'un couteau ? À quoi sert l'armée la plus puissante du monde, si elle n'est pas capable de protéger la serveuse du bistrot du coin de Wall Street ou la nettoyeuse du Pentagone ?

A quoi servent la CIA, le FBI, la NSA, leurs ersatz et leurs avatars ? Les services de sécurité et de renseignement américains sont capables de lire ce texte sous la forme où vous le lisez (NDLR: sur Internet); ils sont capables d'intercepter n'importe lequel de nos courriers électroniques, mais n'ont pas été capables d'empêcher un groupe terroriste de s'emparer sur territoire américain de quatre avions de ligne américains et de les jeter contre le WTC et le Pentagone. Ils seront peut-être capables de retrouver les auteurs du «blitz» du 11 septembre; ils seront pas capables d'en empêcher, sous une forme ou une autre, la réédition.

Les appels à un renforcement de l'efficacité des services de sécurité, des polices, des armées, des services spéciaux, des services de l'immigration, se sont fait assourdissants. Mais à utiliser le seul critère de l'efficacité, sans le soumettre, sans le plier à l'impératif de légitimité, on se condamne à applaudir à l'opération du 11 septembre sur les USA : il s'agit peut-être là de la plus efficace de toutes les opérations de guerre menées contre une puissance mondiale depuis que puissance(s) mondiale(s) il y a. En quelques heures, le groupe auteur de l'opération a tué des centaines, voire des milliers d'agents de la puissance publique américaine, détruit le symbole le plus voyant du capital financier, frappé le siège du complexe politico-militaire américain, fait chuter toutes les bourses du monde, et le dollar avec elles, manifesté l'extrême fragilité de la superpuissance américaine et traumatisé une bonne part des opinions publiques du monde «développé».  Pour se préparer à applaudir à l'efficacité de la traque et du châtiment des coupables, nous faut-il aussi applaudir à l'efficacité des tueurs ?

La guerre et le droit

Le «coup» de New-York met en évidence l'infirmité du droit international  : il y a un droit de la guerre. Ce droit est ratifié par les États, et il est un droit de la guerre entre États. Que les États le respectent ou non (et l'on sait bien qu'ils ne le respectent que lorsqu'ils ne ressentent pas le besoin de le violer...), ne change rien au fait qu'il s'adresse à eux, qu'ils en sont les garants, les sujets et les objets. La guerre, puisque de fait c'en est une, dont les attentats du 11 septembre sont une bataille, est certes menée contre un État; mais si elle est menée par la «nébuleuse islamiste», elle ne l'est pas par un État, ou plusieurs États - car ni l'Afghanistan, ni le Soudan ne peuvent, en leur état actuel, être considérés comme des États, s'ils sont - et subissent - des pouvoirs. L'acteur de cette offensive de guerre contre les USA n'est pas un sujet du droit du droit de la guerre; les auteurs de ce crime contre l'humanité ne sont pas des sujets du droit humanitaire; cette guerre n'est pas perçue, ni réglée, par le droit.

Les auteurs et les responsables des attentats du 11 septembre ont commis un crime contre l'humanité. À ce titre, ils pourraient être traduits devant une Cour pénale internationale, si cette cour existait. Ils pourront l'être, quand cette cour existera. Qui aujourd'hui repousse son existence, qui aujourd'hui s'oppose à ce qu'une telle cour puisse juger de tels criminels ? D'abord les États-Unis, c'est-à-dire l'administration Bush. George Bush promet que les auteurs des attentats de New-York et de Washington, et leurs commanditaires, seront pourchassés, jugés, châtiés. George Bush a largement contribué à ce qu'ils ne puissent (encore ?) l'être par une justice internationale.

La Bourse blessée grièvement

D'entre les milliers de victimes du 11 septembre, faudra-t-il que nous comptions pour les plus douloureusement frappées les actionnaires paniqués par la possibilité d'une chute des cours de leurs actions ? Le «blitz» a été suivi d'un «krach» : dans toutes les bourses encore ouvertes, les indices de cotation ont plongé, le dollar a chuté par rapport à l'euro, à l'or et au franc suisse. Les héroïques condottiere du libéralisme et de la nouvelle économie se sont empressés de vendre par peur de perdre ce qui importe plus à certains commentateurs que la vie des milliers de personnes enfouies sous les décombres des «symboles de la puissance économique américaine» : la valeur de leur portefeuille boursier. Le nombre des victimes des attentats leur importe moins que les points perdus par le Dow Jones.

La guerre impossible

Dans son intervention télévisée, George Bush a affirmé que l' «Amérique» (comme si les USA étaient toute l'Amérique) avait été «prise pour cible parce (qu'elle est) le phare le plus brillant de la liberté». Et si elle avait été attaquée parce que, prétendant l'être, elle ne l'était pas ? Parce que pour des peuples entiers, et pour des millions de femmes et d'hommes, le «flambeau de la liberté» n'éclaire et ne réchauffe que ceux que  le porteur du flambeau à choisi d'éclairer et de réchauffer, laissant les autres dans la nuit -ou les brûlant ?

Les USA «sont en guerre», ont clamé d'innombrables commentateurs - et déclaré les  autorités américaines. Soit. Mais en guerre contre qui ? contre quoi ? La comparaison, elle aussi récurrente, faite avec Pearl Harbour n'est pas sans intérêt, si elle est sans pertinence (New-York rappelle plus Dresde ou Hambourg, Hiroshima ou Nagasaki) : À Pearl Harbour, les USA ont été attaqués par un État, qui s'est, lui, attaqué à une base militaire (navale); les USA se sont retrouvés en guerre contre cet État; ont mené cette guerre contre cet État, et l'ont vaincu (en usant, pour rappel, d'armes de destruction massive et indifférenciée : après Pearl Harbour, il y eut Hiroshima, et après Hiroshima la capitulation du Japon, et après cette capitulation, l'intégration du Japon dans le système de défense occidental...). La guerre a abouti à la politique, c'est-à-dire à quelque chose qui tient, forcément, de la négociation, soit avec l'ennemi (le Japon), soit avec les héritiers de l'ennemi (l'Allemagne post-nazie). A quoi peut bien aboutir une guerre des USA contre Ben Laden ? A l'élimination probable de Ben Laden, sans doute. Et ensuite ? Il n'y a personne avec qui négocier; aucun État à faire capituler; aucun pouvoir à renverser et auquel substituer un nouveau pouvoir. Il n'y a qu'un immense terreau : celui de la misère, de l'humiliation de l'exclusion des deux tiers du monde par un tiers.

Si la «piste islamiste» se confirme, les USA se retrouvent aujourd'hui en guerre contre des réseaux, une nébuleuse, des groupes, des individus, et peut-être deux fantômes d'État (l'Afghanistan des Talibans et le Soudan), accusés de les soutenir ou de les abriter. Cette guerre est celle du marteau contre un essaim de guêpes.  Les USA et leurs alliés peuvent abattre Oussama Ben Laden, bombarder l'Afghanistan (s'il y reste quelque chose à bombarder, après vingt ans de guerre), ou le Soudan, ou la Libye, détruire des camps d'entraînement - et après ? Les réseaux se reconstitueront, Ben Laden aura des successeurs. Ils sont sans doute déjà prêts. Et peut-être ont-ils été, comme Ben Laden lui-même, aidés, soutenus, formés, financés, armés, par la CIA au temps de la guerre afghane contre l'Union Soviétique.

Oussama Ben Laden est lié à la famille royale saoudienne. L'Arabie Saoudite et sa famille royale sont des alliés des USA, et l'un de leurs principaux points d'appui dans la région; Oussama Ben Laden est allié aux Talibans afghans, lesquels sont des créatures du Pakistan, principal point d'appui américain contre l'Union Soviétique dans le conflit afghan. Les USA ont financé et armé l'Arabie Saoudite (et donc Ben Laden). Ils ont financé et armé le Pakistan (et donc les Talibans). Ils ont instrumentalisé les Frères Musulmans et la Jamaat-I-Islami pakistanaise. Ils ont directement soutenu Ben Laden quand il combattait les Soviétiques. Ils ont largement contribué, à cette époque, à la constitution de sa capacité de nuisance. Ils sont les parrains de ceux qui, vraisemblablement, les ont frappés le 11 septembre. On se retrouve là en paysage connu : il en fut de même des grands narco-trafiquants, érigés en ennemis publics des USA après avoir été financés et armés par les USA contre les mouvements armés d'extrême-gauche (et contre le pouvoir sandiniste) en Amérique latine.

Les USA ont eux-mêmes armé la bombe qui vient de leur exploser à la figure. Mais les victimes réelles de cette bombe, les milliers de personnes tuées le 11 septembre,  n'y sont pour rien. Quant aux politiciens et aux services spéciaux qui l'ont armée, ils sont indemnes. Des innocents ont payé pour des coupables. Et ces coupables refusent encore aujourd'hui qu'une Cour pénale internationale puisse juger les auteurs de crimes dont ils sont au moins parmi les responsables. Quand les dirigeants américains assurent qu'ils puniront non seulement les organisateurs du massacre, mais également ceux qui les ont protégés, mesurent-ils à quoi ils s'engagent ? Qui donc, déjà, était patron de la CIA, lorsque la CIA soutenait Ben Laden ?

Quels «USA» ont-ils été touchés?

Les Etats-Unis ont été visés. Mais quels Etats-Unis ont été touchés ? Rien n'est plus étranger  aux intérêts des «peuples en lutte» que l'amalgame de toute la société américaine aux pouvoirs et aux individus qui la dominent. Comme bien d'autres, nous travaillons quotidiennement avec des   militants américains, avec des ONG américaines, avec des ONG qui reçoivent des fonds des États-Unis. Comme bien d'autres, nous travaillons avec un mouvement de contestation de l'ordre du monde, présent aux USA, et dont l'audience aux USA est croissante. En quoi les attentats du 11 septembre renforcent-ils ce mouvement, ces militants, ces ONG ? En rien, évidemment, et c'est un euphémisme. Il y a lieu de craindre au contraire que tout le travail de l' «autre Amérique» aux côtés des forces qui, partout dans le monde, se battent pour un «autre monde», ne soit  durablement entravé par les conséquences culturelles et politiques du terrorisme qui a frappé la côte est des USA. Après tout, il y a tous les risques pour que d'entre les milliers de victimes du 11 septembre, il y en ait qui étaient «de notre camp». Et aucune chance pour qu'il y en ait du côté des organisateurs de ce massacre.

Déjà des «heureux»

Outre ses auteurs, l'opération du 11 septembre aura fait des heureux : les pouvoirs pour qui le spectre du terrorisme islamiste justifie leur propre terrorisme, et nourrit des appels incessant au soutien de la «communauté internationale». Le gouvernement Sharon, par exemple. Mais aussi les généraux d'Alger. Et Vladimir Poutine. Les premières victimes du 11 septembre sont américaines. Les victimes qui suivront se compteront au sein des peuples et des communautés au nom desquels le responsable présumé des attaques contre New York et Washington mène sa guerre sainte.

Pour le reste, les appels les plus pressants à la fermeture des frontières, à la lutte contre l'immigration, aux restrictions des libertés de déplacement, ont été lancés après le 11 septembre. Qu'on se rassure cependant : il ne s'agira jamais que d'entraver la circulation des personnes, pas celle des capitaux. Et de restreindre le droit d'asile, pas le secret bancaire.

Gott mit uns!

Si douloureux, si insupportable, si incompréhensible que cela soit, les attentats du 11 septembre ont été salués dans les géhennes du monde par des cris de joie et de victoire.  Que répondre à la Schadenfreude que les attentats ont suscité dans les camps palestiniens ou les rues de Bab-El Oued ? Qu'une saloperie n'en efface pas une autre ? Que les morts de New-York ne feront pas revivre ceux de Sabra et Chatila ? Que la destruction du WTC ne compense pas celle d'un orphelinat de Bagdad, mais s'y ajoute ? Que les attentats du 11 septembre ne servent aucune cause juste, pas plus celle des peuples dominés que celle des dominés dans les États dominants ? Qu'aucune révolution, jamais, nulle part, n'a abouti par de tels moyens, et que l'usage de ceux-ci au contraire a toujours renforcé les pouvoirs en place ? Que, comme le proclamait la Première Internationale, «la libération des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes» et que les kamikazes font d'aussi piteux révolutionnaires que les milliardaires saoudiens d'aussi improbables porte-parole des opprimés ? Ces réponses sont justes, fondamentalement justes. Elles sont légitimes, et elles sont indispensables. Mais elles sont inaudibles par ceux à qui elles s'adressent - les humiliés et les offensés qui voient le monde resté sourd et aveugle à leur humiliation et leurs offenses prier en un bel élan interreligieux pour les victimes d'un autre crime.

Et prier qui, d'ailleurs ? Un Dieu impuissant ou un Dieu complice ? Un Dieu qui pleure au bord des fosses communes ou un Dieu qui les remplit ? Un dieu en tous cas qui ne pourrait faire plus beau cadeau aux hommes que son inexistence. Le «God bless America» de George Dobleyou répond au «Allah Akhbar» d'Oussama Ben Laden. L'un et l'autre ne traduisent que le vieux «Gott mit Uns» de tous les massacreurs, l'antique «Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens» de tous les soudards cuirassés de bonne conscience religieuse. Ces charognards rendent fier d'être athée. Aux uns comme aux autres, on peut adresser cette accusation lancée par Bakounine à Netchaïev : de n'avoir à proposer que la violence pour le corps, et le mensonge pour l'âme.

«Rien ne sera plus comme avant»

«Rien ne sera plus comme avant» ce 11 septembre 2001, nous affirme-t-on. Peut-être, encore que nous puissions en douter : les fabriques sociales et économiques du désespoir vont-elles cesser de les produire ? Et  comment était-ce, avant ce 11 septembre qui est supposé tout changer, ou presque?

Avant, c'est-à-dire maintenant, il y avait, et il y a,  toutes ces guerres qui ne sont pas reconnues comme telles, et dont les morts se comptent par centaines de milliers. Depuis dix ans, en Algérie, se déroule un conflit que personne ne reconnaît comme une guerre. En ces dix ans, en Algérie, dans ce conflit que personne ne reconnaît comme une guerre, l'équivalent de la population de la ville de Genève a été tuée. 180.000 morts. Et ce ne serait pas une guerre. parce que ce ne sont pas deux États qui s'affrontent? Ce ne serait pas une guerre parce que l'un de ses protagonistes n'a pas signé les Conventions de Genève, personne d'ailleurs ne le lui ayant demandé ? Ce ne serait pas une guerre parce que les images n'en encombrent pas nos écrans de télévision. C'est une guerre. Et c'est  une guerre qu'aucun des instruments du droit de la guerre ne permet de saisir. Une guerre dont aucun moyen de communication ne se repaît. Une guerre exemplairement moderne : on y décapite à la hache, on y égorge au couteau.

Le XXème siècle avait commencé à Sarajevo, en juillet 1914. Le XXIème siècle commence  le 11 septembre 2001 à New-York et à Washington. Bienvenue dans le XXIème siècle. Un monde nouveau : il y a le Bien et nous en sommes. Il y a le Mal, et ce sont les autres. Nous ne sommes en rien responsables du Mal. Il nous est étranger. Nous n'avons jamais rien fait pour le produire, le provoquer, l'entretenir. Nous ne l'avons même jamais toléré. Nous sommes dans le camp du Bien. Et si le Mal naît de la misère, du chômage, du désespoir, de l'oppression, s'il naît de la torture, de la négation des droits fondamentaux, de la violence des puissants, ça n'est pas notre faute. Nous ne sommes ni responsables, ni complices, ni coupables. Tout juste spectateurs.

À ceux qui décidément restent étrangers à cette bonne conscience, à qui ces appels à la mobilisation générale contre les forces du Mal ne parlent pas plus que les appels concurrents à la lutte contre le Grand Satan, il reste à soutenir, partout où elles existent - et elles existent partout - les forces luttant, par des moyens compatibles avec le sens de leur lutte, pour le respect des droits individuels et collectifs, idéaux et matériels, de la personne humaine, pour la démocratie, la justice sociale, l'égalité des droits.

Et qu'on nous pardonne de conclure par ce qui pourra paraître comme un renvoi dos à dos de qui parle au nom des victimes et de qui est désigné comme coupable, mais ni Bush ni Ben Laden, ne sont de ces forces là, ni alliés d'aucune de ces forces, ni crédible, l'un comme défenseur de la démocratie, l'autre comme défenseur des victimes de l'ordre du monde. Ils ne sont chacun que l'ombre de l'autre.

Le 11 septembre 2001, des milliers d'Américains ont été tués lors d'une offensive terroriste, spectaculaire, et dont les images se sont répandues en quelques heures dans le monde entier.

Le 11 septembre 2001, selon la FAO, plus de 35.000 enfants sont morts de faim dans le monde, comme chaque jour de chaque année.

Ces morts s'additionnent, leurs assassins se complètent. «Qu'est-ce qu'une guerre ? C'est quand des pauvres qui ne se connaissent pas se massacrent pour des riches qui se connaissent et ne se massacrent pas.», écrivaient les socialistes libertaires français en août 1914. Bush et Ben Laden ont raison : nous sommes en guerre.