Vincent Decroly et Eric Rydberg, le blocage du parlement

Toudi mensuel n°56-57, juin 2003

Ils commencent dans ce livre récemment paru, par dénoncer le fait que la surenchère dite « communautaire », faite dans sa propre communauté, ne porte à conséquence que par la réaction qu'elle suscite contre vous dans l'autre communauté, ce qui vous rend (rait) populaire dans la vôtre, et puisque les électorats sont distincts, c'est tout profit pour les « surenchères». Autant commencer par cette remarque négative. Vincent Decroly et Érik Rydberg, un peu insensibles à la question nationale, la traitent par-dessus la jambe au point que les sources les moins citées du livre sont les journaux wallons et francophones, alors que les journaux anglais, français et flamands font jeu égal. Il faut le dire surtout à des gens dont on est proche. Ce qui fait mal là-dedans, ce n'est pas qu'on critique les ragnagnas communautaires (soit !), mais qu'on ignore que l'un des enjeux de ceci, c'est tout de même l'existence d'un peuple, le peuple wallon aussi ignoré ici que dans tant d'ouvrages français, même sur des sujets comme les autonomies en Europe où il conviendrait que l'on en parle.

Un Parlement paravent, bloqué

Il y a des anecdotes terribles comme la distribution du texte d'une loi considérée comme votée et qui ne l'avait pas été en fait à cause d'une panne du système de vote électronique. Vincent Decroly relève que l'extension des circonscriptions électorales a encore aggravé la personnalisation de la campagne et donc le vide du débat. Il écrit « Que contrôle-t-il encore vraiment, notre Parlement ? La séparation des pouvoirs du Parlement et du gouvernement est-elle encore vouée à autre chose qu'à la fonction de commode paravent ? » (p.55).Les exemples donnés par V.Decroly sont écrasants : Josy Dubié n'est qu'une grande gueule (p.58), qui s'écrase comme toutes les autres devant les nécessités politiques de l'accord de gouvernement. Le cabinet Durant, à peine installé, fait pression sur une députée pour qu'une question ne soit pas posée sur la politique d'expulsions de Duquesne (p.59). Il souligne : « les ministres sont plus attentifs à leur audience dans la presse et aux résultats de leur stratégie de communication (ou de propagande) qu'à la qualité du dialogue sur le fond qu'ils pourraient avoir avec le Parlement. » (p.62). Les assemblées sont « des appendices avachis du gouvernement » (p.65). Érik Rydberg explique fort bien comment on a bloqué tout débat sur la loi sur l'euthanasie (à la Chambre), comment on a bloqué de même toute discussion sur l'extension du droit de vote aux étrangers non-européens.

Une autre possibilité de blocage du débat au Parlement c'est la fameuse motion « pure et simple ». Si un député, à l'issue d'un travail en commission, dépose une recommandation concernant la politique d'un ministre, normalement il devrait y avoir débat sur cet avis qui peut suggérer des choses très concrètes dans des domaines où les électeurs sont concernés. Mais la motion «d'ordre du jour pure et simple» permet au Parlement, non de se prononcer sur cette recommandation, mais de voter sur le fait de « passer à l'ordre du jour » (« pur et simple »), ce qui est une manière d'éviter tout débat et vote sur la recommandation et de laisser les mains libres au ministre. Celui-ci serait tenu moralement et politiquement par un vote de recommandation. Car la recommandation, si elle était votée, sans mettre en danger le gouvernement, l'obligerait à tenir compte d'un avis parlementaire motivé. Les Écolos se sont battus pour supprimer ces motions « pures et simples », mais, arrivés au gouvernement, ils s'en sont servis de la même façon.

Érik Rydberg note aussi, à propos de la dépolitisation, qu'elle n'a jamais été mise en oeuvre vraiment et qu'elle recouvre aussi l'idée que les «meilleurs» (soit les gens d'origine sociale élevée), doivent prendre le pas sur les autres. Avec aussi cette conséquence que le personnel administratif serait moins estimable que le personnel des entreprises privées, ce qu'on n'a jamais pu prouver, mais qui semble une évidence aux yeux de certains. Et l'auteur de citer Enron, WorldCom, Andersen à bien juste titre (p.95). On peut être moins convaincu par la manière dont l'ancien député Decroly met en cause la politique étrangère de Louis Michel vis-à-vis de l'Irak.

D'autres blocages d'un monde fermé, asphyxiant

Vincent Decroly redevient vraiment convaincant lorsqu'il expose tous les problèmes qu'un député qui quitte un groupe parlementaire va rencontrer: plus de possibilités de siéger en Commission, plus de possibilités de bénéficier des informations, supports logistiques, conseils mis à la disposition du groupe. La Conférence des présidents (de groupes parlementaires), peut modifier une demande d'interpellation en question orale, beaucoup moins contraignante pour le Gouvernement. On veut aussi restreindre la liberté d'expression du parlementaire, sa capacité de rendre visite aux prisons et aux centres fermés.

Érik Rydberg indique aussi à quel point l'existence du niveau de pouvoir européen peut être un alibi, la dérive vers l'État social actif que TOUDI a aussi dénoncée, mais aussi, a contrario, le courage des critiques faites par Steve Stevaert ou surtout Michel Jadot ce fonctionnaire socialiste dont la liberté de parole dans le sens de la justice et de la solidarité étonne.

Il se dégage de ce livre l'impression vraiment nauséeuse que les parlementaires sont devenus en fait les citoyens les moins libres de s'exprimer dans le pays. En fait, le Parlement est en quelque sorte bloqué par la majorité au pouvoir et ses accords de coalition. C'est d'ailleurs ce qui a provoqué l'affaire de Francorchamps. Parce que Francorchamps était une affaire moins importante disons, que la FN, la question du circuit ne faisait pas partie de l'accord gouvernemental. Et là, le Parlement a repris sa liberté. Mais la liberté du Parlement c'est aussi la liberté de sa majorité flamande ce que ne disent jamais Vincent Decroly et Érik Rydberg. Une des raisons de l'extrême emprisonnement du Parlement dans les accords de coalition c'est que c'est aussi une manière pour les Wallons de défendre quelques intérêts vitaux. Francorchamps n'était peut-être pas trop important du point de vue économique, mais il l'était au plan symbolique. Sans le vote Écolo, une chance lui était laissée de perdurer, chance qu'Écolo a brisée en croyant se refaire une virginité sur le compte des Wallons minoritaires en votant - pour le principe - avec les Flamands majoritaires (non pas tous), des Flamands majoritaires dont une part était préoccupée par les principes (comme Agalev). Mais une autre non : le Vlaams Blok et même le CD&V. Or cette affaire de Francorchamps a été évoquée par des tas d'électeurs à la base, notamment dans des rencontres entre jeunes et politiciens comme au Collège de Belle-Vue à Dinant. Le soir des élections, même Philippe Moureaux attribuait le recul écolo à sa position sur Francorchamps. Érik Rydberg pense (à propos du vocabulaire politique, nous y reviendrons), que le gouvernement arc-en-ciel a voulu disposer d'un «peuple sans passé » (p.193). Mais dans cette affaire ce qui est remonté à la mémoire des Wallons c'est leur perpétuelle minorisation dans l'État belge, situation dont les auteurs ne parlent absolument pas sauf en termes négatifs. À leurs yeux la Wallonie n'existe pas (ou alors l'on confond le combat wallon avec certains de ses ragnagnas communautaires).

Il faut souligner la belle critique qu'Érik Rydberg fait sur les mots : « privatisation » qui remplace « dénationalisation » , la disparition d'une notion comme « monde libre », l'abus du mot «démocratie » qui met tous les partis s'en réclamant dans le bon camp, le «sentiment d'insécurité » qui remplace «psychose de la peur », l'« aide sociale » qui remplace « action sociale ». (Par contre critiquer le remplacement de «Communauté française » par « Communauté Wallonie-Bruxelles » est une erreur ... c'est le premier terme qui suscite l'amnésie). Les secrétaires généraux des ministères deviennent des «top-managers » exposant leur « business plan ». Etc.

Un livre stimulant

Ce livre est stimulant. On s'étonne aussi de ne pas y avoir trouvé la critique que nous incita à faire Marcel Remacle des rétributions complémentaires (à l'époque au minimum 50.000 F nets/mois plus des avantages en nature), obtenues par les Présidents, vice-présidents, secrétaires, questeurs, chefs de groupes, secrétaires etc. TOUDI en avait conclu que, par ce système, on clouait le bec à une bonne partie des parlementaires. Ce qui nous avait valu le désabonnement immédiat de la Bibliothèque du Parlement (TOUDI n°2, mars 1997, p.6), mais le soutien tout aussi prompt, contre ce geste, de ce grand parlementaire et démocrate qu'est Marcel Remacle.

Au 17e siècle, le Parlement britannique remplaçant en quelque sorte le Roi d'Angleterre, en lui subtilisant la vraie souveraineté sur le Royaume, s'était posé la question de savoir s'il devait, à l'instar de l'Ancien régime, maintenir le secret sur ses délibérations. Le fait est qu'il a hésité un temps à rendre publiques ses délibérations ! Alors qu'un Parlement vient justement aussi et même d'abord de ce besoin de Publicité que l'Ancien régime ne satisfaisait pas du tout ! Mais la logique de tout pouvoir, même démocratique, c'est de tendre à se corseter, se bloquer et se voiler. Tel le Parlement que nous décrivent Rydberg et Decroly postfacés par Geoffrey Geuens dont il nous faudra aussi reparler pour son livre Tous pouvoirs confondus. Pour une critique de gauche et démocratique du parlementarisme, le livre de Vincent Decroly et Érik Rydberg est vraiment fondamental. Le jeu politique parlementaire dans l'État fédéral belge a conduit à tous ces blocages. Encore que les Parlements d'autres pays nous semblent tout aussi bloqués de même que le Parlement européen (où c'est peut-être pire encore).

Que faire ? Les auteurs ne le disent pas. Mais Vincent Decroly a été un dissident nécessaire, un exemple qui demeurera comme demeurent indispensables ce qu'Habermas appelle les « espaces publics autonomes » qui parviennent à échapper aux pièges « de l'argent et du pouvoir ». Telles certaines associations, trop rares évidemment. Et peut-être un Parlement renouvelé pour la Wallonie et Bruxelles si nous parvenons à sortir de l'État belge dont le livre donne une raison de plus de rompre avec lui. Mais on le dit ici sans se faire trop d'illusions. En s'étendant au-delà du Parlement (sans tomber dans le travers du fameux « pays réel »), comme le note Ferry, la démocratie s'approfondit, mais cela ne l'aide pas de se bloquer là, au Parlement, où ont lieu les débats ultimes. Faudrait-il une plus grande liaison entre le citoyen et le Parlement en dehors des élections proprement dites ? Il faudrait peut-être aussi permettre aux citoyens les plus ordinaires de devenir parlementaires sans risquer leur carrière ? En les payant mieux ou du moins en leur donnant la capacité de faire mieux face à une non réélection ?

Voilà des questions qui pourront étonner. Mais il ne faut pas oublier que la rétribution de Parlementaires est la seule chose qui permette qu'existe un Parlement vraiment démocratique. Sinon, seuls les riches pourraient y siéger. Comme c'était le cas au temps du Suffrage censitaire quand aucune rétribution n'était allouée, ni aux députés ni aux sénateurs.