Être supérieur au présent (édito n°1)
L'actualité, ce n'est pas encore, ou ce n'est pas nécessairement, de l'histoire. Les événements que nous vivons jour après jour sont si variés, et notre regard sur eux tellement lié à nos émotions et à nos préoccupations immédiates que nous sommes le plus souvent incapables d'en dégager les lignes de force. Pourtant le présent nous façonne sans cesse. Doublement, même: car s'il construit notre avenir en préparant ses modalités, il agit également sur notre passé, en le réinterprétant continuellement, et de toutes les manières possibles. Il est à la fois lecture et projet.
Toute décision politique, comme toute décision personnelle, est simultanément la mise en oeuvre d'une pulsion (d'une espérance, d'une lassitude, d'un dégoût, d'un instinct ou d'une intuition) et la validation de certains aspects de notre passé: elle procède d'une série de choix. Et ce sont ces choix que nous faisons ou qu'on nous impose qui rendront pertinents certains aspects de notre histoire et en feront basculer d'autres dans l'oubli ou dans l'insignifiance. Cela veut donc dire aussi que nous n'utilisons peut-être qu'une partie de nos potentialités.
C'est à la lumière de ce point de vue, a-t-il semblé aux promoteurs de Toudi, ce mot wallon qui signifie toujours, qu'une réflexion sur l'actualité pouvait et devait se faire. Quels espoirs en voie de réalisation, dans les événements récents qui se sont produits en Wallonie et autour d'elle? Quelles promesses avortées? Qu'a-t-on laissé dans l'ombre, qui aurait mérité d'être retenu? Quels chemins parcourus, qui n'étaient peut-être pas les plus efficaces ou les plus justes? Où résident nos satisfactions?
S'il est périlleux de vouloir inscrire nos analyses et nos réflexions dans le courant d'un fleuve qui aurait nom "sens de l'histoire", rien n'interdit en revanche de les articuler autour d'une philosophie de l'histoire. Cette philosophie commune, au-delà de nos différences de sensibilités et de nos conceptions idéiologiques, c'est de considérer, en un temps où les gouvernants s'enorgueillissent de n'être plus que de "simples gestionnaires", que les actes politiques ne sont pas gratuits, qu'ils possèdent une logique propre, qu'ils poursuivent des buts précis; c'est croire que le passé récent constitue déjà une référence, que nous pouvons commencer dès maintenant à étudier la portée de ce que nous sommes en train de vivre, en rassemblant toutes les données possibles.
Bien sûr, il y a de moins en moins de Wallons pour ignorer de nos jours quelle est la seule finalité qui peut encore animer la Belgique, puisque la classe dirigeante flamande notamment, qui monopolise presque tous les pouvoirs - y compris législatifs et judiciaires - ne fait aucun mystère de sa stratégie. Ce qu'il est beaucoup plus difficile de voir, en revanche, c'est la façon dont cette stratégie utilise le concept même de Belgique ou d'Etat belge pour parvenir à ses fins; c'est la façon qu'elle a de détourner le sens des institutions, même celles qui sont censées offrir une résistance à son impérialisme, en relais qui la favorisent.
Mais pourquoi défendre la Wallonie avec tant d'acharnement? Parce que nous y sommes nés, ou que nous y vivons? Ce serait beaucoup trop court. Si nous nous soucions tellement de la Wallonie et de son destin, c'est parce que la Wallonie est humainement plus grande que la Belgique; que son horizon est beaucoup plus large que celui dans lequel l'Etat belge veut la confiner. Si la Wallonie n'était qu'un territoire, sa problématique relèverait seulement des questions politico-administratives. Mais la Wallonie est bien davantage; elle est aussi, et surtout, une culture et un projet de société. Ses adversaires ne s'y trompent d'ailleurs pas, puisque c'est en tant que telle, d'abord, qu'ils l'agressent ou qu'ils nient. Des exemples? A l'opposé de la Belgique, la Wallonie est ce qui continue à promouvoir une société pluraliste, à croire à la prééminence des principes démocratiques, et à vouloir respecter la séparation des pouvoirs. Elle fut la seule aussi à proposer un projet éducatif (peut-être discutable, mais en perpétuelle évolution) cohérent - il se voit aujourd'hui remplacé par un système purement administratif...
Pour poursuivre ma réflexion sur le temps présent l'histoire, je citerai une phrase tirée du livre de Félix Torres Déjà vu (Paris, Ramsay, 1986), dans lequel l'auteur propose une analyse, aux conclusions parfois exagérément optimistes à mon sens, du postmodernisme: "Nous sommes désormais incapables de concevoir un avenir supérieur au présent, c'est-à-dire un avenir différent de celui-ci." Cette inaptitude provoquerait une "dilatation indéfinie du temps présent", "une jubilation au présent", qui serait le propre de l'esprit post-moderne.
Eh bien, n'en déplaise aux tenants d'une Belgique conçue comme creux, comme vide hors de l'histoire, qui entraînerait ses vertiges propres, je dis que la Wallonie, elle, n'est certainement pas postmoderne. Elle n'est peut-être pas à la mode; mais les modes passent,tandis que la Wallonie est un peuple historique; et Toudi existe, justement, parce que nous sommes de plus en plus nombreux à concevoir un avenir qui soit supérieur au présent.
Ce numéro est une étape; Toudi a l'ambition d'être annuel. Ce qu'il vous propose, c'est un ensemble de réflexions et d'analyses inédites dans une série de domaines qui nous concernent, avec un large esprit d'ouverture.
Toudi est à la fois un outil de référence et une réponse aux forces de l'oubli. Notre sereine fermeté, et le sourire qui naît sur nos lèvres, nous les avons gagnés en découvrant que la Wallonie était la liberté que ne contient pas la Belgique.