Critique : La Belgique va-t-elle disparaître? (M.Beyen et Ph. Destatte)
Ce livre est pourvu d'un titre qui est ce qu'il est - Marnix Beyen et Philippe Desttate, La Belgique va-t-elle disparaître ?, éditions de l'aube, La Tour d'Aigues, 2011 - et d'une préface exécrable. J'ignore pourquoi Luc Hossepied écrit ceci dès la première page de son avant-propos : « Faire une nation de deux peuples et trois langues, inventer une histoire commune : tel est l'état de consensus permanent qui a fait l'Etat belge. Mais les Belges n'en ont plus envie. Ou plutôt l'élite politique belge... » En effet, ce que nous disent ces deux historiens s'inscrit en faux contre cette affirmation et les deux auteurs de l'ouvrage nous épargnent des références à Magritte, au surréalisme et à la belgitude dont certains Belges ont réussi à marquer la compréhension de leur pays y compris en France pour que l'on n'y comprenne justement rien. C'est important à souligner dans une collection qui s'intitule l'urgence de comprendre. [Le livre - 87 pages denses - coûte 8 € et se trouve dans les librairies à partir du 21 avril 2010].
Rien que le fait qu'un Wallon et un Flamand s'accordent...
... c'est déjà un fameux démenti à la belgitude. Ils l'ont déjà fait dans un très long ouvrage dont nous avions d'ailleurs tout aussi longuement rendu compte 1. Et Marnix Beyen commence par expliquer très franchement ce en quoi il se méfiait de Destatte pour se rendre compte ensuite que les choses étaient plus complexes. (pp. 11-12). Le père de Marnix Beyen, lorsqu'il fut reçu l'Académie royale de langue et de littérature françaises avait même cité Jules Destrée en 1994 sur l'indépendance des artistes (c'est Destatte qui le rappelle à la p. 16 et il a bien raison comme la vie a donné raison à cet historien en train de devenir un grand Wallon en lui permettant de bâtir finalement avec l'Institut Jules Destrée qu'il dirige une vraie institution indépendante). Les neuf pages suivantes Marnix Beyen met en cause l'idée reçue (et si exploitée encore récemment dans les médias), qui tend à assimiler Bart De Wever et tout le mouvement flamand avec lui avec la collaboration. Nous le soulignons avec d'autant plus d'ardeur que les mêmes médias qui s'en prennent avec hargne aux Flamands sur ce sujet n'ont jamais vraiment osé parler de ce qui a réellement séparé Wallons et Flamands durant les deux guerres et sur le triste rôle joué en tout cela par Léopold III 2. Si l'on avait parlé franchement de tout ceci 3, peut-être que certaines aigreurs venues d'hier, aujourd'hui devenues parfaitement inutiles, disparaîtraient.
Destatte à l'assaut de trois idées reçues
La première idée reçue, c'est celle que Jean Stengers a malheureusement répandue peu avant de mourir (et qui est à l'origine de mon blocage sur Wikipédia malgré le fait que je citais Destatte, mais aussi Pirenne), à savoir que les Wallons et les Flamands ne seraient que le sous-produit de la Belgique 4 Or Louis François Thomassin, adjoint du préfet de l'Ourthe écrivit en 1806 un rapport sur l'ancien pays de Liège dans lequel il voit « deux nations distinctes : les Flamands et les Wallons » (cité par Destatte p. 30). Destatte reprend aussi le fameux Cours de l'histoire [de] Belgique de Louis Dewez et notamment ce passage « La Belgique est partagée en deux peuples, les Wallons et les Flamands... » (cité p. 33). A propos de la première citation, il ne faut pas se tromper : Jean Stengers (paix à son âme) l'avait mentionnée, sauf les mots qui infirment sa thèse. Et pour ce qui est de la seconde, qu'il faudra que nous reproduisions in extenso sur une page ad hoc, Louis Dewez ne se contente pas du vague de cette affirmation, mais il consacre deux pages à déterminer exactement le territoire de ces deux peuples, jusque dans le détail cartographique le plus minuscule. Philippe Destatte qui enseigne notamment à l'université de Mons rappelle que le roi de Hollande en 1822 avait fait obligation de l'usage du néerlandais dans les provinces flamandes, mais aussi en Brabant (pp. 36-37), mais ne souligne pas que le roi de Hollande avait été sur ce point à l'origine du tracé de la première frontière linguistique au sens strict du terme 5. Les Wallons et les Flamands précèdent la Belgique. 6
La deuxième idée reçue, c'est selon Ph. Destatte, que les Wallons auraient été d'abord majoritaires démographiquement dans l'Etat belge, alors qu'ils ne l'ont jamais été, comme tout le monde devrait au fond le savoir, les Flamands ayant été toujours majoritaires de manière absolue - et, il est vrai de manière relative, un court moment : 47% de la population à une certaine époque qui fut celle de Destrée, mais cela ne modifia pas le rapport de force. Destatte à ce propos écrit fort justement : « On le voit, le problème n'est donc pas directement démographique ; c'est avant tout un problème de suffrage, donc un problème politique. » (p.40) Aux pages suivantes, il rappelle que les Wallons ont été minorisés dès 1884 d'une manière qui leur est apparu comme pouvant être irrémédiable. Il suffit de renvoyer à ce que la revue TOUDI en a déjà dit à travers certains tableaux clairs et faciles à comprendre 7 : Destatte en parle de la page 41 à 48. Non sans souligner la peur (justement prémonitoire) pour l'économie wallonne qu'a donné cette minorisation à partir du moment où l'Occupant allemand en 1914-1918 détruisait une grande partie de l'appareil industriel wallon, (chose qui n'est pas souvent dite (p.48)), et où, après la guerre, on entrait vite dans une grave crise, après la deuxième dans des difficultés grandissantes pour la Wallonie, consciente plus qu'on ne l'a dit de ces menaces, mais qui - assez logiquement il n'y avait que lui - s'adressa alors à l'Etat belge en confiance. Alors que le faire dès après la Grande guerre, c'était s'adresser à des hommes politiques majoritairement flamands. On renverra pour ceci au livre de Quévit Wallonie-Flandre. Quelle solidarité ?
La troisième idée reçue, c'est celle que la question belge serait linguistique et qu'elle ne demanderait que l'effort de parler la langue de l'autre. On cite à cet égard les Suisse allemands alors que seulement 5% d'entre eux parlent le français (p. 45). Il conclut « « La question telle qu'elle surgit en 1894 8 est une question politique avant d'être linguistique. C'est-à-dire que le choc provoqué par la prise de conscience des Wallons qu'en votant majoritairement catholique, les Flamands prenaient les rênes du pouvoir, alors que la Wallonie, sociologiquement, a mené jusqu'au bout sa révolution industrielle. » (p. 46) 9
La NVA a remplacé le CD&V
Pour M. Beyen, le libéralisme en Flandre a été combattu par une certaine façon de se représenter la Flandre et il ose même écrire : « Emile Claus, un peintre flamand gantois qui appartenait à la famille libérale, dans les années 1870-1880, représentait la Flandre comme une terre rurale. Le parti catholique s'est emparé de cette idée de la ruralisation qui était une représentation de soi imaginaire. Le parti est devenu le défenseur de la Flandre rurale, de cette Flandre imaginairement rurale. En dehors de cette explication culturelle, on ne trouve pas d'explication économique et structurelle. » (p. 54). Et il poursuit à propos de la montée de la NVA : « Le parti des chrétiens-démocrates a toujours été un parti très hétérogène où se côtoient une aile progressiste et une aile conservatrice. En revanche, ce n'est plus le CD&V qui dans l'esprit de la population représente la Flandre rurale, mais bien la NVA qui se l'est accaparée. La NVA - c'est la raison de son succès - est capable de représenter deux Flandres : la Flandre moderne et industrielle qui, contrairement à la Wallonie, a su s'adapter aux nouvelles technologies, et la Flandre rurale qui brandit les lions de Flandre. Bart De Wever incarne les deux. Pour les chrétiens démocrates de la CD&V, c'est un coup dur, car il a réussi à récupérer cet héritage. » (pp. 54-55).
La particratie contre l'Etat. Le Plan B contre le bon sens. Et des réflexions sur les peurs des Wallons
Destatte se lance ensuite dans un exposé nourri sur l'erreur commise par F.Delpérée et O. Maingain de s'opposer au confédéralisme, alors que selon lui, tout moyen utile pour recréer de l'entente entre Flamands et Wallons est nécessaire à trouver, même si cela s'oppose à la Constitution (p. 59). Il propose aussi cette explication-ci sur la particratie qui ne nous semble pas avoir été souvent donnée. Il n'y a plus d'Etat en Belgique, soit un bien commun défini au niveau belge. Ce vide a été rempli par les partis et Destatte d'enchaîner : « Ils le font d'autant mieux que le fédéralisme regroupe des niveaux de pouvoir différents. On peut donc dire que des présidents de partis doivent articuler les politiques entre niveaux de pouvoir puisque les partis politiques, même s'ils ne restent pas au niveau national, ne se sont pas déclinés au niveau régional ou communautaire. Il y a un parti socialiste francophone pour la Wallonie et Bruxelles, un parti catholique flamand pour la Flandre et Bruxelles etc. Cela fait partie aussi de l'évaporation de l'Etat. En Belgique, l'intérêt général a été loti par les partis politiques. Non seulement au niveau fédéral mais aussi - ce qui est plus grave à mes yeux - au niveau des entités fédérées. Je ne dis pas que cette logique n'induit pas une régulation utile du bon fonctionnement du fédéralisme mais j'affirme qu'elle affaiblit considérablement la démocratie. C'est d'autant plus vrai lorsque les leaders des partis n'exercent pas les fonctions du Premier ministre ou de vice-Premier ministre et continuent eux-mêmes et avec leurs appareils, à diriger les différents niveaux de pouvoir dont ils ont largement contribué à désigner le personnel politique, y compris les parlements, en les dépouillant de leurs prérogatives premières en matière de décision effective. J'ai souvent considéré qu'au travers de ce lotissement de l'Etat, le système politique de la Belgique s'affirmait comme un système à plusieurs partis uniques... » (pp. 60-61). Sur sa lancée, Destatte met durement en cause les Plans B anti-flamands. Il ne supporte pas que l'on dise que la NVA ne serait plus un adversaire politique, mais un ennemi. Met en cause l'idée que l'union Wallonie-Bruxelles forcerait la Flandre à quitter Bruxelles (ce que d'aucuns ont affirmé récemment, même Charles Picqué, sans compter les « tranchées » que veut creuser Philippe Moureaux). Phillipe Destatte estime aussi que les Flamands ont raison de vouloir l'unilinguisme régional et il explique encore, ailleurs dans le livre, que ce ne sont pas les Wallons seuls qui l'ont voulu en 1932 puisque les Flamands avaient exigé la flamandisation complète de l'université de Gand - et non le maintien de ses deux ailes linguistiques). Enfin Desttate signale que les milieux économiques voient bien que la Wallonie est en train de se redresser. Que sans doute, peut-être, les Wallons perdraient 15% de leur standing en cas de rupture immédiate du pacte belge. Dans le domaine des allocations familiales, le système peut être financé par les Wallons si l'on supprime (comme en France où cela n'existe pas), l'allocation pour le premier enfant. Et il met aussi en avant que l'effort en matière de pensions ne serait pas plus grand que celui imposé par Dehaene dans les années 1990 avec son « Plan global ». Il existe aussi une possibilité d'organiser la solidarité au plan wallon et il ajoute enfin que c'est une question de dignité de plus en plus présente en Wallonie : dans un couple, assure-t-il « Lorsque l'un dit constamment à l'autre qu'il vit à ses crochets, ce dernier préfèrera partir, quitter le foyer familial, quitte à y abandonner un certain confort, à s'entendre dire à longueur de journées qu'il est un bon à rien. C'est un discours que l'on entend en Wallonie et qui explique pourquoi on n'a plus de drapeaux belges pendus aux fenêtres comme il y a deux ans et qui explique aussi pourquoi, lorsque la RTBF fait un micro-trottoir à Namur, les gens disent que si les Flamands veulent partir, qu'ils s'en aillent. » (p. 70). Philippe Desttate lie aussi la grève de 60-61 à la décolonisation du Congo et estime que les renardistes ont réussi à faire du fédéralisme une revendication partagée par les Wallons.
Une étape dans la maturité wallonne collective
Ce livre, vite lu, doit aussitôt être relu. Les interventions de Marnix Beyen ont toute leur importance, mais ce qui frappe surtout, c'est la sorte de grande autorité intellectuelle dont fait preuve Philippe Desttate. Loin que son langage soit antiflamand, c'est une manière d'envisager les choses qui impose le respect en Flandre, car sans complaisance, Destatte est rationnel et propose un projet pour la Wallonie, estimant qu'il faudrait encore idéalement dix années pour qu'elle se reprenne tout à fait. Des idées reçues sur la nature du conflit entre Flandre et Wallonie (qui n'oublie pas Bruxelles puisque Destatte appuie la demande bruxelloise d'une région à part entière) - ces idées reçues qui marquent non seulement les historiens (encore aujourd'hui), mais aussi les hommes politiques francophones, leur dictant en grande partie leur conduite - on a le sentiment qu'en quelques pages, Philippe Destatte, appuyé sur une connaissance très sûre du passé, du présent (son analyse de la particratie entre autres est admirable), mais aussi sans cesse orienté vers l'avenir, nous semble en avoir fait définitivement le ménage. Mieux encore qu'au moment où il écrivait L'identité wallonne en 1997, dans la mesure où les acquis de ce livre (qui fut fort critiqué), sont consolidés comme jamais. Il s'agit d'un ouvrage de maturité - humaine et politique. Je n'en exclus d'ailleurs pas Marnix Beyen. Les deux auteurs méritent cet éloge appuyé. Simplement, il y a une plus grande cohérence en Flandre dans la façon de comprendre la Flandre dans l'histoire de Belgique qui exigeait moins d'efforts de la part de M.Beyen.
Lire aussi (ajout de ce 21/4/2011) : Wallonie et Flandre ont précédé la Belgique et (ajout de ce 11/6/2011) Le meilleur congrès jamais organisé par l'Institut Destrée
- 1. Critique : Un autre Pays [Conclusions] (Marnix Beyen & Philippe Destatte)
- 2. le texte : Monarchie et unité belge (Ramon Arango) et toute la page « Histoire de la monarchie belge » où il s'insère
- 3. Cette revue l'a fait en évoquant notamment les événements de la Lys en mai 1940 : La Belgique se déchire à la bataille de la Lys (23/5/40-28/5/40) (évoqués également par Philippe Destatte)
- 4. D'une manière générale Jean Stengers n'a pas toujours vu clair et la revue l'a dénoncé depuis longtemps Insuffisances de notre historiographie (J. Stengers)...
- 5. La frontière linguistique « acquired administrative significance for the first time in 1822 with William I's legislation on the use of Dutch in Flemish communes. » in Kenneth D. McRae, Conflict and Compromise in Multilingual Societies: Belgium, Wilfrid Laurier University Press (1 january 1986), p. 18.
- 6. Voir La Wallonie en filigrane de cartes du XVIIe siècle Cette page a été supprimée sur la Wikipédia en français - après deux tentatives infructueuses - sous prétexte qu'elle n'était pas encyclopédique!
- 7. Wallons /Flamands: le mot
- 8. Les premières élections au suffrage universel donnèrent la quasi totalité des sièges en Flandre aux catholiques et une forte majorité socialiste - relative - en sièges en Wallonie ...
- 9. Charles Bricman qui voit les choses de Bruxelles, il le reconnaît bien volontiers, ne dit pas autre chose dans Critique: Comment peut-on être belge? (Charles Bricman)
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Conférence donnée en 2010