Critique : "Au dos de nos images" (Luc Dardenne)
Voici un philosophe qui écrit à propos de ses propres films. Il ne faut cependant pas se méfier des philosophes dans le domaine esthétique. Au moins depuis Kant. Dans la mesure où, contrairement à ce que l'on pourrait croire a priori, la pensée s'est mise alors à respecter l'art. S'il est possible à Newton d'expliquer comment il a énoncé la loi de la gravitation universelle, il n'en va pas de même des écrivains, des poètes, des artistes.
[Le livre contient aussi les scénarios de Le Fils, L'Enfant et Le Silence de Lorna... Cependant, les scénarios (notamment la dernière scène de Le Fils) n'est pas exactement celle que l'on voit dans le film et il y a quelques différences aussi pour les autres films. Cela fait partie de la méthode des Dardenne qui sera explicitée aussi dans ce qui suit, soit que les idées sont confrontées au réel du tournage... Pour revenir sur cette page ou avoir une idée de l'ensemble des films des Dardenne on peut cliquer sur les liens bleus à la note suivante 1
Un poète est incapable d'expliquer sa poésie
En revanche, Homère, pense Kant, « ne peut montrer comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps grosses de pensées surgissent et s'assemblent dans son cerveau, parce qu'il ne le sait pas lui-même, et ainsi ne peut l'enseigner à personne... » 2. Pourtant, Kant ne considère certainement pas l'art (ainsi que Descartes le faisait), comme gouverné par la fantaisie pure: le fait d'aimer le rouge plutôt que le noir, la confiture aux prunes plutôt que celle aux groseilles. Et il met l'artiste au-dessus du savant même puissamment intelligent parce qu'il pense que ce dernier ne fait qu'imiter, tandis que l'artiste invente.
La preuve que l'art ne relève pas que de la fantaisie, comme le souligne Luc Ferry (qui ne fait pas qu'organiser des croisières), c'est que « le consensus est, autour des grandes œuvres d'art, aussi fort et aussi large, voire davantage, que dans le domaines des sciences... » 3. Si l'art n'a pas le même sens rationnel qu'une démonstration mathématique, il a du sens, mais un sens qui ne peut pas se dire de la même façon: nous en discutons, c'est bien la preuve qu'il n'est pas irrationnel, nous cherchons à nous entendre sur ce qui est beau. Cette raison-là est proche de la raison naturelle, celle dont nous nous servons avec ingéniosité dans le plus quotidien du quotidien de nos vies, dans les liens familiaux et amicaux.
J'imagine Luc Dardenne en critique de sa propre œuvre
Le fait que Luc Dardenne explique tout au long de Au dos de nos images 4, comment il bâtit ses films, ne signifie pas qu'il en soit nécessairement le meilleur critique. Il le dit lui-même à travers une citation de Freud (référencée simplement à Quelques types dégagés par le travail psychanalytique), qui fait tout simplement penser à Kant : « La fine économie de l'art du poète réside en ce qu'il ne laisse pas son héros s'exprimer à voix haute et intégralement tous les secrets de sa motivation. Par là il nous force à les compléter, il mobilise notre activité mentale, la détourne de la pensée critique et nous enferme dans l'identification avec le héros. A sa place, un méchant auteur exprimerait de façon consciente tout ce qu'il veut nous communiquer et se trouverait alors face à notre intelligence qui, froide et libre dans ses mouvements, rend impossible un approfondissement de l'illusion. » (p.35)
Or Luc Dardenne n'est certainement pas un « méchant auteur ». Et en disant comment il fait ses films, il ne les « explique pas », du moins au sens qu'insinue Freud. Que fait-il alors ? Il en discute comme le ferait n'importe lequel des spectateurs du film. Il est possible aussi que cela soit plus pertinent à propos du cinéma, dans la mesure où le cinéma est un travail plus collectif, où l'on prend avis de bien du monde. Et évidemment, ici, Luc D. de son frère Jean-Pierre D. et vice-versa, mais aussi de gens comme Léon Michaux par exemple (qui lui conseilla de ne pas introduire le personnage du père de Rosetta dans le film fameux). Luc Dardenne discute aussi avec les philosophes, surtout ceux que l'on peut appeler les post-kantiens. Ceux qui, comme Levinas, parlent de la relation à autrui, un discours qui dépasse sans doute ce que Kant nous a dit, le même Kant dont mon professeur Albert Dondeyne nous disait qu'il avait « définitivement » démoli la métaphysique et rendu nulles toutes les preuves de Dieu, ce qui n'est pas sans intérêt, surtout peut-être pour ceux qui ont foi en Dieu. Je voudrais montrer d'abord, avant d'aller plus loin, comment l'auteur procède pour Le Fils.
Une affaire de « pardon »
C'est une affaire de pardon, bien entendu. Nous lisons sous la plume de l'auteur le 17/08/1999 : « Le film pourrait [...] regarder une famille habitée par le besoin de vengeance et qui retrouverait la vie en brisant le carcan de cet inévitable besoin. Attention au pardon, à l'illusion sur soi-même qu'il sécrète (narcissisme de celui qui pardonne comme s'il pouvait être au-dessus des autres, au-dessus de sa condition humaine). » (pp.99-100). Le 11/02/2000, les deux frères arrêtent l'écriture de ce film fondé sur cette idée et Luc D. s'en explique comme suit : « Nous arrêtons l'écriture de L'Epreuve. Il manque quelque chose ? Trop psychologique. La situation est trop bonne pour la fiction et n'est pas un document pour notre époque. » (p.108). Mais à mon sens, les deux cinéastes se sont aperçus qu'il était difficile de mettre en scène le pardon qu'ils ont en tête. Dans mes cours, je parle parfois à tort de l'identité reconstructive de Jean-Marc Ferry comme d'une forme de « pardon ». Or, c'est vrai que Ferry découvre dans les phrases du « Sermon sur la montagne » (« Faites du bien à ceux qui vous haïssent etc. »), l'intuition chrétienne du pardon qui l'amène à développer son idée de « reconstruction ». Pourtant, c'est plutôt de reconnaissance qu'il s'agit, alors que le pardon est quelque chose qui peut sembler si prétentieux, si humiliant. Sauf par exemple dans La jeune fille et la mort de Roman Polanski, ce film où une jeune femme, victime d'un bourreau violeur le retrouve par hasard, lutte (moralement, mais aussi physiquement), avec lui toute la nuit, semble vouloir lui faire avouer pour le tuer (nous le pensons parce qu'elle a une arme et que c'est le scénario un peu téléphoné des films américains). Puis quand il avoue , malgré ses dénégations précédentes et malgré le fait que le mari de la jeune femme lui aura trouvé un (faux) alibi (mais trop tard, car sa femme, dans le cours du film, ne s'est « déjà » pas vengée) , ne se venge nullement et ne renonce même pas à la vengeance : on sent dès le départ que cette femme forte a mené tout ce combat pour autre chose, l'aveu de celui qui l'a déshonorée. Mais qui, de ce fait, l'honore à nouveau ? Parmi mes étudiantes, certaines se sont révoltées parce que je disais qu'il s'agissait d'une réconciliation entre le violeur et la violée.
Dans Ran Dame Sué explique, toute menue que, devenue bouddhiste, elle « pardonne », peu de temps avant que sa tête ne soit tranchée parce que au risque du danger, elle est allée rechercher la flûte de son jeune frère aux yeux crevés. Mais dans ce film, où la violence noie tout, cela semble la seule façon de respirer et la seule façon non d'être inhumain, mais humain, désespérément en quelque sorte.
Cependant, les Dardenne n'ont pas encore résolu ce problème. Ils reviennent avec leur idée de film, butte à nouveau sur la difficulté durant des mois et des mois. Luc Dardenne cite Levinas « Le mal n'est pas un principe mystique que l'on peut effacer par un rite, il est une offense que l'homme fait à l'homme. Personne et pas même Dieu ne peut se substituer à la victime. Le monde où le pardon est tout-puissant devient inhumain. » (pp. 115-116 : c'est une citation de Difficile Liberté). Plus loin, Luc Dardenne note encore qu'en vivant le personnage du père (Olivier Gourmet) dans Le Fils (en préparation), il a « ressenti l'impossibilité de ce pardon » (p.117). D'ailleurs Olivier Gourmet dans Le Fils, comme on le sait, est un charpentier qui engage un apprenti sorti récemment de prison et dont il sait qu'il a tué son fils. Enfin, Luc Dardenne note, coup sur coup, à peu de jours l'un de l'autre, d'abord le 23/11/2001 : « Cinquante-troisième jour de tournage. Epreuve physique pour tout le monde. Il y a quelque chose d'impossible dans ce que fait Olivier. Magali [son ex-femme], a sans doute raison de lui dire "Pourquoi tu le fais, alors ? " et il sans doute raison de lui répondre : "Je ne sais pas." Nous non plus, on ne sait pas. » (p. 127) Et puis (à mon sens quand le problème du film est résolu), le 07/12/2001 : « Nous voulions intituler le film L'Epreuve en pensant à l'épreuve d'Abraham. La fin du film que nous avons tournée nous a reconduits vers elle. C'est peut-être elle qui a guidé tout le film, depuis le début, depuis l'écriture. Abraham ne tue pas Isaac. Olivier ne tue pas Francis. Olivier devient le "père ", Francis devient le " fils " et la corde [instrument de charpentier note de JF] , peut servir à nouer les planches, comme elle servit à lier le mouton [ou le bélier dans l'histoire d'Abraham et d'Isaac note de JF]. » (p. 128)
Des cinéastes chrétiens
Après coup, Luc Dardenne cite (p. 139), l'évangile selon Jean : « Vous avez pour père le diable et vous voulez ce que désire votre père. Il était homicide dès le principe, il ne s'est pas tenu dans la vérité parce qu'il n'y a pas de vérité en lui. Quand il ment il tire de son fond ce qu'il dit parce qu'il est menteur et père du mensonge. » Et alors cette vue remarquable de tout le cinéma : « Ce texte semble parler de ce qui est à la racine. Il semble associer le père, l'homicide, le mensonge et le désir d'imiter le père meurtier/menteur, dans la figure du diable. Je repense à la fiction sur laquelle nous avons réfléchi (le garçon qui découvre l'assassinat commis par son père). Il ne s'agirait pas seulement de filmer les liens entre le mensonge et le meurtre qui sont multiples et constituent les ressorts de beaucoup d'intrigues (le meurtrier ment pour ne pas être découvert en tant qu'auteur du meurtre, il ment pour que sa victime ne découvre pas son intention de meurtre, un mensonge ne devant pas être découvert conduit au meurtre, etc.), mais de filmer un meurtre qui est un mensonge, un homicide qui est aussi un meurtre de la parole. Autrement dit, le diable est un père qui ne peut plus être père et pourtant continue de l'être et le fils doit l'accepter, car il ne peut trouver dans ce père diabolique ce qui lui permettrait de dire la vérité d'échapper à ce père, de le contester au nom de la vérité, de la loi. Cette intrigue terrifiante devrait conduire le fils à tuer/mentir comme son père ou, mieux encore, à tuer son père, car c'est cela finalement que désire le père diabolique : tuer le père. Le petit garçon de notre fiction mettrait donc en place le meurtre de son père en voulant ainsi ce que désire son diable de père. » (pp. 139-140).
J'aurais pu mettre des guillemets à chrétiens, mais je n'en mets pas. Je vais m'en expliquer. Luc Dardenne admire Gilles Deleuze et admire la lutte contre la transcendance à laquelle son œuvre appelle. François André dit aussi que son œuvre et celle de son frère est tenaillée par l'idée de rédemption. Il(s) écri (vent)t : « Dieu est mort. On le sait. Nous sommes seuls. On le sait. Il n'y a rien après la mort. On le sait. On sait tout cela aujourd'hui. Qui est ce"on" ? Une sorte de rumeur qui se répand en Europe depuis deux siècles. Facile de se laisser bercer par la rumeur tout en s'étourdissant parmi les multiples veaux d'or. Autre chose est de descendre dans son solitaire et d'entrer en contact avec cette évidence : je suis seul et je suis mortel, telle est ma condition, notre condition à tous. Celui qui risque cette descente remontera plus libre. Il sera aussi tourmenté par cette question qui ne le lâchera plus : pourquoi le meurtre ne pourrait-il redevenir un fait admis ? » (p. 59).
On a tout de même envie de répondre à cela que la rumeur ne court pas depuis 200 ans seulement. Il n'y a pas de vraie immortalité dans la religion grecque. Il est étrange que l'idée qu'il existe un autre monde que celui-ci ait longtemps été inexistante dans le judaïsme, jusque dans les deux ou trois derniers siècles avant le Christ. Les Sadducéens affrontaient Jésus pour lui dire qu'il n'y avait pas de vie après la mort. Et dans l'évangile de Mathieu, lors de la dernière « rencontre » avec le ressuscité, « d'aucuns doutèrent » souligne discrètement cet évangéliste en fin d'évangile (soit en plein happy end). Jésus désespère de Dieu sur la croix. Dans l'encyclopédie dirigée par Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac 5, Sandrine Hubault rappelle (p. 544), qu'au temps de Saint-Paul l'idée de résurrection n'était guère plus évidente qu'aujourd'hui puisque celui-ci, devant l'Aréopage, fit face aux sarcasmes et aux doutes généralisés. Ce qui demeure en tout cas chrétien (et à nouveau, pourquoi mettre des guillemets ?), chez Luc Dardenne, c'est aussi qu'il parle de la résurrection : « La résurrection des corps. Pourquoi des corps ? Parce que seul le corps peut mourir et donc seul le corps peut ressusciter. Et comme seul le corps peut être filmé, il y a un rapport particulier entre le cinéma et la résurrection. C'est idiot comme constat mais ça continue à m'étonner. » (p.82). Comme il a été publié un jour un livre sur Paul Ricoeur intitulé Socrate fonctionnaire, j'ai envie de dire aussi ici, parce que cela me semble important pour le livre dont je parle, que Ricoeur a laissé des notes sur la mort, sur sa propre mort, qui font songer à Socrate. 6 Et c'est assez unique. Il y demande de renoncer aux imaginaires de la survie. Je vais y revenir.
Qu'est-ce que c'est tout ce christianisme? Jean Guitton a ce raisonnement à propos de Jésus. Ou bien ce n'était qu'un homme très banal dont on a fait un mythe, mais il y a quand même une difficulté à faire d'un homme ordinaire un mythe qui aura une telle puissance. Ou bien c'est un mythe, mais comment a-t-il cette puissance s'il n'est pas dans un homme réel, enraciné. En résumant ainsi Jean Guitton, je songe à la formidable emprise de la narration chrétienne si visible chez les Dardenne. 7
Qu'est-ce que c'est tout ce christianisme? Paul Géradin dit dans le compte rendu très travaillé d'un livre de Maurice Bellet 8 que Bellet « scrute la culture de l'Occident triomphant et fatigué, et son grand récit, le "mythe" chrétien. Le vif en est enfoui, conservé dans des représentations de l'âge traditionnel, voire emprisonné par des mécanismes de perversion. Si ces derniers sont si profonds, c'est précisément parce qu'on touche ici le fin fond de l'humain. D'où le refus de s'adonner à un tri rationalisant pour revenir à ce qui convient à une humanité raisonnable. Le faire serait manquer l'épaisseur humaine dans laquelle la raison s'enracine. Bellet rejoint ici Bonhoeffer quand ce dernier préconise une "interprétation non religieuse" des images bibliques, qui soit autre chose que la réduction à une "essence" philosophico- éthique : une approche de cet univers symbolique (résurrection, etc.), comme étant la réalité elle-même, et non une "présentation mythologique d'une vérité générale". Cependant, "ces notions doivent être interprétées d'une manière qui ne suppose pas la religion comme condition de la foi" 9 Bonhoeffer écrit encore : "Être chrétien ne signifie pas être religieux [...], cela signifie être un homme ; le Christ crée en nous non un type d'homme, mais l'homme tout court." 10 Nous n'en aurons jamais fini avec cela parce que sans doute, nous ne savons pas ce que c'est, malgré ces 2000 ans d'herméneutique tant admirés par Habermas. En tout cas, comme le montre Paul Ricoeur dans la méditation sur sa propre mort, il convient de renoncer aux représentations imaginaires de la survie si la Foi en la résurrection débouche sur l'Eternité, par définition. Ce qui est très très loin de l'idée de survie. Et qui place le croyant dans son vis-à-vis avec la mort en un vertige de néant aussi profond que celui de l'athée ou de l'agnostique (en dépit de l'espérance).
Des cinéastes contre la belgitude
L'éditorial de Thierry Haumont dans le premier numéro annuel de TOUDI résume notre pensée sur la Wallonie et la démarche de cette revue. Et celle-ci s'accorde bien avec celle des Dardenne : « De nouveau des producteurs, des journalistes, des auteurs belges entonnent le couplet : le cinéma belge, c'est l'imaginaire. Par "imaginaire" ils entendent "pas la réalité". Pourquoi ce pays refuse-t-il de se regarder ? De quoi a-t-il peur ? Pourquoi ce mépris pour la vie sociale, l'histoire ? Pourquoi cette fuite dans ce qu'ils nomment "l'imaginaire" ? Symptomatique que personne n'ait réalisé un film sur la déportation systématique des vingt-cinq mille juifs vers les camps. Personne dans ce "pays du documentaire" ! Personne ! Il y a bien des témoignages, il y a les beaux films de Francs Buyens et Lydia Chagall, mais un film sur ce que furent la déportation des juifs de Belgique, le comportement de nos autorités, de la presse des intellectuels, de la gendarmerie de la population, le film que l'on pourrait montrer à nos enfants et aux enfants de nos enfants pour qu'ils sachent comment l'antisémitisme se développa dans notre pays. Où est ce film ? Où est-il ? Nulle part. Nous sommes dans un pays de nulle part, disent certains surréalisants. Comment peut-il se passer quelque chose dans un pays de nulle part ? Aujourd'hui comme hier, nous continuons de penser que dans notre pays il ne s'est pas vraiment passé quelque chose... » (pp. 47-48, le 27/11/1994). Il me semble que la plupart des auteurs de notre revue signeraient ces mots avec les Dardenne, des deux mains. Mais je ne songerais pas d'abord à la déportation des juifs. Je songerais d'abord à la Résistance. Le discours que j'ai prononcé à Namur en septembre 99, cela été mon « film » sur la Résistance et l'occultation qu'elle a subie. Je songerais aux massacres de Léopold II en Afrique centrale et nous avons publié à ce propos Jules Marchal, Adam Hoschschild. Je songerais aussi à la divergence des troupes belges en mai 1940 derrière la Lys, les uns ne combattant pas ou peu, les autres si. Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour que l'on n'oublie pas 1950 et 1960. Et à travers cela, nous avons tout fait pour que la Wallonie ne tombe pas dans le trou que l'histoire lui avait préparée après un siècle d'exploitation forcenée. Il nous a semblé à nous, militants wallons de TOUDI, acharnés d'indépendance à l'égard des pouvoirs et acharnés de vérité que via les médias francophones (et l'opinion qu'ils reflètent), nous n'étions pas dépeints comme il le fallait et nous avons, nous aussi, pensé, comme Luc Dardenne, que « Beaucoup d'émissions télévisuelles se font aux dépens d'une certaine couche sociale du bas dont les situations et les comportements exhibés en caricatures provoquent le rire du spectateur. Plus ce dernier est proche de la couche du bas (il sait aujourd'hui qu'on eut tomber très vite), plus son rire est fort et trahit l'angoisse de la chute. Plus il est loin de cette couche du bas, plus son rire est amusé et empreint d'une certaine compassion. Quant aux gens des médias qui conçoivent et fabriquent ces émissions, leur rire est celui d'une bande de petits voyous qui vient de faire un mauvais coup. » (le 15/04/1993, p. 21.) J'ai toujours eu le sentiment que c'était la Wallonie toute entière qui était mise au trou par de tels regards dont, peut-être, elle a fini par se débarrasser. Il faut quand même savoir qu'en Hollande, il y a quelques mois, une enquête initiée auprès de l'opinion pour décider quelles étaient les villes les plus laides d'Europe a élu Charleroi et Liège.
J'ai toujours eu aussi le sentiment profond que notre tâche essentielle était, face à l'Histoire de trouver une manière d'être avec les Flamands et les Bruxellois qui nous permette de nous ouvrir à l'avenir, ce qui impliquait que nous nous pardonnions, que nous nous réconciliions. A mon grand étonnement, Jean-Marc Ferry donna un long entretien au journal, Le Vif qui excluait les Wallons d'une telle politique de reconnaissance 11, ceux-ci n'étant invités qu'à améliorer leur enseignement. Je peux comprendre aussi cette remarque du 23/9/1995 : « Jean-Pierre a trouvé de bons décors 12qui sortiront le film de l'imagerie wallonne dans laquelle certains aimeraient nous enfermer. Nous cherchons dans les lieux, les visages, les corps, les vêtements un mélange, une indétermination propres à notre époque. Plus rien n'est pur, n'appartient à un sel héritage particulier, n'est vierge d'une rencontre qui l'ait bâtardisé. De ce point de vue, notre époque est une belle époque. » (p. 55). Oui c'est une belle époque sauf que, comme le disait Thierry Haumont, en cette époque (c'était en 1987), la Wallonie n'était guère à la mode. Si dans « notre héritage particulier » Luc Dardenne ne voudrait pas que la chasse aux juifs en Flandre soit oubliée - elle qui n'a rien d' « indéterminé » - pourquoi Liège devrait-elle, le devenir, elle, indéterminée? Car, « sans héritage particulier » avec qui peut-on bien encore parler ? Certes, il voulait échapper à l'imagerie wallonne. Bon...
Un livre inépuisable
Ce livre est inépuisable. On pourrait se dire que si Luc Dardenne, doctorant en philosophie de l'UCL, n'était pas le cinéaste qu'il est devenu, il n'aurait jamais pu écrire deux cents pages de pensées qui sont à la fois un journal intime, des notes de lectures et la narration de la productions de films. C'est certain. Mais la valeur philosophique et théologique de ces pages ne leur est pas ajoutée de l'extérieur, par la célébrité du multiple lauréat de Cannes. Si Maurice Chevalier avait prétendu écrire un livre philosophique, ce livre aurait certainement eu du succès, sans (probablement), aucune valeur intrinsèque. Il n'en va pas de même ici. La pensée de Luc Dardenne, presque même indépendamment de ses films, est d'une densité exceptionnelle. De même que le cinéma des Dardenne ne se soumet pas à quelque patron philosophique que ce soit (ce que l'on a reproché par exemple au théâtre de Sartre, pour ne rien dire de celui de Gabriel Marcel tombé dans l'oubli), de même ses réflexions philosophiques valent pour elles-mêmes.
En outre, il réaffirme avec force sur la page de couverture: «Les moments essentiels pour l'écriture de nos scénarios sont ceux passés à oublier les idées...» Sont-elles oubliées réellement? Elles sont confrontées à la réalité comme on le ferait d'une hypothèse scientifique. Elles en sortent plus vives, permettent de mieux lire les philosophes, la Bible.
J'en donne une illustration qui concerne la pensée de Girard. Elle est peut-être insuffisante parce qu'elle est trop un exemple « pédagogique ». Et il y a bien plus que cela chez Luc Dardenne (par exemple la pensée sur le diable père du mensonge), bien plus qu'une lecture qui concrétise la philosophie. Voici l'exemple sur Girard : « Dans une salle de cinéma, j'ai vu une publicité montrant une lapidation par images. Un garçon se fait voler son portable par un homme (gras) qui, au moment où il le vole, se fait prendre en photo parle portable. Cette photo est instantanément envoyée sur les portables des gens en train d'utiliser le leur dans les environs, c'est-à-dire partout. Ces gens reconnaissent le voleur qui passe dans leur champ de vision, courent vers lui et l'entourent en brandissant leur portable montrant l'image accusatrice comme autant de mains jetant leur pierre. Cette publicité dit le principe de la publicité : fabriquer de l'unanimité. Dans ce cas précis : par la désignation d'un coupable, d'un bouc émissaire. Résurgence de l'âge mythique. Je suis en train de lire : Je vois Satan tomber comme un éclair de René Girard. » (5/02/2003, pp. 143-144.) Ce livre mériterait que des philosophes, des théologiens se penchent sur cette liaison que je pense exceptionnelle dans l'histoire, d'un (de) penseur(s) qui fait(ont) du cinéma ou d'un (de) cinéaste(s) qui pense (nt). Il a donc fallu que mon compte rendu soit long. Girard a dit un jour, lors d'une interview filmée sur un DVD, qu'il se posait la question du lien de la violence et de l'amour, qu'il se demandait s'il n'y avait pas quelque chose comme de l'amour dans la violence, lui l'anti-hégélien par excellence, lui le pourfendeur par excellence de la violence déniée de toute culture. Cela me fait songer à nouveau à cette parole profonde de l'auteur que je résume (p.59 de son livre) : « Si Dieu n'existe pas, pourquoi le meurtre ne serait-il pas de nouveau permis ? » Dans l'esprit de l'auteur de Au dos de nos images, cela ne signifie pas que Dieu servirait de gendarme. Cela veut dire autre chose que je comprends comme ceci en me souvenant des films qu'il réalise avec son frère et en suivant Girard : c'est à cause du meurtre que le Verbe s'est fait chair et qu'existent (notamment en Wallonie, ce qui n'est pas secondaire), deux très grands cinéastes dont les images disent ce Dieu paradoxal au bout du meurtre.
- 1. Cinéma et Actualités
- 2. Kant, Critique de la faculté de juger, traduction de Philonenko, Vrin, Paris, 1968.
- 3. Luc Ferry, Kant, Une lecture des trois critiques, Grasset, paris, 2006, p. 155.
- 4. Je cite l'édition de poche du livre, paru dans la Collection Points, en 2008.
- 5. La mort et l'immortalité, Bayard , Paris, 2004.
- 6. Paul Ricoeur, Vivant jusqu'à la mort, Seuil, Paris, 2007.
- 7. Dans ce Top 100 des «Spiritually Significant Films» dont la liste me semble juste (mais je ne sais pas ce que vaut ce site), Le Fils des Dardenne est à la seconde place juste aprrès Ordet et devant L'évangile selon Saint Mathieu de Pasolini, Le journal d'un Curé de campagne et Le Festin de Babette... Et il y a deux autres films des Dardenne, La Promesse et Rosetta...
- 8. Le Dieu sauvage, pour une foi critique, Bayard, Paris, 2007, dont il rend compte dans La Revue Nouvelle, octobre 2008.
- 9. Lettre de prison du 8 juin 1944, dans A. Corbic, Dietrich Bonhoeffer, résistant et prophète d'un christianisme non religieux, Albin Michel, p. 134-135.
- 10. Lettre du 18 juillet, dans op. cit., p. 139.
- 11. Le Vif du 28 décembre 2007, voir Une divergence avec J.M.Ferry
- 12. pour La Promesse, note de JF
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