Lumumba et le péché originel du roi Baudouin

29 June, 2010
Congo

[Sociologue et historien flamand, Ludo De Witte est né en 1956. Il est spécialiste de l'histoire de la décolonisation du Congo belge. Il est, notamment, l'auteur de L'assassinat de Lumumba (Karthala, Paris, 2000). Cet article est paru sous le forme d'une "carte blanche" dans Le Soir du 23 juin 2010 et est reproduit ici avec l'aimable autorisation de son auteur.]

L'anniversaire des 50 ans de l'indépendance congolaise à Kinshasa promet de laisser un arrière-goût d'amertume. C'est comme si, à des noces d'or, il y avait un terrible secret de famille dont on ne parlera pas, même si tout le monde le connaît, parce que « cela n'a plus d'importance », puisque, entre-temps, l'oncle que ce secret concerne est décédé. Au cours de ces festivités, personne ne dira rien de la camisole de force dans laquelle les Belges, les Américains, les Français ont maintenu le Congo au cours des années qui ont suivi l'indépendance. Il faut donc analyser les données qui restituent le contexte dans lequel se sont produites la déliquescence de l'Etat congolais et les souffrances de sa population : la dislocation du premier gouvernement congolais et l'assassinat de ses principaux leaders ; cinq années de répression de toute résistance, au prix de centaines de milliers de morts ; l'aide fournie à Mobutu pour qu'il s'empare du pouvoir ; et les dizaines d'années de soutien à son régime dictatorial.

Kabila rend hommage à Léopold II

Le gouvernement de Kabila ne commémorera pas ces méfaits. Le régime est affaibli et déstabilisé par des guerres et des incursions de bandes armées. L'Occident a d'énormes responsabilités dans tout cela. Les Français n'ont-ils pas exfiltré les génocidaires hutus avec un demi-million de leurs compatriotes dans l'est du Congo ? L'ONU n'est-elle pas restée au balcon lorsque ces milices hutues terrorisaient le Rwanda ? Elle est restée passive parce que la position de la France était diamétralement opposée à celle des Américains : Paris soutenait les Hutus ; Washington, le Rwanda. Ensuite, les Etats-Unis ont donné le feu vert à l'attaque, par le Rwanda et l'Ouganda, de Kabila et de leurs ennemis dans l'est du Congo, ce qui a provoqué une « guerre mondiale » africaine (1998-2006). Des années durant, les sous-traitants du Rwanda et de l'Ouganda continuèrent à piller tranquillement le Congo et à terroriser la population - « tranquillement », parce que les Etats-Unis et l'Europe maintinrent leur soutien à Kigali et Kampala. A la fin, l'Occident a obligé Kabila d'intégrer à son régime les plus importants seigneurs de la guerre (l'accord « 1 + 4 », 2003-2006), ce qui a permis à un certain nombre de ces bandes armées de poursuivre leurs raids de pillards comme « troupes régulières congolaises ».

Aujourd'hui, grâce aux Chinois venus concurrencer les sociétés occidentales pour l'exploitation des matières premières, Kabila a forcé l'espace d'une certaine marge de manœuvre. Car il lui est possible maintenant - ce qui suscite l'agacement de beaucoup d'Occidentaux qui se plaignent du « colonialisme chinois » - de jouer un peu l'est contre l'ouest. Cependant, le régime reste singulièrement faible. Il continue à dépendre dans une large mesure de l'Occident, et c'est la raison pour laquelle il ne remet pas en cause ses prétentions néocoloniales.

Le 10 février 2004, le président congolais prit la parole au Sénat de Belgique. Ce fut un agenouillement symbolique de dimension. Kabila y salua les pionniers de la colonisation « qui crurent au rêve du Roi Léopold II de bâtir, au centre de l'Afrique, un Etat. » Il ajouta immédiatement qu'il vaut mieux que le passé reste le passé : « A chaque génération le devoir d'assumer ses erreurs. Le passé, même s'il peut, en quelque sorte, influer sur l'avenir, ne le détermine cependant pas. »

En résumé, pour Kabila, au grand soulagement des élites belges, pour ce qui est du passé - le contentieux, dans tous les sens du terme -, la page est tournée.

Baudouin reçoit une lettre

A Laeken, ces déclarations seront bien accueillies. Albert II, fin juin à la tribune d'honneur à Kinshasa, se retrouve sur le théâtre d'une crise dans laquelle il a joué personnellement un bout de rôle il y a 50 ans. Début octobre 1960, le frère de Baudouin Ier résuma brièvement la vision belge dominante, lorsqu'il fit reposer sur le seul Premier ministre congolais la responsabilité de toute la crise. Le Prince, alors âgé de 26 ans, déclarait alors : « La crise du Congo incombe à un seul homme, Patrice Lumumba. » Il y a plus fort : le 30 juin, Albert II est envoyé sur le lieu d'un crime dont son frère porte une part de responsabilité.

Un expert de la commission Lumumba du Parlement belge, qui siégea de 2000 à 2001, a retrouvé en effet dans les archives du Palais un échange de lettres entre le chef de cabinet du roi et le major Guy Weber, un des chefs de la petite armée sécessionniste katangaise. Avec l'aide de la Belgique, le Katanga avait rompu avec le pouvoir central, peu de temps après l'indépendance congolaise. Le but de la Belgique était d'affaiblir le gouvernement Lumumba et, finalement, de provoquer sa chute. Dans l'une de ces lettres qui date du 19 octobre 1960, Weber parle d'un accord entre Mobutu et Tshombé. A l'époque, Lumumba est révoqué et le pouvoir central est entre les mains du tandem Kasa Vubu - Mobutu, mais l'ex-Premier ministre conserve une forte popularité, et ses adversaires redoutent son retour au pouvoir. Dans sa lettre, Weber annonce que Mobutu et Tshombé élimineraient complètement Lumumba, « si possible physiquement ». Derrière Mobutu, il y avait le général onusien Kettani, le chef de l'antenne de la CIA Devlin et le colonel belge Marlière. Derrière Tshombé, il y avait des officiers belges, comme Weber.

Baudouin reçoit la lettre en mains propres le 26 octobre. Il réagit rapidement : le 27, il fait rédiger un projet de réponse ; et le jour suivant, la version définitive de cette lettre est signée et expédiée. La réponse de Baudouin doit être considérée comme une approbation implicite du plan conçu pour tuer Lumumba. Dans sa lettre, Baudouin réagit en fait officiellement à un message de Tshombé datant du 6 octobre ; et le Roi ne traite évidemment pas de l'assassinat de Lumumba. Mais c'est une lettre émue, chaleureuse, où le souverain est tout éloge pour le régime de Tshombé et condamne Lumumba sans la moindre équivoque. Baudouin donne à Tshombé du « Monsieur le Président » comme s'il s'était agi du chef légitime d'un Etat reconnu internationalement. Le Roi se dit « très sensible (...) aux sentiments d'attachement que vous continuez à éprouver pour la Belgique et sa dynastie ». Il avoue à Tshombé à quel point l'imbroglio congolais le fait souffrir : « Le drame qui a endeuillé une grande partie de ce territoire est pour moi une source constante de tristesse ».

« Plausible deniability »

Il est évident que le souverain s'attend à quelque chose de concret venant du Katanga : « Une oasis de paix, une tête de pont à partir de laquelle il sera possible d'arrêter l'expansion du communisme en Afrique. » Ensuite, Baudouin désigne la racine du mal : « une association de quatre-vingts années comme celle qui a uni nos deux peuples crée des liens affectifs trop étroits pour qu'ils puissent être dissous par la politique d'un seul homme. » Dans le brouillon de lettre, il était écrit « par la politique haineuse d'un seul homme », mais ces mots furent finalement biffés. Il était clair ainsi que ces mots désignaient Lumumba. A la suite de quoi, le souverain conclut par une approbation à peine déguisée de l'accord entre Mobutu et Tshombé, y compris l'assassinat de Lumumba, le Premier ministre du gouvernement légal : « C'est ce qui me permet de vous dire ici combien j'apprécie les efforts que vous poursuivez inlassablement en vue d'une politique d'entente entre les divers leaders de l'ancien Congo, telle que vous l'avez définie à plusieurs reprises. » Y a-t-il une façon plus claire de signifier son accord sans que la chose ne puisse vous être formellement imputée ?

La lettre de Baudouin est un cas d'école de ce que la CIA nomme un message délivré avec une « plausible deniability » (un déni plausible, une possibilité de dénégation crédible) : l'usage dissimulateur de formules langagières à propos d'activités condamnables ou illégales, dont la signification réelle n'échappe pas au destinataire, mais qui, si nécessaire, au cas où l'affaire est éventée, peut être démentie de la manière la plus digne de foi.

Il est probable que le major Weber, le 17 janvier 1961, dix semaines plus tard, quand il décida de ne pas faire obstacle à ce que se poursuive le calvaire de l'ex-Premier ministre, a pensé à la lettre de Baudouin Ier, durant les heures interminables au cours desquelles Lumumba et ses compagnons d'infortune, aux mains de personnes sous ses ordres, étaient martyrisés puis assassinés. Devant la Commission Lumumba, Weber déclara qu'il avait informé le chef de cabinet du roi de l'assassinat de Lumumba presque tout de suite après qu'il eut été perpétré. Peu de temps après, le chef de cabinet du roi reçut du ministre d'Aspremont-Lynden le conseil de ne plus correspondre avec Tshombé - il faut comprendre : avec Weber. Nous n'en connaissons pas les raisons. Il est permis de supposer que l'épilogue dramatique de la crise congolaise et l'implication du Palais inquiétèrent le ministre et qu'il voulut éviter que la monarchie n'en soit « contaminée » un peu plus.

Visite au Cardinal

C'est à cette époque que Baudouin parcourt le pays avec sa fiancée Fabiola pour les traditionnelles Joyeuses Entrées. Une période sans audiences officielles : tout est centré sur le mariage royal, qui aura lieu le 15 décembre. La visite des deux fiancés à Malines marque cette période durant laquelle les Belges font la connaissance de leur future reine. Ils y rencontrent le cardinal Van Roey, assisté de son secrétaire Leclef et de l'évêque coadjuteur Suenens. C'était le... 28 octobre, le jour même où Baudouin appose sa signature au bas de la lettre compromettante à Tshombé.

Il est peu probable qu'il ait été question de la lettre durant la visite elle-même et en présence de Fabiola. Cependant, il est très tentant d'imaginer que le Roi n'ait pas seulement évoqué sa visite dans ses contacts avec le palais archiépiscopal et qu'il l'ait entretenu de ce très pénible dilemme sur le plan moral : peut-on pousser à un assassinat si celui-ci, dans la vision éloignée des réalités et alambiquée du Roi et de son entourage, peut libérer un peuple des griffes de Belzébuth ? Aujourd'hui, on sait à quel point l'évêque coadjuteur Suenens était proche de Baudouin : le futur cardinal l'avait aidé à rencontrer son épouse espagnole, ce qui fut le début d'une amitié qui dura toute la vie.

De plus, il est évident que l'entourage de Baudouin s'était fort occupé de cette affaire délicate. La réécriture du brouillon de sa lettre n'est pas de la main du Roi lui-même, ni de son plutôt affable chef de cabinet. Il contient quelques passages raturés comme la référence à « la politique haineuse », ce qui laisse supposer que quelqu'un de plus ultra aurait écrit la version originale. Peut-être est-ce la même main qui, dans le projet de discours royal, le jour de l'indépendance, écrivit le chant de louange au « libérateur Léopold II » - un passage que le Premier ministre Gaston Eyskens fit supprimer du texte du discours.

Il n'est pas absurde de penser que l'auteur de tout ceci doive être cherché dans l'entourage ultraconservateur de son père, le roi Léopold III. Après l'abdication à laquelle Léopold III fut contraint, Baudouin succéda à son père, mais sans jamais vraiment l'accepter. Le Roi - devenu roi à son corps défendant - se cramponna à la Maison de son père, une Cour qui lui inocula sa vision du monde. C'est ce que le journaliste d'investigation et observateur de la monarchie Walter De Bock appela un jour « le péché originel de Baudouin ». Un péché originel qui se concrétisa dans cette camarilla, reçue en héritage, d'exaltés d'un ancien régime, avec des ramifications dans le monde des affaires (la Société Générale) et dans le haut clergé. Ce milieu élitaire et énergique mit facilement le grappin sur le jeune Baudouin à la vision déconnectée du monde et le poussa sur la ligne de front de la bataille livrée au gouvernement Lumumba.

Evasion religieuse

Cela peut expliquer la raison pour laquelle le Roi intervint d'une manière très énergique au plus fort de la crise congolaise. Ne songeons qu'à sa tentative, en août 1960, de forcer le Premier ministre Eyskens à démissionner et d'aider à la constitution d'un cabinet d'affaires qui aurait remis de l'ordre au Congo. Et lorsque Eyskens tint bon et ne consentit pas à s'effacer, Baudouin poussa à la nomination d'un de ses familiers, le comte Harold d'Aspremont-Lynden, au poste de ministre des Affaires africaines. Il y eut en plus quelques initiatives diplomatiques où il n'en faisait qu'à sa tête, comme son souhait de décorer Tshombé, contre la volonté du gouvernement, qui craignait des complications internationales... Finalement, il y a la lettre du 28 octobre qui implique Baudouin dans le complot visant à l'assassinat de Lumumba, le pas de trop d'un Roi à qui, dans cette crise, on fit jouer un rôle autoritaire, bonapartiste. Car, au cours de l'été 1960, alors que la Belgique semblait perdre le Congo, l'appel dans l'opinion à un leader éclairé qui s'entremette avec énergie fut constant et puissant.

On est tenté de penser que le frêle et pâle jeune homme de 30 ans coupé du monde qu'était Baudouin en 1960, n'avait pas les épaules assez larges pour porter le fardeau d'une telle politique. Ces jours-là, Paul-Henri Spaak, alors secrétaire général de l'Otan, observait « le côté pathétique et désemparé du Roi qui voit que tout s'écroule sans pouvoir rien faire. » La lettre de Weber lui donna l'occasion, même si ce n'était que sur papier, de prendre la tête de ses officiers et de les mener au combat. Dans ce trop grand palais dont il était prisonnier, sous la coupe de l'entourage de son père, il outrepassa les bornes du raisonnable.

Cela nous amène à oser une hypothèse. Est-ce que ce faux pas ne jetterait pas quelque lumière sur sa fuite ultérieure dans un mysticisme religieux ? Une évasion qui aurait comme origine les difficiles journées d'octobre et qui se serait renforcée avec l'arrivée au Palais d'une catholique ultra comme Fabiola ? La foi du Roi était celle d'une soumission aveugle - ne se qualifie-t-il pas dans son journal intime d'« insecte » qui voudrait devenir un « beau cheval » et qui, pour cette raison, implore le pardon de Dieu ? Si cette hypothèse est juste, sa soumission fut également toute sa vie une expiation, qui l'enferma dans un pacte du silence avec les complices du crime, des nobles comme d'Aspremont-Lynden et des officiers comme Weber, qui devint plus tard aide de camp de Léopold III.

Références

Traduit du néerlandais par José Fontaine.

Sources : L. J. Cardinal Suenens, Le Roi Baudouin. Une vie qui nous parle, Editions Fiat, Ertvelde, 1995 ; Ludo De Witte, L'assassinat de Lumumba, Karthala, Paris, 2000 ; Jean Stengers, La reconnaissance de jure de l'indépendance du Katanga, in Cahiers d'Histoire du Temps Présent, nº 11, 2003 ; André de Staercke, Mémoires, Lannoo, Tielt, 2003 ; Luc De Vos, et al., Lumumba. De complotten ? De moord, Davidsfonds, Leuven, , 2004 ; les journaux Le Soir, La Libre Belgique, Le Peuple d'octobre 1960.

Voir ausssi du même auteur:

Congo: des élites belges incapables de vérité

Onmogelijke waarheid over Leopold II bij de belgische eliten

Ou sur des sujets connexes à commencer par un autre assassinant:

L'assassinat de Julien Lahaut reconstitué ("Keerpunt")

Critique : "Léopold II, entre génie et gêne. Politique étrangère et colonisation" (Vincent Dujardin, Valérie Rosoux, Tanguy de Wilde)

L'assassinat de Lumumba

Les secrets de l'affaire Lumumba