60-61 : aveuglement d'une part de la gauche (et du mouvement wallon de droite)

4 décembre, 2010

Grève de 60-61

Liège 6 janvier 1961:une lutte wallonne d'une violence inouïe, profondément méconnue par une partie de la gauche.

1960-1961. Ces années-là sont aussi celles de la guerre d'Algérie. Une série d'intellectuels bruxellois, parfois au péril de leur vie, aident le FLN algérien contre le colonialisme français. Hugues le Paige qui est un familier de ce groupe écrit ces lignes, les plus édifiantes jamais lues sur la méconnaissance de la Wallonie à Bruxelles. On comprendra qu'elles soient citées in extenso:

«Beaucoup de ces femmes et hommes de gauche n'ont absolument pas vu venir la grande grève de 60-61. Pierre Le Grève, pourtant futur dirigeant syndical: " Je n'avais pas conscience du mécontentement qui montait sur le plan social. Je fréquentais les assemblées syndicales, mais essentiellement pour recueillir des signataires pour le Comité. " Luc Somerhausen est surtout soucieux des routes barrées par les grévistes en Wallonie et qui gênent le passage des " frères " [le passage de militants FLN en France, aidé par les militants du Comité dont on parle, note de J.F.]. Micheline Créteur ne découvrira l'importance de ce qui se passe en janvier 1961 que quelques années plus tard, lorsqu'elle travaille au CRISP.» [Jean L. Doneux, H. Le Paige,Le Front du Nord, coll. Pol-His, Bruxelles, 1992, p. 242]. H. Le Paige poursuit: «Pourtant la grève 60-61 va rattraper l'Algérie grâce à un film. Le seul document qui ait jamais été réalisé sur le sujet: celui du réalisateur flamand Franz Buyens: "Le FLN avait demandé mon film pour la formation de ses militants. Je le fais passer au Maroc. Mais, sans nouvelle, je pense que la copie de Combattre pour nos droits s'est perdue corps et bien. En été 1968, lors d'un festival à Alger, je me retrouvai aux côtés de Joris Ivens et Henri Storck. Sur scène, mon nom est ovationné. Je dis à mes illustres compagnons que l'assistance doit se tromper, que les documentaristes connus dans le monde entier, c'est eux et pas moi." " Pas du tout", me dit un organisateur algérien:" ils connaissent tous votre film: pendant la guerre, il n'a cessé de circuler dans nos réunions. " On me montre alors la copie 16 mm dont toutes les perforations avaient sauté à force d'avoir projeté le film dans les conditions qu'on imagine. " La seule chose que nous ne comprenons pas ", ajoute un militant FLN, " c'est comment après avoir rassemblé des centaines de milliers d'hommes et de femmes dans la lutte et dans la rue, vous n'avez pas fait la révolution... " Ainsi grâce au film de Buyens, des maquisards des Aurès connaissaient peut-être mieux l'histoire de la grève 60-61 que certains de ceux qui les soutenaient en Belgique même. Car, pour beaucoup de militants, tellement immergés dans la solidarité algérienne, les autres champs politiques n'ont, au jour le jour, guère ou pas d'existence

C'est en pleine «grève du siècle» que certains éditorialistes français (à RTL notamment) comparèrent la démarche d'André Renard sur la Wallonie à une lutte tiers-mondiste, de «libération nationale» si l'on veut... On ne peut s'empêcher de souligner cette perception d'éditorialistes français (pourtant français oserait-on ajouter), comme Jean Grandmougin, précisément en rapport avec la guerre d'Algérie et les personnes courageuses mais pas toujours lucides dont on vient de parler et qui sont des militants belges pour qui, hormis la solidarité algérienne, les autres champs politiques n'ont, au jour le jour, guère ou pas d'existence.

L'herbe est toujours plus belle dans le pré d'à côté et la Révolution.

Le Progrès, la Gauche sont vraiment des choses trop importantes pour qu'elles puissent ne serait-ce que s'esquisser en Wallonie.

C'est dur à entendre.

Il y a toujours des rois pour noter, un 14 juillet: «rien». Il y a eu aussi les rives de la Seine envahie par les pêcheurs le jour de la fameuse remontée des Champs-Élysées par le général de Gaulle à Paris le 26 août 1944. Mais ils étaient pêcheurs, pas militants politiques. Cet aveuglement bruxellois, chez des personnes engagées politiquement, à propos de ce qui se passe en Wallonie - la plus longue grève générale de toute l'histoire de Belgique! - laisse amèrement rêveur. Nous pouvons en partie comprendre les explications d'Hugues Le Paige et il n'y a pas à juger ces gens courageux par ailleurs, voire héroïques. Mais il faut enregistrer jusqu'où va la négation de la Wallonie à Bruxelles - involontaire comme ici, donc terrifiante. Ajoutons que ce film de Franz Buyens fut peu apprécié par Jacques Yerna par exemple1 - sympathisant actif des personnes soutenant alors le FLN avec quelqu'un comme Élie Baussart, autre militant wallon. Ce film, en effet, réalise le tour de force de rester complètement muet sur la revendication du fédéralisme et la figure centrale d'André Renard! Sur sa propre expérience des grèves de 60, Hugues Le Paige écrit d'ailleurs lui-même: «À la télé, je découvre la classe ouvrière en colère. Et je ne peux que deviner, sans bien comprendre, " la grève du siècle " comme on l'appelait. Un mouvement sans précédent contre le projet de loi unique, on dirait aujourd'hui un programme d'austérité. La Belgique frôle l'insurrection. Mais l'absence d'une direction et d'une volonté politique, les divisions syndicales et la fracture nord-sud feront éclater le mouvement qui se replie sur la revendication fédérale.» [La Revue Nouvelle, mai 1988, p. 87]. Notons que cet aspect est souvent éprouvé négativement par des militants contemporains vivant à Bruxelles2.

Et si le tournant wallon de la grève était la seule issue radicalement socialiste qu'elle pouvait avoir?

Voilà. Que dire? On n'est pas nécessairement attiré par la polémique, car il s'agit d'amis au sens profond, de camarades qui partagent les mêmes idéaux. Mais il reste vrai que l'extrême-gauche bruxelloise - même absente du grand mouvement wallon de grève de 1960-1961 - a pu mal juger le tournant wallon de la grève de 60. Trouvant par exemple que son issue dans le combat fédéraliste wallon était une trahison du marxisme, de la lutte des classes ou que pouvons-nous dire encore... Tout cela est très difficile à dire. Mais il faut sans doute le dire. Par exemple, dans les Cahiers Marxistes de ce mois de décembre 2010 paraît un magnifique texte de Rosine Lewin (pp. 113-193), qui est un Témoignage sur une longe vie d'engagements dans le mouvement ouvrier en Belgique et à l'étranger. C'est vraiment une vie dans le siècle. Elle évoque de la Résistance au coup de Prague les crises et les déchirements du mouvement communiste international, son dialogue avec l'Eglise catholique et peut-être un peu trop peu de lignes sur le plus formidable affrontement des classes de toute l'histoire de Belgique en 60-61. Par ailleurs, jusqu'à la toute récente publication du supplément "Wallonie" dans Le Monde Diplomatique de décembre 2010, Rosine Lewin a dû être la seule rédactrice de ce journal à tout de même relayer un peu la problématique wallonne dans ce journal. D'un autre côté, le 17 août 2010, une présentation a été faite à l'Espace Marx du cri de Lahaut Vive la République! le 11 août 1950, dont l'auteur essayait de montrer que la République dont il était question n'était pas, dans le contexte , la volonté d'un simple changement de la manière de modifier la désignation du chef de l'Etat, bien évidemment. Car l'idée républicaine en France se lie à la Révolution, reçoit tout son sens de celle-ci et ne constitue pas qu'une simple particularité institutionnelle de la France mais quelque chose de bien plus profond qui, sans doute, a bien du mal à émerger en pleine République (ou soi-disant République), sarkozienne.

Or, en 1950, le fameux communiqué de Renard sur l'abandon de l'outil le 27 juillet (La grève sera générale, totale, illimitée (...) Nous laisserons se noyer les mines. Les cockeries sont abandonnées. Les hauts fourneaux n'ont pas été bouchés (...) Nous ne reculerons devant rien et nous irons jusqu'au bout...), qu'était-ce sinon un communiqué révolutionnaire?

Il a fallu que le représentant du PTB parle du rattachisme, que plusieurs auditeurs évoquent le fait que la monarchie n'est pas un bon ciment de la Belgique et que la présidente de la séance Madame Gotovitch condamne précisément l'orientation renardiste de janvier 61.

Castoriadis, encore dans les années 70, pouvait trouver scandaleux que "du jour au lendemain" le capitalisme et le gouvernement belge aient trouvé normal que, puisque le charbon n'était plus rentable, il fallait supprimer immédiatement l'emploi de dizaines de milliers de mineurs en Wallonie - peut-être le véritable et le seul déclin wallon.

Renard a trouvé une issue à l'échec probable de cet immense mouvement de 60 dans le combat wallon. Car il a bien senti que l'échec de la grève, notamment par la répression systématique de celle-ci par 18.000 gendarmes et 18.000 militaires envoyés en pays wallon par le gouvernement central - Renard l'appelle le gouvernement flamand - était aussi la préfiguration - ou la révélation - de l'insupportable déréliction de la Wallonie en une Belgique abandonnée par les holdings francophones et déjà depuis longtemps mordue par les longues dents de la jeune bourgeoisie flamande.

Or l'extrême-gauche - au moins une partie d'entre elle - même absente du mouvement de 60 à cause de ses regards fixés in the distance comme on dirait en anglais, dans le lointain des glorieuses luttes menées partout notamment en Algérie (mouvement qui se révéla bien plus équivoque que la grève wallonne, mais certes, on ne pouvait pas le savoir), a longuement condamné le tournant wallon des grèves, y voyant comme l'expression d'un repli (quoi en Wallonie n'est pas désigné par ce mot?). Il aurait fallu que Renard mène un combat de classes et rien d'autre. Il était scandaleux qu'il se révolte aussi contre la mort annoncée de la Wallonie économique. Il aurait donc fallu que la Wallonie, pour demeurer fidèle à son combat de classe, meurt dignement, dans l'échec de la plus formidable grève qui ait jamais été déclenchée en 180 ans de Belgique. Qu'elle n'oublie pas, en son dernier râle de chanter l'Internationale.

Alors la pure lutte contre l'Injustice, la pure lutte des classes aurait pu être sauvée de ce mélange nauséabond entre le marxisme et le patriotisme wallon, de cette association du drapeau rouge et du Coq Hardy. Bref il aurait fallu que tout en luttant contre la bourgeoisie la Wallonie le fasse comme ces héroïques passeurs de militants pro-FLN, en s'ignorant elle-même, en ne tenant pas compte du fait que ce combat avait lieu sur ses terres et dans sa nation menacée de mort.

Et que vu l'échec manifeste de la grève, elle s'euthanasie, par exemple le 23 janvier 1961, en chantant l'Internationale jusqu'à son dernier râle, laissant ici pour l'histoire un témoignage héroïque dont les futures générations anticapitalistes garderaient le souvenir ému, capable de donner des impulsions fondamentales, certes en d'autre pays du monde puisque la Wallonie aurait été rayée de la carte de Belgique et d'Europe.

Avec le recul, on comprend que le tournant wallon de la grève de 60-61, si critiqué par une grande partie de l'extrême-gauche, fut au contraire la seule issue du socialisme le plus radical, le plus intransigeant, et même si ce socialisme était aussi national, mais pas national dans le sens bourgeois du terme.

Evidemment, la droite a fait pire encore et elle mésinterprète et mésestime le combat wallon de 60 en ne voyant pas qu'il a fondé la Wallonie même si c'est à partir de la gauche.

Et alors?

Quel pays n'aurait pas été fondé par la plèbe, par les gueux, non par les riches qui n'ont que des biens temporels à perdre alors que les gueux ont à perdre ce bien: l'amour de la patrie (Charles Péguy)?

Dossier en construction sur l'HIVER 60-61, fondateur d'une Wallonie attachée au social, brutalement réprimée par la gendarmerie belge et l'armée belge

  1. 1. Jean Neuville et Jacques Yerna, Le choc de l'hiver 60-61, Pol-His, Bxl, 1990.
  2. 2. Madeleine Jacquemotte-Thonart, Ma vie de militante, Tome II, Université des femmes, Bruxelles, 1994, p. 125.