Ce qu'on fit de l'hiver cette année-là

Toudi annuel n°4, 1990
13 mars, 2009

[Thierry Haumont raconte "son" Hiver 60-61 avec son talent d'écrivain, et de nouvelliste]

À la mémoire d'Emile Dufranne

Et bientôt je sus que je ne savais pas (drôles de petites misères de l’enfance); je ne savais pas comment il s'y était pris, d’où lui était monté ce brusque désir de déverser son énergie, quelle étincelle d'amour l'avait fait exploser - je ne savais pas non plus ce que pouvaient signifier des mots comme peuple, comme pays, comme démocratie - mais il était clair qu'un peuple se soulevait; puis qu'il était en train de faire la fête.

Massivement. Avec rage. Bruyamment, selon le sens qu'avait alors pour moi la fête, à la veille de mes douze ans, en ce mois de décembre 1960: cris et tapage, cris déterminés à monter plus haut que le tapage, un sens de la plaisanterie poussé si loin qu'il finit par se confondre avec la révolte. Toutes les audaces qu'on ne se serait pas permises en d'autres temps, la volonté d'agacer l'ordre et, quand l'ordre se rebiffait, de le faire enrager.

Ils étaient là. Pas dangereux, mais les mères avaient immédiatement fait rentrer les plus jeunes. Chacun marchant à son pas. Une fête improvisée. Sans musique (les chants éclateraient plus tard, puis les grévistes n'auraient plus de voix pour les chants). Une fête dont j’étais exclu, une fête pour les grands, sur laquelle je ne pesais pas; seulement un regard extérieur, pareil à celui que posaient sur la rue, dans toutes les maisons d'en face, des enfants soulevant à deux mains les rideaux de leur fenêtre.

Et déjà, parmi la bonhomie de ceux qui défilaient au pas de promenade, des nonchalants, mains dans les poches, de ceux qui relevaient leur col et frictionnaient leur torse parce qu'ils avaient gardé leurs habits d'atelier (la forge, la coulée de verre en fusion), des injures, des poings menaçants, des débordements - mais ce n’était pas cela, ni la reprise appuyée des slogans, et certainement pas les gros mots wallons qui m'auraient fait changer d’avis:

- Tu ne trouves pas qu'ils ont l'air de s'amuser?

- En ce temps-là pas plus aujourd'hui je ne convainquais personne. Mais la violence n'était pas dans la violence.

- Tu en vois qui sourient, toi?

Peut-être pas au premier coup d'œil - mais j'ai toujours laissé le premier coup d'œil aux autres, je suis lent, j'arrive par après - je lus bien la résignation sur certains visages, l'arrogance sur d'autres; à moi aussi il m’arriva de sursauter devant la soudaineté de certains actes - un homme s’était brusquement écarté du rang des manifestants pour donner du pied dans une porte, un autre jetait sur le trottoir le panneau qu'il avait arraché à sa sortie de l’usine, un gros, perdu au milieu d'un groupe, s’était haussé sur la pointe des pieds et apostrophait violemment un passant devenu blême: "Faux cul! Je te donnes deux minutes pour nous rejoindre!" Mais il y avait aussi des croche-pieds pour rire, des casquettes arrachées à des crânes dégarnis, et lancées à trois mètres de hauteur; et la main d'un ouvrier taquinant des boucles de cheveux dans la nuque d'une ouvrière.

Ils étaient passés comme s'ils ne devaient plus jamais revenir. Un feu de paille. C'est que rien ne se reliait encore dans ma mémoire. On avait parlé de remous dans les services publics. Quelques jours plus tôt, un roi dont nous nous moquions tous s’était marié, cela n'existait déjà plus, cela avait-il seulement existé? C’étaient pourtant deux faces de la même histoire, un cérémonial affligeant et compassé, une explosion de colère qui prenait l’allure d’une fête; j'aurais dû savoir que la plupart du temps dès que deux choses s’opposent elles appartiennent à la même histoire, Bernard et Jean-Pierre ne pouvant se rencontrer sans se lancer leurs poings, Colette et Geneviève se disputant, en vue de leur future communion, le même garçon: la même histoire.

En attendant, il n'y eut cette année-là ni véritable Noël, ni nouvel-an; et mon anniversaire passa comme un autre jour. De toute leur puissance, les grèves rabotèrent ces moments symboliques; elles nous entraînèrent de décembre à janvier dans un même mouvement: celui du temps, tout simplement, qui dévore un jour après l'autre.

Toute grève je pense (je pense aujourd'hui) s'attaque au temps, avant de devenir le temps lui-même. Elle commence par le grignoter. Les trains qui nous emmenaient à Namur connurent des retards de plus en plus importants. Il ne passa bientôt plus qu'un train sur deux, puis sur trois. Les premiers jours on s’entassa dans les wagons en exagérant les poussées, puis nous eûmes toute la place; on ne vit plus sur les quais que des écoliers - pas le moindre travailleur. Nous entrions dans la grève avec une fierté évidente. Ouvrir la porte de sa classe, passer devant les pensionnaires et les Namurois deux heures et demie après le début des cours. Donner la raison de son retard.

- On sait, on sait. Va t'asseoir.

Au retour, avec un retard semblable, on se sentait moins glorieux; dans la mallette, en sus des devoirs, il y avait les cours à recopier.

- C'est encore eux!

Un grand cortège venant de la gare et se dirigeant vers la grand-place. A les entendre crier, avant de les voir, je sentis qu'il s’était produit du nouveau. Et puisqu’à ma façon je participais à mon tour à la grève, j'avais envie d’en savoir plus.

Sur les raisons qui me rendaient fier d'arriver en retard.

D’être foudroyé du regard par les professeurs et les surveillants. D’être considéré comme un rebelle.

La nouveauté, c’était que la fête avait bien l'air d’être tout à fait terminée. Les rangs des manifestations étaient moins lâches qu'au premier jour. Les drapeaux, les banderoles bien plus nombreux. Les visages plus fermés, plus durs. Piqués au vif par l'hiver - mais pas seulement par l'hiver, ou alors par un deuxième hiver.

Je les trouvai presque amaigris.

J'eus pour eux des inquiétudes.

- Quand ils ne travaillent pas, ils sont tout de même payés?

- J'avoue que le "évidemment non" me fit de la peine. Ouf, il restait les syndicats, eux versaient des primes de compensation. En aucun cas égales aux salaires. Seulement pour les actions qu'ils reconnaissent. Et il fallait avoir cotisé.-

- Ceux qui n'ont pas cotisé, ils ne font pas la grève?-

- S'ils réussissent à ne pas la faire!

- Mais s'ils veulent travailler tout de màme, à quoi les occupe-t-on? Ça rime à quoi, deux hommes dans un atelier qui tourne avec cinquante ouvriers?

- Puis:

- C'est quoi, un piquet de grève?

J'avais une bonne nouvelle pour les piquets de grève, si souvent décriés: la toute grande majorité des écoliers était pour eux. Un jaune, c’était exactement ce qu'au collège nous appelions un fayot, un chouchou, un lèche-cul.

Je les regardais défiler. Je riais.

- Pas vrai, sa maman l'a laissé sortir?

- Un jeune homme, d'une timidité maladive dans la vie, scandait plus haut que les autres: "Non à la loi unique!" Cette loi qui m'apparaissait bien difficile à comprendre; mais quelques rangs plus loin une pancarte expliquait tout, elle affichait clairement: "Loi unique = loi inique"; et avec cela le principal était dit.

Je ne peux pas dire pourtant que tous les slogans m'aient fait plaisir. Lorsqu’une autre fois un groupe passa devant notre maison - je revenais de chez l’épicier, avec un sac de pommes de terre dans les bras - et cria: "À bas les médecins, vive les vétérinaires!", j'eus beaucoup de peine pour eux. D’abord parce que nous ne vivions pas comme des nantis, même si la maison était grosse, et qu'ils s’étaient donc trompés de cible; puis parce qu'il est ridicule pour un être humain de vouloir être soigné par un vétérinaire, c'est s’abaisser soi-même au rang d'une bête, ça n'a aucun sens. Maintenant, on m'a dit qu’ils étaient saouls. Je ne les ai plus plaints. Dix mètres plus loin, ils avaient probablement déjà oublié ce qu'ils avaient crié. N’empêche que c’était une leçon: on pouvait participer à la défense d'une cause juste en étant bête, rien n’était simple.

Deux ou trois jours plus tard, la grève nous livrait à l'hiver. Les trains ne passèrent plus. On rapporta qu'entre Charleroi et Namur, la voie avait été dynamitée. C’était presque la guerre. Et pour les gens le début des privations. On manqua un jour de classe. Le lendemain, on trouva quelqu'un pour nous conduire à Namur:

- Mais demain, les enfants, il faudra trouver une autre solution.

- Quelle solution? Les routes elles-màmes étaient dangereuses. On racontait que les grévistes jetaient de l'eau dans les virages, la nuit, et que le verglas avait fait verser plusieurs camionnettes de gendarmerie. L'outil abandonné. Des barricades. La rouille s'installant sur les rails et sur les machines. Des rassemblements. Des émeutes. Des appels à la résistance. De grands discours.

Au collège, nous eûmes droit aux discours, nous aussi, et à toutes les ressources d'une rhétorique procédant par degrés: la compréhension un peu agacée, le recours au bon sens, à la raison - nous en avions atteint l’âge -, la mise en garde, la menace explicite, l'ordre:

- Il n'est plus question que vous ratiez un seul cours.

- On n'en peut rien, 'sieur! Que voulez-vous qu'on fasse?

- Eh bien je vous rappelle que l'Institut abrite un pensionnat, et que celui-ci est prêt à vous accueillir tant que le calme ne sera pas revenu.

C'était la catastrophe.

Un navetteur, qui étouffait déjà, s’écria:

- Est-ce bien la peine? On dit que la grève ne durera pas.

- Mais nous l’espérons tous!

L’envolée de sa phrase me fit croire qu'il en avait enfin terminé avec cela. J’avais ouvert comme les autres ma grammaire latine. Je pris mon cahier, dévissai le capuchon de mon stylo. Mais en relevant les yeux: le visage de l’abbé rouge de colère.

- Mais bon sang, qu'est-ce vous espérez devenir? Des citoyens d'une Wallonie soviétique? Ne voyez-vous pas qu'il n'y a plus que les Wallons à se croiser les bras? Les Flamands, eux, ont repris le travail! Voilà un peuple courageux, et malin! Vous feriez mieux de prendre exemple sur lui! Mais en fin de compte, que voulez-vous?

- Moi je ne voulais rien, seulement qu'il se taise.

- Savez-vous que l'Église a condamné la grève?

- Je me sentis visé, en tant que gréviste involontaire. Les pensionnaires, coupés qu’ils étaient du monde extérieur - et leur retour chez eux, qui avait lieu tous les quinze jours, était compromis - étaient les seuls à garder vraiment la tête haute. Tous, autant qu'ils étaient: des enfants du cardinal. Et moi, prêt à trahir.

Dans la cour de recréation, les externes formaient des groupes

- Etre pensionnaire!

L'horreur. L'asphyxie. Vingt-quatre heures par jour dans une boite. Un monde étriqué, où les mesquineries quotidiennes constituaient les seuls événements. De petits vols (deux tranches de pain à la cuisine, une pomme, une gomme). Des ruses dérisoires. Les confidences moites.

Rien que des mâles.

- Je ne serai jamais pensionnaire.

- Tu feras ce qu'on te dira de faire.

- Rastrins.

- Et c'est quoi ta solution?

- Me tirer une balle dans la tàte.

Il y eut quelques rires. Je quittai ceux qui étaient déjà réassignés à accepter l’inévitable. J'allai passer ma rage sur un ballon. But chanceux - je venais d’entrer dans la partie. Pour en sortir aussitôt. Mais qui pouvait me dire ce qu’on nous reprochait? De quoi voulait-on nous protéger? D’après ce que j’avais entendu: de nous-mêmes. Eh bien c’était beaucoup plus simple: de l'hiver. C’est contre l'hiver qu'on nous offrait des murs, des salles chauffées, des portes qu’on fermait chaque soir, et le soir tombait tôt, des portes qui se fermaient sur des couloirs aboutissant à des portes fermées sur d'autres couloirs; garder l’hiver hors de ses murs, l'hiver et les loups qui le hantaient; et pour renforcer cette impression de confort et de sécurité, des histoires, une Histoire bien tempérée, scrupuleusement traditionnelle, une fierté bourgeoise hautement revendiquée, qui s’efforçait de ne jamais parler de nous pour ne pas nous effrayer, dormez dans l'ignorance de ce que vous êtes, mes petits, dormez, nous le voulons, n’écoutez pas brailler ceux qui ne sauront jamais ce qu’ils font. Que la paix soit avec vous dans votre inexistence. Je me disais: en attendant, toujours pas de solution en vue, mon âme pour une échappatoire; mais dans la minute qui suivait je cherchais dans la cour un aîné de ma commune, en qui j'avais toute confiance. Mon indignation le fit rire, mais il jugea finalement que mon indignation était fondée:

- Entendu, nous ferons de l'auto-stop.

En rentrant dans la classe, je me sentais fort. J'attendais quatre heures avec impatience.

Mais c'était presque la guerre. Namur était presque désert. Il avait fallu rationner l'essence, elle n'était plus distribuée qu'aux forces de l'ordre, aux services de santé - aux médecins; quasiment pas de voitures, donc - mais comme les ouvriers contrôlaient les usines et avaient accès aux réservoirs, les syndicalistes chargés de coordonner et de soutenir l'action des grévistes circulaient eux aussi. Et quelques particuliers tenant leur essence d'on ne sait où. Cela faisait peu de monde.

Les rares voitures qui passaient étaient généralement bourrées. Il faisait froid. Nous n’étions que deux sur la route, nous marchions d'un bon pas; mais c’était pour nous réchauffer davantage que pour nous rapprocher de notre objectif.

- Vingt kilomètres ça fait combien?

- Quatre heures.

Mais toutes les voitures ayant des places libres, quitte à se serrer, s'arràtaient. Cela nous faisait de tout petits parcours d'un ou de deux kilomètres.

On nous demandait ce que nous faisions là. Nous répondions que nous refusions de nous laisser enfermer dans un pensionnat. Nous étions les premiers à en rire.

Un soir on nous déposa en pleine campagne, il nous restait une dizaine de kilomètres à parcourir, le cartable pesait de plus en plus lourd. Deux voitures passèrent, elles n'allaient pas dans notre direction.

L'hiver absorbait les sons. Je me souviens de ces vingt minutes de marche, où nous n'entendions plus le bruit de nos pas. Et le vide aux quatre coins de l’horizon. En pressant le pas, nous pouvions encore espérer être chez nous pour le repas. Mais c’était bien l'hiver que j'avais voulu.

La température baissait encore. Nous fîmes un arrêt; nous tournions le dos à la route vide - nous pissions.

- Merde, Jean-Marie, une auto!

Nous ne l'avions pas vue venir.

- Grouille-toi!

- Je ne peux pas m'arrêter.

Ce fut lui tout de même qui leva un bras dans une drôle de contorsion et l’agita derrière lui pour implorer la bienveillance du conducteur. La voiture finit par s'immobiliser après nous avoir dépassé d'une bonne vingtaine de mètres; un passager abaissait son carreau:

- Prenez votre temps! Ne brusquez pas la nature!

Nous remontions vers eux en vérifiant nos braguettes.

- Nous allons à Auvelais.

- Nous pouvons vous déposer à Jemeppe.

C’était une camionnette, des rouges.

- Serrez-vous là derriäre.

Nous pråmes place sur des piles de documents, de tracts, contre une batterie neuve, entre deux porte-voix.

- Le froid pince, pas vrai?

Et tout de suite: un gobelet de café.

- Vous faites du stop tous les jours?

- Nous sommes bien obligés. C'est ça ou la prison. Je veux dire: le pensionnat.

- Où étudiez-vous?

- Saint-Louis à Namur.

Les trois hommes éclatèrent de rires. De petits calotins! Mais l'un deux se reprit vite:

- Tais-toi, ils n'en peuvent rien. Et que pense-t-on de nous, à Saint-Machin à Namur?

Il n'y avait pas de raison de ne pas le leur dire. Que les Wallons étaient stupides de poursuivre la grève.

- Tu peux dire aux curés qu'ils l'ont dans le cul. Quoi encore?

- La lettre du cardinal lue en classe, et abondamment commentée.

- Pas chez nous, dis-je.

- Mais personne pour vous dire pourquoi nous luttons.

Ils parlaient avec leurs mots, et n'avaient que quelques minutes pour tout nous dire. L'hiver n'était pas dans leur cœur. Ni dans leur bouche les pensées toutes faites.

C'étaient les derniers jours de la grève, ils ne le savaient pas, ou ne voulaient pas le deviner.

- Nous vous déposons ici. Courage! Dans un quart d'heure, vous serez chez vous.

C'est à eux que j'avais envie de souhaiter bon courage. Nous étions pressés. La faim nous donnait des ailes. Mais je n'allais pas assez vite pour ne pas entendre, et retenir, cet échange de paroles, entre Jemeppe et Auvelais:

- Quel froid!

- Tu trouves? Moi pas. J'ai le même à la maison.