Chapitre I: La question de la nation en Belgique

Toudi annuel n°8, 1995


On peut douter de la valeur des arguments de ceux qui s'opposeraient à la monarchie belge pour la simple raison qu'ils souhaitent la disparition de la Belgique, au profit, soit de deux Etats indépendants, la Flandre et la Wallonie, soit de leur rattachement au pays voisin le plus proche de leur langue (la Hollande pour la Flandre, la France pour la Wallonie), soit encore dans une Europe des Régions où tous les Etats disparaîtraient 1Ce qui les dérangerait en effet, ne serait pas tellement le principe monarchique tel qu'il fonctionne en Belgique, mais le fait qu'il est un des éléments - fondamental ou non -, lié à cette Belgique.

Mais on peut également douter, évidemment, de la valeur des arguments de ceux qui soutiennent la monarchie parce qu'elle serait le seul régime permettant à la Belgique d'exister, par un sens de l'opportunité, très élevé en l'occurrence si l'on veut, mais qui n'est ni plus ni moins respectable que le sens de l'opportunité des indépendantistes flamands ou wallons 2

Aucun de ces deux arguments d'opportunité ne va au fond des choses. Nous allons voir pourquoi la monarchie paraît (et est) si liée à l'existence même de la Belgique.

Le parcours historique annonçant l'Etat belge

La Belgique a connu tous les stades de l'évolution des collectivités modernes. Elle a même été en avance sur beaucoup d'entre elles en inaugurant la révolution industrielle sur le continent, inauguration qui eut lieu en Wallonie 3. La Belgique a connu une sorte de révolution nationale, mais sans réussir à devenir une véritable nation, tout en n'étant pas aussi artificielle que ses détracteurs ne l'ont dit. La crise de la nation belge a des causes antérieures à la mondialisation et à la différenciation interne des sociétés correspondant à l'avènement de la modernité.

On sait qu'après la défaite de Napoléon à Waterloo, les régions correspondant aux actuelles provinces flamandes et wallonnes et, bien entendu, la capitale belge, ont été réunies à la Hollande actuelle pour former ce qu'on a appelé l' "amalgame", les "Pays-Bas", pays rappelant à peu près par son territoire les possessions des Ducs de Bourgogne au nord de la Bourgogne proprement dite, possessions dont hérita ensuite Charles-Quint, mais qui devaient se déchirer dans le conflit qui opposa les Réformés de la Hollande actuelle (qui devint alors les "Provinces Unies"), aux Rois d'Espagne catholiques, événements qui correspondent d'ailleurs à la naissance de la nation moderne en cette Hollande qui fut le siège de la première révolution bourgeoise 4.

Les territoires restés sous domination espagnole au nord furent largement entamés par les conquêtes françaises pour ne plus finir par former, cette fois sous la houlette de l'Autriche, à la fin de l'Ancien Régime, qu'un territoire correspondant à peu près à la Belgique actuelle, à ceci près que cet ensemble contient le Grand-Duché de Luxembourg, mais est séparé de la Principauté de Liège, Etat indépendant, dirigé par un Prince-Evêque et doté d'un régime qu'on pourrait dire être celui d'une république aristocratique (avec le souvenir des tentatives réelles et significatives d'y installer une démocratie, durant les 14e et 15e siècles).

Avant leur rassemblement sous la houlette des Ducs bourguignons, les pays wallons actuels constituaient une bonne dizaine de principautés, presque indépendantes à l'époque féodale, et relevant, de manière de plus en plus théorique, de l'Empire germanique. D'ailleurs, par la suite - et ceci vaut aussi pour les principautés flamandes -, ces principautés conserveront leur autonomie, de telle manière que les Ducs de Bourgogne (jusqu'en 1477), les Rois d'Espagne (jusqu'à la fin du 17e siècle), les Empereurs d'Autriche (jusqu'à la Révolution), prirent chaque fois possession de ces territoires en tant que Comtes de Namur, Ducs de Luxembourg, Comtes de Hainaut ou de Flandre... et non pas directement en tant que Ducs, Rois ou Empereurs. Il y a d'ailleurs là quelque chose que la Wallonie et la Flandre ont en commun avec une bonne partie de l'Empire germanique: n'avoir pas fait l'objet d'un travail d'unification, d'homogénéisation, de centralisation à la manière de la France, de l'Angleterre ou, à des degrés divers et selon des modalités différentes, de la Hollande, de l'Espagne. On ne peut pas dire non plus que la conscience de former une entité virtuelle, comme en Allemagne ou en Italie, ait été très grande. Certes, les provinces belges et wallonnes n'ont pas été réunies pendant quatre siècles sous la férule d'un Prince unique (Ducs de Bourgogne, Rois d'Espagne, Empereurs d'Autriche), sans que cela n'ait eu un certain effet d'unification. Il faut cependant noter que la Principauté de Liège reste à l'écart de ce processus.

Naissance de l'Etat belge

Pendant les courtes quinze années qui réunissent les régions wallonnes et flamandes à la Hollande, un processus se développe dans ce qui va devenir la Belgique: la révolution industrielle. L'industrie est née quelques décennies plus tôt en Angleterre. C'est, sur le continent, dans le sud de la Belgique, dans une moindre mesure en Flandre, que le phénomène va prendre de l'ampleur. Les machines à pomper l'eau extrêmement perfectionnées des Liégeois, au 17e siècle par exemple (l'un de ces ingénieurs met au point la machine de Marly à Versailles), vont céder la place aux engins à vapeur des Anglais. L'énergie nécessaire à la première révolution industrielle, le charbon, est déjà largement exploitée dans une région comme le Borinage à l'ouest de Mons puisqu'on y compte plus de 10.000 ouvriers à la fin de l'Ancien Régime et que cette région de Wallonie produit, sous l'Empire, autant de charbon que la France tout entière 5. Une même effervescence industrielle s'observe à Liège, dans la ligne de traditions anciennes d'extraction de la houille et du travail du fer. A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la Wallonie est devenue la première usine du continent, sa production d'acier et de houille par habitant étant, de très loin, la plus élevée du monde (et même si l'on ajoute dans le calcul les populations flamandes) (6.

Il y a un lien - qui n'a pas encore été assez étudié -, entre cette révolution industrielle, économique, structurelle et la révolution politique de 183O. Celle-ci est bien sûr encadrée par les éléments d'une bourgeoisie moyenne ou petite, libérale ou catholique, mécontente de la politique trop autoritaire du roi des Pays-Bas, notamment en matière de liberté de culte et de liberté de la presse, éléments mécontents, aussi, de ne pas pouvoir accéder dans l'Etat aux postes que leur vaudraient leurs compétences 7. Mais c'est une insurrection avant tout "prolétarienne" qui tient tête aux troupes hollandaises qui entrent à Bruxelles, le 23 septembre, pour y rétablir l'ordre 8. Dans cette ville, les éléments bourgeois les plus démocrates poussent à la séparation d'avec la Hollande, en faisant valoir, face aux modérés, la capacité révolutionnaire « des masses ouvrières de la Cité ardente et des mineurs borains » 9, donnant par là une description du sillon industriel wallon qui est une explicitation de l'identité wallonne. Ce sont principalement des artisans et journaliers de Bruxelles et de Wallonie qui, après l'entrée des forces armées hollandaises et la fuite des chefs bourgeois, même démocrates, vont mettre en déroute les soldats du roi de Hollande. Un chiffre frappe à cette occasion, cité par les meilleurs historiens: le noyau restreint composé de Wallons et de gens du petit peuple de Bruxelles qui tint la première journée face aux forces de répression compte tout au plus 300 personnes 10Celles-ci seront bien vite renforcées par des éléments venus principalement du Hainaut et de la banlieue proche de Bruxelles. Mais ce chiffre de 300 personnes est aussi celui des personnes qui, avec un montant d'impôts supérieur à 1.000 Florins, seront, pendant longtemps, les seuls éligibles au Sénat belge institué par le Congrès à côté de la Chambre. En effet, si, le 23 septembre, la bourgeoisie fuit rapidement Bruxelles, elle y revient aussitôt que les masses populaires ont mis en échec les forces de répression. La bourgeoisie catholique et libérale jette alors les bases d'une Belgique bourgeoise : en se réservant toute l'influence politique dans le nouvel Etat (mais en composant avec la monarchie), en imposant sa langue, le français, comme seule langue officielle, ce qui mécontentera très vite la petite-bourgeoisie et la masse du petit peuple flamand qui utilisaient des dialectes du néerlandais, les masses wallonnes se voyant aussi imposer cette langue dont elles se sentent plus proches, en raison du fait qu'elles se servent de parlers voisins du français, parlers d'oïl d'ailleurs utilisés également en France (surtout le wallon et le picard).

La Belgique bourgeoise

La bourgeoisie francophone belge, composée tant d'éléments wallons que flamands ou bruxellois (mais trouvant à Bruxelles son ancrage), va se réserver toute l'influence économique dans le nouvel Etat. Cette bourgeoisie, à la fois catholique et libérale, va s'unir, au-delà de ses divisions philosophiques, sous la houlette de la monarchie. La révolution industrielle, qui s'étend de 1770 à 1847, a connu sa phase décisive entre 1798 et 1830, c'est-à-dire, pour l'essentiel, avant la naissance de l'Etat belge 11 . Pendant cette période, surgissent une bourgeoisie industrielle et, en même temps que se consolide la révolution industrielle, une haute banque et une haute finance dont les deux têtes seront la Société Générale (absorbée en 1988 par le groupe Suez), et la Banque de Belgique, aujourd'hui disparue. Ces banques adoptent rapidement la politique des participations industrielles et deviennent des holdings avant la lettre. C'est une première mondiale: à côté de la bourgeoisie industrielle, se constitue une bourgeoisie financière.

Cette bourgeoisie financière, qui va dominer le pays jusqu'à aujourd'hui, est très restreinte numériquement, comptant moins d'une cinquantaine de familles dont un grand nombre de familles nobles. Dès 1827, elle est essentiellement bruxelloise: sur les 60 plus gros actionnaires de la Société Générale, il y a 33 Bruxellois en 1827, 54 en 1842 12Pierre Lebrun la décrit comme suit: « [Elle est] faite de provinciaux se bruxellisant, de bourgeois s'anoblissant, de nobles s'embourgeoisant; [elle] se structure autour de trois éléments en étroite liaison: le Palais, l'administration supérieure et le gouvernement, la haute finance; il y a réellement constitution d'une nouvelle aristocratie (...) ou plutôt d'une bourgeoiso-aristocratie bruxelloise. Le pouvoir de celle-ci repose à la fois sur la grande propriété foncière et sur la haute banque; elle assure un certain passage de l'une à l'autre (...) elle occupe en tout cas, et Bruxelles avec elle, une position dominante sur et dans le pays... » ( 13

La Belgique neutre et la monarchie

Cette Belgique bourgeoise, l'Europe lui impose de rester neutre. Cela se constate aisément en raison du choix du régime qu'elle se donne, la monarchie, et en raison du candidat monarque qui est finalement agréé par les puissances européennes. Le régime monarchique convenait mieux à une Europe encore très réactionnaire, quinze ans après la défaite de Napoléon.14

Il semble bien que les partisans de la république en Belgique l'aient été, paradoxalement, en fonction des idées du temps, parce qu'il espéraient que le choix d'un tel régime, ressenti alors comme moins définitif en ce qui concerne la souveraineté d'un Etat (nous ne disons pas, évidemment, la souveraineté populaire), rendrait plus facile l'absorption de la Belgique par la France. C'est ce que déclara d'ailleurs, explicitement, le 19 novembre 1830, un membre républicain du Congrès national, Camille de Smet: « Un honorable membre de cette assemblée a dit que l'établissement d'une monarchie ferait un obstacle à la réunion à la France; cet argument a été pour moi un trait de lumière. D'accord avec mes désirs et l'intérêt du pays, je n'ai plus hésité alors: l'intérêt du commerce, de notre industrie, de notre agriculture, les idées libérales qui dominent en France, la sympathie des deux peuples, tout me fait chérir et espérer cette réunion. Je vote donc pour la République comme un état de transition... » 15

Le premier candidat monarque que le Congrès national belge tenta d'élire fut le fils du roi des Français, Louis-Philippe. Ce choix traduisait bien les aspirations francophiles voire irrédentistes d'une partie des élus du Congrès National belge. Il fut rejeté par Louis-Philippe. Celui-ci savait que le couronnement de son fils comme roi des Belges serait interprété en Europe comme une violation de l'accord entre puissances européennes sur l'indépendance belge. L'Etat né de la révolution de 1830 devait rester neutre et l'accession d'un prince français au titre de chef de ce nouvel Etat n'allait pas dans le sens de cet accord. Les membres du Congrès national durent bien s'incliner devant ce refus et leur choix se porta finalement sur l'oncle de la Reine Victoria, Léopold de Saxe-Cobourg. Ce choix n'était pas nécessairement plus anglais que français. On le vit bientôt. A peine Léopold Ier était-il monté sur le trône qu'une armée hollandaise s'avança en territoire belge. L'armée belge fut mise en déroute, l'indépendance du nouvel Etat compromise. Devant cette situation, la France intervint et les troupes hollandaises se retirèrent. L'indépendance nationale belge avait donc bien été admise conditionnellement par les Puissances européennes et consolidée par celles-ci. Cela ne signifie pas, à notre sens, comme on le dit trop souvent, que la Belgique était une création artificielle. Le point de départ de tout fut quand même une insurrection nationale. Mais cette insurrection nationale, qui était le fait des masses populaires, fut confisquée deux fois. A l'intérieur, par la bourgeoisie qui se réservait l'essentiel du pouvoir politique et économique 16. A l'extérieur, par les Grandes Puissances d'Europe, celles-ci n'admettant qu'une Belgique neutre, privée en partie de la capacité d'action d'un Etat souverain 17. Bien entendu, cela n'empêcha pas la Belgique de devenir une grande puissance industrielle ni de se tailler en Afrique un grand empire colonial. Cela ne l'empêcha pas non plus d'opposer une résistance sérieuse, en 1914, à la meilleure armée du monde, celle de l'Empire allemand. Les troupes allemandes désiraient passer par la Belgique pour s'introduire directement au coeur du territoire français et y prendre Paris. Les traités internationaux qui imposaient à la Belgique de rester neutre lui imposaient aussi de se défendre. Cela n'est pas sans implications sur la façon dont la Belgique allait se vivre comme nationalité. Mais après la guerre, la Belgique fut libérée de cette obligation de neutralité. Tout laisse croire que le nouvel Etat, au fur et à mesure de sa croissance - expansion industrielle et coloniale, résistance militaire efficace -, aurait pu saisir la chance de devenir plus pleinement souverain. Mais ce n'est pas ce qui se produisit. La lecture des « carnets de guerre » d'Albert Ier publiés par Marie-Rose Thielemans le confirme. Le roi oppose la plus grande froideur à tout élan patriotique et se considère plus comme le commis d'un Ordre européen, que comme le Chef d'une Nation en lutte pour sa survie. Il le dit explicitement au Premier Ministre de Broqueville, encore en 1916: « Nous avons pris les armes pour être fidèles à nos engagements vis-à-vis des traités qui ont présidé à notre Constitution. » 18 . Ce n'est cependant pas ainsi que l'opinion voit le roi. L'opinion est, elle, nationale. Et lorsque Léopold III, en 1940, suivra la même politique que son père, mais dans des circonstances autrement difficiles et qui se prêtaient moins à la dissimulation, la désillusion sera immense.

On nous pardonnera de citer, maintenant, in extenso, Robert Devleeshouwer sur ce sujet en raison de l'aspect fondamental de la nationalité belge que ce grand historien met en lumière: « En 1830, les forces politiques qui font la Belgique n'imposeront sa survie qu'à la condition que l'Europe y consente. Et les puissances finissent par y consentir, à condition que la Belgique soit à nouveau aliénée en partie. Avant son indépendance, elle (si elle était destinée à être) est aliénée par sa soumission à des pouvoirs étrangers qui la gouvernent. Après, elle n'existe que dans la mesure où elle est dépossédée de ses initiatives extérieures. C'est à cette composante négative de son existence qu'Albert Ier (lors de la première guerre mondiale) et Léopold III (lors de la seconde) répondent quand ils s'en tiennent strictement à l'idée que les devoirs de la Belgique l'obligent non à se survivre comme telle, mais à s'acquitter de ses devoirs envers ses garants, devoirs considérés comme limités à la défense militaire de son territoire, dans le sens le plus étroit du terme. Il faut d'ailleurs noter que dans les deux cas, cette interprétation limitée de l'indépendance nationale ne concordait pas avec les réactions d'une partie importante de l'opinion publique. » 1918).

Cette opinion publique ne l'a pas emporté, que ce soit dans les décisions politiques effectives prises ou dans la conception nationale que cette façon de voir impliquait. En effet, en 1936, le successeur de Léopold III reprenait le fil de l'histoire de la neutralité de 1831, en se l'imposant, car l'Etat belge en avait été libéré au sortir de 1914-1918. Il y avait là quelque chose relevant de ce qu'on dit être le « compromis à la belge » 20. La neutralité avait aussi pour but de maintenir la Belgique à égale distance de la France (rejetée par le nationalisme flamand devenu fort, presque prépondérant), et de l'Allemagne. Mais ce compromis établissait un équilibre odieux: il mettait sur le même pied la France, pays situé dans le camp de la démocratie, avec la Grande-Bretagne d'ailleurs, et l'Allemagne (en principe peu sympathique aux Wallons), qui évoluait à la tête des nations fascistes. Cette conception d'une Belgique neutre, n'ayant pas à jouer son propre jeu dans le concert des nations, même en cas de péril extrême pour elle-même, c'est celle-là même qui entraîna Léopold III à se considérer comme délivré du devoir de défense nationale dès que l'armée belge fut encerclée, en mai 1940, par les troupes allemandes, sur le même espace où elle avait tenu en 1914. Léopold III, à l'instar de ses prédécesseurs, se considérait comme le véritable chef de cette armée. Il refusa de la voir faire retraite en France comme le gouvernement le lui suggérait considérant qu'elle ne pouvait que défendre le territoire national belge et il capitula 21 Robert Devleeshouwer peut conclure: « La nationalité belge est en quelque sorte une nationalité négative, a contrario, non vécue activement à l'intérieur des frontières. » 22 Certes, R. Devleeshouwer admet que cette façon dont les rois vivaient l'idée nationale belge ne correspondait pas à la manière dont l'opinion belge la ressentit, en tout cas, durant les deux grandes guerres. Il y a, en ces deux occasions, comme la manifestation d'un désir de vraie souveraineté du peuple belge que l'on ne peut pas assimiler à du nationalisme, mais qui, à notre sens, relève de ce que nous appellerions « son désir de Cité vraie ». Tel est surtout le cas de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale. L'épilogue de la question royale peut s'interpréter comme le retour du refoulé de la Résistance 23 et donc, aussi, l'affrontement entre deux conceptions de la nationalité belge, l'une restrictive et négative - celle des rois et en l'occurrence celle de Léopold III -, l'autre plus positive et active, celle de la Résistance. L'affrontement entre ces deux conceptions opposa aussi la Flandre et la Wallonie, et se termina par un compromis en 1950.

Les rois considèrent la Belgique comme un contenant sans contenu. C'est un espace dans lequel ils ont à exercer un pouvoir politique interne, limité par le Parlement. Quant aux obligations de ce pouvoir qui ont des implications internationales, il faut les remplir, mais aussi, peut-être surtout, en fonction d'impératifs extérieurs non pas en fonction d'impératifs nationaux. Tout cela vaut jusqu'en 1950 mais se prolonge ensuite de manière diffuse. La bourgeoisie francophone belge n'agira pas différemment des rois, elle qui ne se lie pas vraiment à l'espace wallon qu'elle va exploiter férocement, encore moins à la population qui y demeure et à laquelle elle ne rendra jamais aucun compte. Le sentiment d'irréalité que donne souvent la Belgique et dont la belgitude (voir le chapitre suivant), pensait pouvoir tirer parti sur le plan cuturel, repose en réalité sur une dénégation d'appartenance à la Belgique de la part des élites et de la monarchie. Nationalité négative. Evidemment, on pourrait objecter que les élites et le roi, peu soucieux de la Belgique en un sens, devraient être indifférents à sa disparition. Ce n'est pas le cas (l'acceptation passive du processus de construction européenne pourrait cependant s'interpréter comme de l'indifférence à l'égard de la Belgique). Là, joue un réflexe de classe, antidémocratique et antirépublicain. On admet de discuter avec le « haut », même s'il s'appelle Hitler (Léopold III en 1940). On consent peu à négocier avec le « bas », le peuple, et même avec les élites issues de ce peuple. L'existence de la dualité belge, en rendant l'identité de ce peuple incertaine, intéresse la monarchie si elle favorise la déréalisation réciproque de la Flandre et de la Wallonie, « ridiculisées par des querelles mesquines ». Si cette dualité mène à la reconnaissance d'authentiques nations, elle ne sert plus la monarchie...

En revanche, la Flandre de 1950, qui va devenir une nation, n'aurait pas eu avantage à un regain de la nationalité belge à la faveur d'une trop grande victoire de l'esprit de la Résistance sur Léopold III. D'autant plus que certains des éléments actifs du mouvement flamand avaient suivi une politique analogue à celle du roi Léopold III pendant la guerre, allant, eux, plus loin encore, jusqu'à la collaboration avec l'Allemagne, politique que Léopold III aurait pu suivre, mais qu'il ne suivit pas, malgré le désir qu'il en eut certainement d'après J. Stengers 24. Le compromis qui aboutit au retrait de Léopold III en 1950 et à son abdication en 1951, faisait-il donc la part belle, du strict point de vue qui nous occupe ici, entre une conception active ou positive de la nationalié belge et la conception qui fut toujours celle des rois?

Même sans se limiter au point de vue qui nous occupe, on peut se demander en quoi le retrait de Léopold III satisfaisait, réellement, la violence manifestée du 22 juillet 1950 au 1er août par la classe ouvrière, principalement en Wallonie. Certes, l'objet de cette émeute tournant à l'insurrection, c'était effectivement le retrait de Léopold III et tout ce qu'il signifiait de compromission avec le fascisme. Mais le fait que Léopold III resta le conseiller secret de son fils, au moins jusqu'en 1960, le fait qu'il put, toujours via son propre fils, assouvir quelques petites vengeances ou rancunes contre ceux qui ne partagèrent pas ses vues en 1940, le fait que la dynastie se maintint, permet de dire que la question royale en 1950 s'est conclue par un compromis où les masses populaires wallonnes firent l'essentiel des concessions. C'est encore plus vrai si l'on ne retient de ce conflit que l'opposition entre une nationalité belge active et une nationalité belge négative. Certes, ce n'est pas le fait du roi que la Belgique se soit intégrée à partir de la même date dans l'ensemble atlantique, mais cela va dans le sens d'une nationalité négative. Ecoutons une dernière fois Robert Devleeshouwer à ce propos: « L'ancienne singularité [belge] a contrario s'est muée en une non-singularité plus poussée que pour d'autres pays (France, Pays-Bas, Etats scandinaves). » 25 Ce qui reste de cette conception active de la nationalité belge héritée de la Résistance, c'est l'opposition réussie à toute forme d'amnistie. Mais force est de constater qu'en 1990, avec Baudouin Ier, en 1994, avec Albert II, ce qui fut prôné alors, en termes de « réconciliation nationale », même si cela ne va pas jusqu'à l'amnistie, est une manière de mésestimer une Résistance dont la Dynastie ne fut pas et qui, à l'instar des journées de septembre, n'est pas honorée en Belgique. Ce qui, par contre, va véritablement dans le sens d'une nationalité active, c'est le renforcement, lors des événements de 1950, mais déjà aussi en 1945 et, d'une manière générale, à l'occasion de la Résistance ou dans la ligne de son héritage moral, d'un sentiment national wallon qui pourrait, lui, vraiment, correspondre et répondre au besoin de Cité qui travaille les populations d'un Etat démocratique comme l'Etat belge, en fonction d'une logique elle-même profondément démocratique et républicaine.

La Belgique socialiste/ouvrière imite la Belgique bourgeoise/monarchique

Nous venons de voir la façon dont la bourgeoisie, tout en s'emparant des principaux leviers politiques et économiques de l'Etat belge, concéda cependant au souverain qu'elle venait d'élire, la conduite de la politique étrangère, la direction de l'armée et, bien plus essentiellement que cela, la définition d'une nationalité négative, propre à la Belgique, dont la monarchie n'est pas la cause, mais qu'elle contribua puissamment à entretenir parce que cela servait ses desseins, ce que nous tenterons de montrer dans ce livre. La bourgeoisie belge francophone n'est pas plus « nationale » que le roi. Seule la Flandre aura finalement une bourgeoisie nationale mais nationale flamande, pas belge.

Mais qu'en est-il du mouvement ouvrier qui commence à compter politiquement à la fin du 19e siècle? Nous allons voir qu'il va épouser la thèse « négative » de la nationalité belge. Si, ensuite, et tout particulièrement pendant la Résistance en 1940, il adopte une autre conception, on peut dire que sa façon de voir est battue en 1950 malgré le compromis et les apparentes concessions réciproques. A notre sens, la manière dont le mouvement ouvrier et ses héritiers en Wallonie vont tenter de faire triompher quand même une conception active de la nationalité, c'est-à-dire aussi une conception républicaine et citoyenne de la nation, ne pourra s'accomplir que dans le cadre du mouvement wallon. Mais contentons-nous, pour le moment, d'analyser le ralliement du mouvement ouvrier à la conception « négative » (et donc monarchique) de la nationalité belge.

L'adhésion massive au POB dès les premières élections au suffrage universel de 1894 (tempéré par le vote plural), exprimait cet ardent désir d'émancipation, très proche, à l'époque, d'une exploitation ouvrière sans mesure, de l'élémentaire désir de survivre. On ne voit pas d'abord comment cela pourrait se relier à la question nationale. A première vue, l'exploitation est homogène, se jouant de toutes les frontières, impliquant la solidarité de tous les exploités. Pourtant, cette expression « l'union de tous les exploités » n'est pas claire. S'agit-il, vraiment, universellement, de tous les exploités? Envisage-t-on expressément leur réunion au sein d'une organisation dont les frontières - si l'on peut dire - seraient celles de la Planète elle-même? Oui, probablement. Il y a cela dans le rêve socialiste. Il y avait cela et il y aura toujours cela. Il est trop facile de faire remarquer - mais même si c'est trop facile, en un premier temps, il faut malgré tout le faire -, que cette idée d'union par-dessus toutes les différences, de races, de nationalités, et l'idéologie bâtie autour de cette union ont eu comme effet, particulièrement dans l'Etat belge, de dénoncer par avance toute idée d'un socialisme prenant en compte la question nationale flamande ou la question nationale wallonne 26 étant donné que la Belgique apparaissait comme le modèle d'un monde sans frontières. Evidemment, cette Belgique vierge dont le « viol »de 1914 par l'Allemagne apparaîtra comme d'autant plus odieux, il convient de ne pas oublier qu'elle est engagée dans l'impérialisme en Afrique (et sera capable de mener une politique agressive vis-à-vis de l'Allemagne après la guerre de 1914-1918).

En un premier temps, cette idée d'un socialisme uni, par-delà ce qui sépare les Flamands des Wallons, créait un processus, une dynamique agissant dans le même sens que la volonté des classes dominantes - alors seulement francophones - de maintenir la Belgique unie. Combien de fois n'avons-nous pas lu dans les journaux de droite des félicitations adressées au POB et au PSB parce qu'ils restaient, quoique socialistes, des partis « belges »? Assez curieusement, l'internationalisme socialiste a eu comme effet concret de renforcer, au moins en un premier (et très long) temps la nation belge. Il correspondait jusqu'à un certain point au cosmopolitisme de la bourgeoisie et du roi. Nous allons cependant voir que les socialistes ne croyaient pas plus à la Belgique que la bourgeoisie.

Idée nationale belge, socialisme et IIe Internationale

C'est du côté de cette organisation transnationale qu'est la IIe Internationale que va se poser aussi le problème du socialisme et de la question nationale. Lors du Congrès de Stuttgart en 1907 27 la guerre est le thème principal des discussions. Quelles sont les positions des socialistes européens? Pour quelqu'un comme Jaurès, qui stigmatise le chauvinisme et le nationalisme, il faut néanmoins que la République soit défendue contre toute agression réactionnaire. Contrairement à son compatriote Gustave Hervé, il n'envisage qu'avec une extrême circonspection l'idée d'une grève générale dans les différents pays, qui empêcherait la guerre faute de combattants. Les idées de Jaurès et d'Hervé seront soumises aux participants. Mais aussi celles de Guesde (pour lui le capitalisme est, seul, la cause de la guerre et le renverser c'est empêcher toute guerre future), ainsi que de Bebel, socialiste allemand, qui considère qu'il faut laisser à chaque Etat, et à chaque mouvement socialiste dans chaque Etat, le soin de juger de la politique à mener en cas de guerre. Il défend sa théorie au nom de la distinction entre guerre offensive et guerre défensive. Rosa Luxemburg, Lénine et Martov, eux, estiment que, en toute hypothèse, il faudrait utiliser la guerre pour hâter la crise et la chute du capitalisme.

Ce que le leader bruxellois et socialiste prestigieux Emile Vandervelde va préconiser, c'est un compromis entre toutes ces thèses. Il le peut parce que dans un pays où l'idée nationale n'est pas forte, l'enjeu du débat est d'ores et déjà dédramatisé. Contrairement à Jaurès qui est convaincu que la patrie « tient par ses racines au fond même de la vie humaine » 28, Vandervelde l'appréhende comme quelque chose de récent et de peu profond. Pour lui, la nation n'est qu'une étape dans le chemin vers l'internationalisme et il ne considère pas, à nouveau contre Jaurès, que le prolétariat serait le véritable héritier du patrimoine national. En fin de compte, Vandervelde considère, un peu comme Montaigne, que ce qui fait le prix de la nation ce sont ses institutions. Vandervelde ne tient cependant aucun compte des objections d'Hervé. Celui-ci se fonde sur le Manifeste communiste et la citation: « les prolétaires n'ont pas de patrie » (cette citation mérite d'être nuancée puisque Marx considère, dans la suite du manifeste, et un peu comme Jaurès, que « le prolétariat doit devenir la nation » et qu'il n'a pas de patrie tant qu'il ne l'est pas devenue), voit uniquement dans la nation le lieu d'une collaboration entre classes. Pour Vandervelde, et l'on retrouve souvent cette idée chez lui, les prolétaires commencent à avoir une patrie du fait des avancées démocratiques 29. Quant au problème de la guerre, Vandervelde le résout ainsi: les nations plus avancées sur le plan démocratique, la France par exemple, doivent pouvoir se défendre, et même l'Allemagne, impériale mais parlementaire, face à l'Empire russe. Mais le fond même de la pensée de Vandervelde, c'est qu'il n'y aura pas de guerre en raison de la lente démocratisation des sociétés. Pour Vandervelde, on sent bien que le grand modèle de la nation, c'est la France: « Seule la France forme, politiquement, un tout compact: seule la patrie française a des siècles d'existence derrière elle... » 30. Il minimise donc les nations et la sienne.

Il minimise le problème national, convaincu par exemple que, en cas de déflagration européenne, la Belgique restera à l'écart. Derrière la version socialiste belge de la question nationale, on sent la manière dont la Belgique bourgeoise s'appréhende elle-même. On doit dire la même chose des autres socialistes, soit d'ailleurs qu'ils s'opposent fortement à la théorie nationale en cours dans leur pays d'origine, soit qu'ils l'exaltent au nom des valeurs républicaines comme Jaurès. Si Vandervelde minimise la nation, c'est en cela qu'il dépend justement de sa propre expérience nationale. Il y a, à ce moment-là, en Belgique, une sorte de consensus qui commence à s'établir autour de l'idée nationale. Ainsi, Pirenne, par exemple, évoque le syncrétisme belge, fait de l'assemblage de deux grandes civilisations (l'allemande et la française). On retrouve chez Pirenne, sans difficultés, des termes analogues à ceux qui serviront, septante ans plus tard, à bâtir le concept de « belgitude » (sur ce mot, voir le chapitre suivant): « métissage », « pays en creux », bref nation « douce » (au sens où l'on parle de technologies douces). Dans les sphères dirigeantes belges avant 1914 et, cela, tant dans la bourgeoisie que chez les leaders ouvriers, l'idée c'est que la Belgique est une nation tout en n'en étant pas vraiment une: manière peut-être de dédramatiser les nations au sein de la nation officielle ou celles qui pourraient en devenir de véritables et qui, de toute façon, menacent la cohésion belge - la Flandre, la Wallonie. Le procédé se retrouve chez Pirenne qui considère les nationalismes, tant wallon que flamand, comme archaïques et dépassés. Evidemment, cette conception de la nation va comme un gant à une Belgique qui a été dépossédée d'une partie de ses capacités d'action comme nation souveraine.

Le socialisme minimise la question nationale et la subit pourtant

Ce qui va également comme un gant à la Belgique dans ces conceptions tendant à déconsidérer l'idée de nation, c'est que la Wallonie et la Flandre ont, elles, quelque prétention à se vouloir des nations au sens fort. Le socialisme de Vandervelde minimise la question nationale mais la subit. Parce qu'il emprunte essentiellement à la conception bourgeoise et monarchique de la nation belge (nationalité négative, souveraineté limitée). Parce qu'il est loin d'échapper à la question de la dualité nationale belge. En fait, il y échappe encore peut-être moins facilement que la bourgeoisie.

Avant 1914 donc, mais aussi après, le socialisme va profondément négliger la question nationale, au moins dans ses cercles dirigeants bruxellois. N'oublions cependant pas que le congrès wallon de 1912, suivi de la Lettre au Roi de Destrée en août de la même année, réunit la majorité des parlementaires wallons. Il ne prend pas des décisions secondaires. Il va adopter, quelques mois plus tard, un hymne national, un drapeau et une fête. Les socialistes sont prépondérants dans ces choix. Les conseils provinciaux de Liège et de Hainaut ont adopté des positions largement décentralisatrices voire autonomistes. Le 13 juillet 1913, à Liège, et le 7 septembre 1913, à Mons, Albert Ier est accueilli par des démonstrations de nationalisme wallon. La Fédération socialiste et républicaine du Borinage appelle ses adhérents à pousser, lors de la visite du roi à Mons, « nos vieux cris d'espoir et de libération: Vive le suffrage universel! Vive la Wallonie! » 31. S'agit-il là de communiqués isolés? Non. Déjà en 1890, Alfred Defuisseaux, de la même fédération du Borinage, avait perçu la différence existant entre mouvement ouvrier en Flandre et mouvement ouvrier en Wallonie 32. Engels lui-même l'avait vu 33 après des gens comme White 34 et Michelet 35 En 1913, nous sommes quelques mois après les élections victorieuses pour la droite dans l'ensemble de la Belgique, malgré des résultats majoritaires obtenus en Wallonie par les libéraux et socialistes réunis en cartel lors des élections du 5 juin 1912. Ce même mois, un journal libéral de Mons, La Nouvelle Gazette, va jusqu'à titrer La Wallonie dominée par la Flandre et des grèves sauvages éclatent dans le pays du charbon, grèves de dépit et de désespoir, car on sentait que rien ne pouvait ébranler les positions électorales de la droite. La grève générale de 1893, engagée pour obtenir le suffrage universel avait eu pour résultat paradoxal - et pas seulement à cause du vote plural -, de renforcer un parti catholique enraciné dans les masses paysannes flamandes attachées à une idéologie démocrate-populiste. La manière dont l'idéologie nationale belge minimise la question nationale a de quoi surprendre dans la mesure où elle est, tout de même, un grave facteur de déséquilibre dans une démocratie où ne peut pas se réaliser l'alternance: les catholiques, en 1912, lors d'élections à nouveau victorieuses, remportées dans de mauvaises conditions pourtant, face à un cartel libéral/socialiste, sont au pouvoir depuis vingt-huit ans! C'est la guerre qui va tout modifier.

Vandervelde considérait le problème national comme secondaire, notamment vis-à-vis de l'idéal socialiste. Destrée lui accordait une attention certaine, mais en négligeant les éléments de la doctrine socialiste qui peuvent s'accorder avec la réalité des nations. Chez les socialistes d'alors, la question wallonne est traitée séparément du reste des préoccupations du mouvement ouvrier et de sa doctrine. Tout au plus peut-on voir, chez un Defuisseaux et son admiration francophile pour la Révolution française, les traces - à la Jaurès si l'on veut -, d'un lien intrinsèque entre question nationale et socialisme: Jean Baufays a parlé d'un wallingantisme d'inspiration jacobine 36 . On en retrouve les traces chez Charles Plisnier, neveu de Bastin, bras droit de Defuisseaux, qui fonde un mouvement wallon rattachiste à Mons en 1913 37. Tout cela, bien que significatif, reste en-deçà de ce qui va venir.

L'émergence d'une nation wallonne possible grâce à la classe ouvrière

Les dirigeants socialistes minimisent la question nationale, au moins au niveau du discours. Cependant, il est plus difficile de nier que cette question se pose réellement, sur le terrain. Ainsi, par exemple, Marcel Liebman note que les premières tentatives d'organiser le mouvement ouvrier sur le plan politique sont le fait des Bruxellois et des Flamands qui, dit Liebman, « tentent en vain de rallier le gros des bataillons de la classe ouvrière wallonne, celle-ci demeure absente » 38 (37). Jean Puissant, cité par Marcel Liebman, écrit, à propos de la période qui voit la naissance du POB en 1885: « Le conseil du POB a peu d'attaches avec la classe ouvrière de la grande industrie wallonne » 39. et, en 1897, Engels remarque avec satisfaction que « les Flamands ont évincé les Wallons de la direction du mouvement » 40. Pourquoi donc Engels se réjouit-il? Parce que les Wallons étaient plus proudhoniens que marxistes. Mais cependant, comme l'a montré Serge Deruette, les Wallons étaient plus révolutionnaires et plus conscients des enjeux politiques de la lutte des classes 41. Cela a son importance lorsque l'on sait à quel point le mouvement socialiste va se dérober à ses responsabilités de nature politique, sous prétexte de préoccupations « sociales » 42.

Pour en arriver aux raisons qui vont pousser la classe ouvrière à fonder une nation wallonne possible, à poser les jalons d'une véritable citoyenneté incompatible avec l'esprit de l'Etat monarchique belge, on peut, comme Serge Deruette, partir d'un constat: le paradoxe mis en évidence en 1911 par Henri de Man et qu'il appelle l' « énigme belge ». D'une part, la classe ouvrière belge est très combative et le manifeste par des grèves générales qui, au sein de la IIe Internationale, vont frapper les esprits comme un phénomène d'exception, recevoir, pour cette raison, le nom flatteur de « grèves belges ». D'autre part, cette classe ouvrière supporte un Parti ouvrier qui est le plus réformiste de tous. Ce réformisme est manifeste: sur l'attitude à avoir par rapport à 1917 et par rapport au communisme, il n'y aura même pas de débat puisque l'on a exclu du POB presque tous les éléments révolutionnaires.

Il y a des raisons à cette rencontre entre la classe ouvrière belge extrêmement combative et un parti réformiste, selon Deruette. On les trouve dans la façon dont cette classe ouvrière s'est inscrite dans le développement du capitalisme belge. Au début du I9e siècle, le capitalisme belge est très développé, mais apparaît comme moins développé, 100 ans plus tard, par rapport à l'avance d'un siècle plus tôt. L'avance des débuts vient du fait que la Belgique n'a pas été réellement obligée de développer la révolution industrielle Ce serait plus une évolution industrielle qu'une révolution industrielle comme le montre Lewinsky. Il n'y a pas formation d'une génération de prolétaires en un seul coup, mais progressive; intégration, goutte à goutte, de l'artisanat dans le prolétariat. Et voilà l'originalité belge: comme la classe ouvrière ne surgit pas rapidement, elle n'a pas non plus à créer de toutes pièces des organisations qui lui soient propres. Les organisations ouvrières s'intègrent dans des organisations déjà existantes, issues du compagnonnage. Les compagnonnages sont issus des corporations, des tensions existant à l'intérieur des corporations, où les maîtres prennent de plus en plus l'avantage sur les compagnons et les apprentis. Il y a une lutte des classes à l'intérieur des corporations. Or, les mineurs et les sidérurgistes reprennent à leur compte les organisations compagnonniques. La structure syndicale, au lieu d'être créée de toutes pièces par une classe ouvrière au 19e siècle, est déterminée par le compagnonnage. Certes, sous la pression de l'évolution des rapports sociaux, le compagnonnage s'est insensiblement transformé en organe de lutte syndicale, mais le syndicat reste, en revanche, marqué par son origine compagnonnique. Or, le compagnonnage organise surtout la solidarité, l'assistance mutuelle entre « compagnons ». Pas la lutte.

Le POB, quand il va se créer, est formé non pas tellement dans la perspective d'un objectif politique à atteindre, mais à partir de l'idée de la défense des travailleurs. Il va intégrer les traits propres à l'organisation compagnonnique: une solidarité ouvrière horizontale qui fédère, non plus les ouvriers regroupés dans le compagnonnage, mais atomisés par le salariat. Pourtant, ce parti va centrer sa propagande sur une question politique, le suffrage universel (SU). Mais ce n'est pas la conquête du pouvoir d'Etat qui est visée, c'est l'obtention d'une place dans l'Etat par le SU, un SU identifié au socialisme. On veut utiliser l'Etat comme allié de la classe ouvrière, comme un appareil qui limite l'exploitation de la classe ouvrière. L'Etat est perçu comme quelque chose qui peut être conquis par la classe ouvrière, qui peut devenir un ami qui va défendre les travailleurs, et aussi une sorte de grande caisse centrale de redistribution, une grande coopérative. Bref, l'Etat n'est pas compris comme une Cité valant en elle-même et pour elle-même, mais comme un moyen. Et c'est, là aussi, minimiser la question de la nation, quoique d'une façon différente de la façon dont la bourgeoisie belge la minimise.

A partir des analyses de Deruette, on peut comprendre la grève de 1960, dans les termes suivants que nous reprenons in extenso, parce qu'il s'agit de tout l'aboutissement de ce que nous venons d'expliciter: « La revendication wallonne a émergé telle qu'est née, trois quarts de siècle plus tôt, la revendication du suffrage universel. Celle-ci était issue de la volonté d'utiliser l'Etat au profit des travailleurs. Au milieu du siècle suivant, l'Etat a, pour les travailleurs wallons, à qui il apparaît favoriser trop la Flandre, failli à sa tâche. Il faut donc tenter à nouveau de l'investir, en faire un Etat "profitable" aux travailleurs. Mais la Flandre de la réaction cléricale ancienne et du capitalisme dynamique récent, avec son parti et ses groupes de pression économiques et syndicaux chrétiens, apparaît à la fois trop forte et trop menaçante pour être affrontée. De là l'idée d'un repli sur la Wallonie, d'un Etat ou du moins d'institutions wallonnes que la social-démocratie n'aurait aucune peine à reconquérir, d'une autonomie régionale à l'intérieur de laquelle la vieille "carcasse" industrielle wallonne pourrait retrouver les bienfaits de l'expansion: de là donc la revendication wallonne du fédéralisme que, dans un grand combat de classes, après lui avoir adjoint la revendication des réformes de structures, la classe ouvrière, au nom du peuple wallon, porte seule. » 43 Pour Deruette, le prolétariat wallon s'est hissé au rang de représentant de fait de la Wallonie, en 1961, sous la conduite d'André Renard. Certes, il s'agit toujours, du moins dans l'optique de Serge Deruette, de montrer que la classe ouvrière reste dépendante d'une conception « sociale » de l'Etat. Mais cet Etat wallon, contrairement à l'Etat belge, n'est investi que par la classe ouvrière. Et cela signifie, pour nous, que le prolétariat wallon, d'une manière analogue à son action dans la Résistance, où il a encore la Belgique comme objectif, se positionne, par rapport à la Wallonie cette fois, comme on se positionne par rapport à une Cité, une Cité wallonne, dont le prolétariat wallon estime que son intérêt se confond avec le sien, citoyenneté et sens de la nation bien plus légitimes que ceux de la bourgeoisie qui n'est qu'une petite partie de la nation, alors que le prolétariat a vocation de devenir celle-ci tout entière, comme Marx l'écrivit dans le Manifeste du Parti Communiste. Citoyenneté et sens de la nation qui sont plus légitimes que dans le chef de la bourgeoisie francophone, aussi, parce qu'ils ne sont plus seulement utilisés comme un moyen mais comme l'expression, hic et nunc, de l'intérêt général. Et non plus comme un simple contenant que l'on pourrait déserter au moment opportun.

Le renardisme

Le renardisme (du nom d' André Renard, leader syndical de la FGTB), est cet ensemble de pratiques et de théories qui ont marqué le mouvement ouvrier en Wallonie, au point de déboucher sur la conception d'une Cité de Wallonie. Le "renardisme" en acte, c'est la grève de l'hiver '60. Après une année de mobilisation sociale sur le thème des réformes de structures anticapitalistes, et avec l'apparition d'un nouveau thème de luttes en opposition à l'austérité de la Loi Unique, André Renard a fait le choix de la tactique qui lui semble s'imposer pour réaliser ce programme anti-capitaliste. Il déclare, le 17 novembre 1960, à Charleroi, à l'intention de militants syndicaux donc, avant que les événements ne se déclenchent: « On nous a fait croire à la percée socialiste en Flandre. Il suffit de voir les chiffres. Pour moi, le combat reste entier, mais je choisis le meilleur terrain et les meilleures armes. Pour le moment, le meilleur terrain et les meilleures armes sont en Wallonie, la meilleure route passe par la défense des intérêts wallons. Je suis en même temps socialiste et wallon et j'épouse les thèses wallonnes parce qu'elles sont socialistes. » 44(43).

Cette déclaration, faite avant que la grève générale de l'hiver 60 ne se déclenche, prouve bien que, contrairement à ce que l'on a parfois prétendu, ce n'est pas devant l'échec de l'extension de la grève en Flandre que Renard se serait rabattu sur la revendication du fédéralisme. La référence à la Wallonie est évidente bien avant les événements. Pour quelqu'un comme Bernard Francq, il s'agirait même d'une « fusio » de la référence ouvrière et de la référence wallonne: « Renard est à la charnière d'un mouvement qui se définit par la défense de valeurs, la "souveraineté du producteur", et par l'opposition au pouvoir de classe, et qui cherche à contrôler les conditions de travail et d'emploi et le développement économique. Cette base ouvrière de l'action est associée à une logique régionale, dont le fondement est plus populaire qu'ouvrier, qui s'oppose, non pas à un adversaire de classe mais à un adversaire étranger, défini par une forme de domination et non par un rapport social. Enfin, logique ouvrière et logique régionale sont fusionnées dans une logique politique, « nationale » et socialiste, centrée sur l'action de l'Etat, logique fortement doctrinale et idéologique, mais aussi fortement modernisatrice. Le paradoxe du renardisme est d'avoir pu être à la fois très ouvriériste et très « régionaliste », d'avoir affirmé la force de l'action de base et en même temps d'avoir donné la priorité à une action politique dirigée vers la modernisation de l'Etat et le socialisme. » 45. L'un des successeurs de Renard, Robert Gillon, s'inscrit encore dans la même perspective renardiste lorsqu'il déclare, encore en 1980, qu'il désire le fédéralisme « surtout parce que nous vivons dans un pays formé non de deux populations différentes, mais de deux régions économiques différentes où les problèmes appellent des solutions et donc des actions différentes (...) Fédéralisme donc, mais réformes de structures. Celles-ci doivent être imposées à tous les niveaux tant à ceux qui détiennent la gestion des entreprises qu'à ceux qui ont entre les mains la gestion du pays. » 46. Schématiquement - un schéma inspiré par Alain Touraine lui-même -, B. Francq propose cette figure:

1. Action ouvrière 3. Action politique social-démocrate

2. Conscience populaire 4. Action politique régionale

Selon Bernard Francq, il y a déliquescence du renardisme avec les mutations subies par la classe ouvrière, et l'on passe d'une configuration (1) (Action ouvrière) --- (2) (Conscience populaire) --- (3) (Action politique social-démocrate) --- (4) (Action politique régionale), où c'est la lutte des classes qui l'emporte sur toutes les autres considérations (qui "tire" en quelque sorte la société wallonne), à un schéma (4)---(3)---(2)---(1), où l'action politique régionale (du PS mais aussi d'éventuels alliés) domine. Dans les deux cas, la « conscience populaire » que Bernard Francq situe à la périphérie du monde ouvrier, dans une sorte de halo autour de celui-ci, a toute son importance, puisqu'elle arrive en deuxième ou troisième position. A notre sens, cette « conscience populaire », c'est le sentiment de la citoyenneté wallonne, sentiment d'où naît la rupture avec la citoyenneté déclassée, déclassement caractéristique de l'Etat monarchique belge.

Eclaircissement du rapport socialisme/ question nationale

Tout ceci apporte un éclairage évident à la question du rapport entre le socialisme et la question nationale en Belgique et, par conséquent, un éclairage décisif à la question qui nous occupe dans ce livre. Rappelons que nous avons déjà fait justice d'une thèse, qui a encore souvent cours dans les milieux militants, selon laquelle le caractère wallon de la grève de 60 a été insufflé, seulement après coup, à un mouvement dont Renard sentait qu'il se ralentissait, et risquait l'échec. En un certain sens, quelqu'un comme Pol Vandromme est relativement proche de cette idée lorsqu'il écrit, en 1980: « Ce n'est pas autour d'une prise de conscience culturelle que s'effectua en Wallonie le passage de l'unitarisme au fédéralisme, mais sous la pression d'une crise économique. Les drapeaux frappés du coq wallon se brandirent dans les cortèges populaires lorsque l'industrialisation du 19e siècle commença à rendre l'âme. Il s'agissait de défendre le droit au travail, et non pas du tout d'exalter un patriotisme de fièvre et de baroud. Les forces obscures, que libère la revendication ethnique, ne bondirent dans la vie politique que pour soutenir la revendication primordiale, d'une clarté sans ombre et sans dessous. Le mythe allait à la rescousse de la rationalité pour que les puissances du sentiment et de l'inconscient collectif lui conférassent une ardeur plus exacte, une couleur plus vive et plus entraînante. Quelque chose fut comme ajouté: un élan qui porta à son point d'incandescence un mouvement initial étranger à la ferveur et à l'imagerie. Nous n'assistions pas à un retour en arrière, mais à une fuite en avant. » 47 L'interprétation de Vandromme est significative. Nous y retrouvons, comme chez B. Francq, comme chez R. Gillon (souvenons-nous de l'affirmation du fait que les deux populations belges « ne sont pas différentes »), comme chez tant d'autres, une certaine gêne à penser la réalité de la nation, gêne qui repose elle-même, comme on l'avait vu tantôt chez Vandervelde, sur le fait que la Belgique a intérêt à ce que ne soit pas trop profondément posée cette question de la nation car cela entraînerait fatalement la conséquence, au moins sur le plan théorique et symbolique (mais c'est capital!), de reconnaître d'abord deux nations et surtout que le schéma sociétal, symbolique et réel tout à la fois, sur lequel on s'appuie et qui doit l'essentiel à une monarchie acceptant une nation à souveraineté limitée, est un schéma inadéquat à la vieille idée grecque et authentique de la Cité que la Belgique croit réaliser, mais dont elle est très éloignée en fait.

La Cité, en effet, repose sur la volonté des hommes de ne se plier qu'aux lois à propos desquelles ils ont créé entre eux un libre accord. Or, la Belgique repose en partie sur un accord qui s'est établi en dehors d'elle. On pourrait se dire qu'il en va ainsi de beaucoup d'autres peuples. Sans doute. Mais pour ces autres peuples, la contrainte extérieure est alors vécue comme telle. En Belgique, la contrainte extérieure s'exalte dans la monarchie, est intériorisée par une bourgeoisie peu civique et est finalement avalisée par un mouvement ouvrier dont les chefs croient que la mésestime de la nation mène d'elle-même à l'internationalisme.

Vandromme parle de quelque chose d' "ajouté" à la revendication ouvrière et l'on songe à la thèse du "dopage" wallon de la grève de '60. Mais Vandromme parle aussi d'incandescence, et se rapproche ainsi de l'idée d'une « fusion » entre des dimensions différentes de l'action ouvrière ou socialiste. Il est question aussi de « fuite en avant ». Cette expression n'est pas loin (malgré les apparences) de termes comme "repli", "rétrécissement" qu'on retrouve chez la plupart de ceux qui critiquent les initiatives du mouvement wallon, depuis Renard, en 60, jusqu'au manifeste wallon en 1983 et encore après...

Dans ces analyses, tout donne le sentiment que l'on part d'une totalité (belge), où l'action politique en général, l'action ouvrière en particulier, n'est que politique ou ouvrière, pour se muer (doit-on dire: "se dégrader"?), en une action qui sera également wallonne. De toute façon, ce qui est fortement affirmé, et ceci de manière si continuellement implicite que cela en devient explicite, c'est la différence entre une action politique ou ouvrière ou socialiste, en quelque sorte « pures » (mais en fait « belges »), et d'éventuels prolongements wallons. Ce qui est « belge » sera considéré comme plus purement socialiste car ce qui est belge est peu « national »... D'autre part, quand B.Francq, par exemple, parle d'une logique populaire s'opposant « non pas à un adversaire de classe mais à un adversaire étranger, défini par une forme de domination et non par un rapport social » 48(47), interprète-t-il correctement le sens du renardisme? Est-ce que la logique régionale est seulement développée face aux « Flamands »? Jean Neuville et Jacques Yerna écrivent dans Le choc de l'hiver 1960-1961: « Comme ils l'ont fait lors des grèves du Borinage en 1959, les travailleurs wallons lancent la revendication des réformes de structure. Dans leur esprit, celles-ci constituent un moyen de combattre le système capitaliste qui a été incapable d'assurer, en Wallonie, touchée par le vieillissement de son industrie, la reconversion économique. Depuis 1954, moment de l'adoption d'un programme de réformes de structure économiques, la FGTB a développé, en effet, une campagne de propagande systématique sur ce thème, mais elle ne l'a fait pratiquement qu'en Wallonie... » 49. Peut-être les auteurs du livre Les deux morts de la Wallonie sidérurgique répondraient-ils que Yerna et Neuville envisagent le renardisme en son état premier, au moment où c'est encore la composante « ouvrière », « lutte des classes », qui domine? Peut-être. Mais est-il possible de séparer l'anti-capitalisme de la revendication ouvrière/wallonne, de l'opposition à une bourgeoisie flamande qui doit une bonne part de sa réussite au fait qu'elle a, en face d'elle-même, une bourgeoisie ayant d'abord construit son développement à partir des bassins wallons - la bourgeoisie belge francophone -, une bourgeoisie ne liant nullement son destin à la région qui est à l'origine de son ascension et ayant, par conséquent, la plus grande facilité à s'en dégager, tout en demeurant indifférente à l'ascension de cette bourgeoisie flamande qu'elle n'a pas à affronter sur le terrain belge vu qu'elle s'est internationalisée, si l'on peut dire, à temps. Cette bourgeoisie francophone a elle-même profité du contexte particulier de légitimation de l'Etat belge en niant la réalité de la nation, l'existence d'une spécificité nationale. Cela fait apparaître d'autant plus facilement la Belgique comme un contenu sans contenant (de peuples, si l'on peut dire, « de chair et de sang »), dont il est plus facile de se distraire. A cet égard, le mouvement ouvrier belge (Wallons compris) est analogue, en un premier temps, à la bourgeoisie qu'il combat en ce qui concerne la minimisation du fait national. Sauf après les grèves de 1960 qui se nourrissent, subtilement, de ce qui avait été ressenti face à un roi comme Léopold III, plus manifestement non-national que ses prédécesseurs: des grèves qui se nourrissent de l'adhésion à soi, du dévouement à la Cité, dévouement déjà éprouvé dans la Résistance qui fut résistance à ce qui nie la Cité, le fascisme.

Michel Quévit (de qui nous nous inspirons dans la description que nous venons de faire du jeu des deux bourgeoisies belges), devrait être critiqué, lui, pour l'erreur inverse de celle de B. Francq ou de ceux qui insistent sur le caractère soi-disant exclusivement ouvrier de la grève de 60 en Wallonie. On sait l'importance du livre de Quévit, Les causes du déclin wallon, dans l'analyse du jeu des forces sociales dominantes en Belgique. Il y évoque, longuement, les péripéties du mouvement flamand, surtout dans la mesure où elles retentissent sur l'économique, mais il se tait, absolument, sur les réponses proposées par le mouvement ouvrier en Wallonie. Il y a certes, chez Michel Quévit, une analyse serrée des "causes du déclin wallon", mais rien sur le vaste mouvement de 1960 qui se nourrit, pendant cinq longues semaines d'hiver, de combattre ce déclin, de proposer les réformes - fédéralistes et de structures -, qui devaient mettre fin à ce déclin. Dans le livre de Michel Quévit, on a, schématiquement, trois des quatre éléments de la société belge: le peuple flamand, sa classe dirigeante, la classe dirigeante francophone. Mais le peuple wallon est absent 50. On voit la difficulté qu'il y a à penser la Wallonie comme Cité dans le cadre de l'étouffement de la citoyenneté dans l'Etat monarchique, perceptible même à l'intérieur du mouvement socialiste. Soit on veut bien reconnaître la réalité d'un mouvement ouvrier en Wallonie, mais à condition qu'il ne soit pas vraiment wallon ou qu'il ne le soit pas trop. Soit on veut bien reconnaître la réalité d'un mouvement national flamand qui représente un danger pour le destin économique et politique de la Wallonie, mais en biffant, presque, dans l'analyse, l'une des forces, enracinées en Wallonie (ici, la classe ouvrière), qui pourrait, de manière autonome, faire face à cette menace. Certes, depuis la grève de 60, cette classe ouvrière a subi maintes mutations, comme partout ailleurs dans le monde. On peut parler à cet égard d'un déclin de la classe ouvrière, parallèle au déclin général de la Wallonie, avec beaucoup de fatalisme et de pessimisme.

Mais ceci constitue-t-il le dernier mot? Le phénomène Happart n'est-il pas à interpréter comme l'expression d'une immense frustration devant ce déclin du mouvement ouvrier, notamment en tant que porteur de la citoyenneté wallonne? On sait que, le 30 juillet 1950, quatre ouvriers tombèrent sous les balles de la répression de l'insurrection wallonne et ouvrière contre Léopold III. Or, quarante ans après, on vit un José Happart célébrer ces victimes en un hommage qui, pour la première fois, grâce au fait qu'il s'agissait d'un politicien de premier plan - les autres ne s'y sont jamais risqués -, revêtait un éclat national. Cette personnalité en profita d'ailleurs pour mettre violemment en cause la monarchie, ce qui ne s'était plus fait dans le monde politique wallon depuis quarante ans (à l'exception des communistes au début des années '50). Il n'était pas bénin de poser de tels gestes. Même si l'on peut penser qu'ils l'étaient au bénéfice d'une action politique plus « populaire » qu' « ouvrière » (pour reprendre les termes de B. Francq), ou encore d'une action plus « nationaliste » que « socialiste » (pour reprendre une critique implicite qui se précise à certaines occasions, comme ce fut le cas dans la presse bruxelloise après le succès électoral d'Happart aux élections européennes de 1994), il reste qu'ils ravivèrent la mémoire de l'une des actions les plus dures de la lutte des classes en Belgique.

Il y a une dimension dans tout cela qui reste fidèle à l'essentiel de l'action ouvrière et de ses voeux radicaux de transformation de la société. Dans la préface du livre de Robert Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, paru en 1984, Maurice Bologne écrit, en guise de présentation d'une action qui fut la sienne en tant que militant wallon appartenant au Parti socialiste, au moins jusqu'en 1964: « J'ai pu revivre dans le détail la lutte qu'il a fallu mener pour avoir accès à des tribunes, pour publier des écrits, pour révéler au monde ouvrier des vérités premières qui avaient toujours été cachées au profit des idées reçues dans le royaume et forgées dans les milieux politiques conservateurs. Que la masse s'occupe de sa situation matérielle, passe encore, mais qu'elle prétende s'élever au niveau du pouvoir et comprendre les faits politiques pour arriver à les diriger, cela n'était pas vu d'un bon oeil, ni par la classe dominante, ni par ceux qui préfèrent la quiétude de la soumission, ni par ceux qu'on a confinés dans une tranquille ignorance... » 51. Poser le problème wallon, c'est poser le problème politique, le problème de la Cité et, par conséquent, le problème de la forme monarchique de l'Etat, à l'un ou l'autre moment, inévitablement. Quels que soient les signes de dégénérescence du renardisme (dont les objectifs ne sont plus réalisables tels quels, bien sûr), il reste au fond de ce qu'il a engendré et qui vit toujours chez les travailleurs, les virtualités d'une rupture politique et économique radicale. La commémoration de Grâce-Berleur en 1990 par J. Happart, ses prises de position républicaines en août 1993, la radicalisation de ses positions sociales en juin 1994 en sont le signe. La volonté de distinguer « socialisme » et action wallonne ou citoyenneté wallonne ne vient-elle pas en partie de la difficulté, traditionnelle en Belgique, de penser la question nationale?

Les conclusions négatives de ceux qui critiquent le mouvement wallon au nom du socialisme pourraient être rapprochées d'autres conclusions que l'on pourrait bâtir à partir de l'analyse de Serge Deruette. Il y a deux choses, successivement mises en évidence, chaque fois au détriment l'une de l'autre: le déclin wallon et le mouvement ouvrier qui en sort tout armé, tout armé de citoyenneté wallonne si l'on peut dire. Or, habituellement, on sépare les deux comme si le mouvement ouvrier n'était vraiment ouvrier et donc universel que lorsqu'il était belge, mais qu'il ne le serait plus authentiquement lorsqu'il se pose en défenseur de la Wallonie, sans pourtant renier ses convictions internationalistes. Le mérite de quelqu'un comme Deruette est d'éviter cette séparation. Les analyses dénigrantes pour la dimension wallonne de l'action ouvrière ou socialiste se font peut-être sans ce recul historique qui permet de voir, au-delà de la conjoncture, quelle est l'intention profonde d'un pays comme la Wallonie. Et même si cette intention a été portée par une classe ouvrière maintenant en déclin, elle est toujours vivante parmi nous. On ne peut pas penser qu'un tel investissement des hommes soit simplement perdu quand se modifient les cadres économiques et sociaux dans lesquels ils ont pris naissance. Il y a une richesse du monde vécu wallon, certes terriblement entamée, mais qui n'est pas morte. La meilleure manière de s'en rendre compte, c'est d'en revenir à cet échec du renardisme. S'il a été si longtemps durement ressenti comme un insuccès, c'est en fonction d'une espérance qui demeure, ne fût-ce que dans le fait qu'elle ne se console pas d'avoir été déçue. La logique du renardisme conduit à l'idée de l'indépendance d'une Cité wallonne.

La question de la monarchie et la question wallonne

Personnellement, vu les positions indépendantistes wallonnes que je défends, j'ai toujours tenté de ne pas confondre les deux critiques, l'une de l'Etat belge, l'autre de la monarchie, et cela pour éviter le reproche, que j'estime fondé, de me prononcer en faveur d'un régime en fonction d'une simple opportunité (donc aussi d'un simple opportunisme peut-être), nationaliste.

Mais il y a les tactiques et les questions de fond.

Les problèmes dits « communautaires » qui opposent les Flamands et les Wallons en Belgique ne sont pas à apprécier seulement en termes de conflits entre deux peuples. La reconnaissance de ces deux peuples ne s'opère d'ailleurs que du bout des lèvres: on est loin, très loin, en Belgique, du vocabulaire canadien, si lourd d'enjeux politiques, où il est question de "deux peuples fondateurs".

Au-delà de ce conflit, qui est bien réel, il y a une sorte d'incapacité à exister en tant que citoyens ou en tant que « nationaux » (belges, bruxellois, wallons et même peut-être flamands). Bien sûr, ce n'est pas la monarchie qui a créé cet état de choses. On ne peut pas dire qu'elle en est l'unique cause. Mais c'est en tout cas une situation dont la monarchie belge a pris son parti et dont elle a amplifié les conséquences. Dans le champ symbolique belge et, en tout cas, wallon et bruxellois, la monarchie est le repère le plus fort. Cela entraîne un grave déficit de la citoyenneté et de la nationalité. Ce grave déficit de la citoyenneté n'empêche pas le fonctionnement régulier - jusqu'ici -, des institutions démocratiques. Mais il le menace. Face à l'Europe, notamment, on ne voit pas à quel titre, un peu fort, un peu consistant, pourrait exister un citoyen de Wallonie, pas plus que n'existe une Cité belge.

Les institutions très importantes dont la Wallonie est dotée, peut-être plus qu'aucun autre Etat fédéré dans le monde, font que, même dans le champ symbolique, elle a une place. Mais cette place reste secondaire, par rapport aux pôles belge/monarchique. De sorte que la Wallonie comme Cité n'en est pas tout à fait une. Toute la querelle sur la Communauté française ou sur le Manifeste pour la culture wallonne montre bien que l'on tend à interdire à la Wallonie de posséder sa personnalité de Cité humaine. On peut penser que s'il n'y avait pas un pôle aussi fort que la monarchie, cette lutte sourde, menée par le pôle belge/monarchique contre la Wallonie, apparaîtrait dans toute son injustice foncière. Peut-on nier que la personnalité d'un peuple passe par l'affirmation d'une culture propre? Le Manifeste pour la culture wallonne l'avait solennellement souligné sans toutefois poser la question de la République. Et c'est une des lacunes de ce texte.

Il est quand même assez étrange de constater que, dans notre pays, les pages de publicité publiées dans la presse et associant l'effort wallon à une certaine idée du patrimoine culturel et moral du pays wallon se soient vues précédées dans le plus grand journal francophone, Le Soir, de la mention « Ce texte n'engage pas la responsabilité de la rédaction ». S'il s'était agi de publicités en faveur d'une ville ou d'une province, la chose ne se serait pas produite. Dans notre pays, la monarchie est associée aux grands événements culturels et la chose ne pose aucun problème. Que le concours de musique Eugène Isaye, par exemple, ait été rebaptisé Concours Reine Elisabeth, ne soulève pas d'objections. On comprend qu'il y ait une certaine réticence à associer un certain projet politique ou un certain pouvoir politique à la culture au détriment, peut-être, de l'autonomie de celle-ci. Mais la monarchie, en baptisant de son nom des concours musicaux, en réquisitionnant Julos Beaucarne à l'enterrement du roi Baudouin, poursuit évidemment aussi des buts politiques. Or il ne s'élève que peu ou pas de critiques quant à cette manière d'agir qui, par contre, est immédiatement fustigée dès qu'il s'agit, non pas même seulement d'hommes politiques élus (on pourra considérer qu'ils sont partisans), mais d'une autre institution politique comme la Région wallonne autonome cherchant à se valoriser, elle aussi, à travers ses artistes, son patrimoine. Cette Région est tout de même le résultat d'un vote démocratique et parlementaire très récent, ce qui n'est pas le cas de l'institution royale. Le caractère évidemment démocratique de la Région wallonne n'empêche pas que la Wallonie ait moins de prestige que la monarchie. Notre conception de la citoyenneté ne s'en trouve-t-elle pas de ce fait terriblement affaiblie?

Comment parvient-on à nier qu'un peuple ait sa propre culture? A notre avis, c'est parce que ces notions de « peuple », de « Cité », de souveraineté, d'identité, la sociologie belge, si imprégnée par la symbolique de la monarchie, tend à en nier l'importance. C'est même cette sociologie belge qui explique, pour une part, la difficulté, chez nombre de progressistes, de mesurer l'importance d'un combat pour la République même si, par défiance vis-à-vis du sentiment national wallon, ils s'en tenaient à poser cette question du régime à choisir dans le seul cadre belge. Et cela, même s'ils sont à même de se rendre compte que la Belgique a toujours consenti à rester une nation partiellement amputée d'elle-même.

Une République belge?

Ceci nous amène à poser la question d'une restauration de la citoyenneté dans ce cadre belge ou, autrement dit, à poser la question de l'établissement d'une république belge. Qu'est-ce qu'une république? Ce n'est pas seulement l'idée abstraite et désincarnée d'une Cité ne se fixant pour règles que celles qui découlent du libre accord de ses membres. C'est aussi, comme le dit Péguy, l'"union d'un peuple et d'une idée". D'une part, il faut que ce peuple se soumette aux principes universalistes de l'Ethique et du Droit. D'autre part, il faut que ce peuple en soit vraiment un.

Vaille que vaille, comme n'importe quelle autre population dans nos Etats démocratiques du 20e siècle, la population de la Belgique envisage l'Etat dont elle relève comme devant se soumettre aux principes universalistes de l'Ethique et du Droit. Il s'agit là, bien sûr, comme partout ailleurs, d'un principe advenu et non pas d'un principe réalisé. Mais si ce principe était réalisé, nous serions au Paradis sur la Terre... Que la Belgique ait des titres à faire valoir en tant qu'Etat démocratique et respectueux des Droits de l'homme, cela n'est absolument pas niable. Voilà donc pour l' « Idée ». Mais cette « Idée » se marie-t-elle à un « peuple »? Nous nous permettons d'en douter fort. Cela tient en partie à ce que nous appelons la « sociologie belge » imprégnée par l'esprit de la monarchie. Et c'est surtout vrai du côté francophone belge. A force d'avoir accepté d'être une nation sans nationalité, dont la monarchie serait le seul enchantement, le seul référent suprême (et non le Parlement comme en Angleterre), nous avons perdu notre personnalité de peuple. Non pas - bien entendu! - que les droits du Parlement soient violés, que la monarchie représente une menace réelle de despotisme! Non pas, autrement dit, que la monarchie représente un danger grave et massif en ce qui concerne le respect de la Constitution - du moins aujourd'hui, car on sait ce qu'il en fut avec Léopold III, il y a à peine cinquante ans: et on pourrait montrer que ses prédécesseurs n'étaient pas nécessairement des démocrates dans l'âme. La monarchie, dont les pouvoirs politiques directs ont été affaiblis, se voit dotée, en revanche, pour le côté wallon et bruxellois, d'un capital symbolique qu'elle n'a peut-être jamais possédé à un point aussi élevé. A force de répéter qu'il n'y a pas de Belgique sans monarchie, les partisans du roi, même par pur pragmatisme, laissent entendre que la personnalité de la Belgique s'évanouirait s'il n'y avait la personnalité du monarque et de des membres de sa famille. Mais ce n'est pas pour aboutir à une Belgique plus sûre de son identité: au contraire, c'est en raison du vieux réflexe de soumission aux réquisits de l'équilibre européen de 1830, qui voulaient que l'Etat belge ne soit pas tout à fait un Etat et que la Nation belge ne soit pas tout à fait une Nation. Le déficit de 1830 s'est encore aggravé et pas seulement en raison des tensions communautaires.

La Belgique, comme société - contrairement à l'Angleterre par exemple -, ne trouve pas, dans la monarchie, un moyen, parmi d'autres, d'exprimer son identité nationale. En Hollande, la famille régnante, parce qu'elle descend directement du chef de la Révolution qui fit de ce pays, dans l'histoire du monde, la première nation au sens moderne du terme, est même aussi, très paradoxalement, un symbole républicain. Cela ne tient pas seulement au fait que les Pays-Bas furent au départ une république. Cela tient au fait que la nation, en Hollande, non seulement symboliquement mais dans l'histoire authentique, précède de très loin la monarchie, la supplante, lui donne plus qu'elle n'en reçoit. Ce qui l'emporte sans doute dans la constitution d'une nation, c'est qu'elle se soit voulue clairement et directement en être une et qu'elle se le rappelle à tout moment. Or l'instant qui fonde les nations, comme l'a bien vu Pierre Fougeyrollas, c'est celui de leur insurrection, soit contre un ennemi extérieur, soit contre un régime autochtone qui empêche la nation d'être libre. 52Cet instant-là, en Belgique - l'instant de 1830 -, a été oublié volontairement. Aucune célébration officielle ne s'y rattache. Il y a des récits d'origine conçus pour exclure certains éléments de l'acte fondateur et notamment les crimes qui l'accompagnent 53. La Belgique a fait mieux: elle a choisi d'éliminer complètement comme référence le récit et le geste qui lui avaient permis d'exister 54La révolution de 1830 ne donne plus lieu à aucune commémoration officielle de la Belgique en tant que telle.

Mais ainsi, elle démontre que la situation passagère où elle fut réellement contrainte de ne pas être pleinement un Etat, une Nation, une Cité, bref une « république », elle n'a jamais pu la dépasser, alors qu'elle ne manqua pas toujours de moyens de le faire surtout en des moments où le contexte de 1830 était dépassé (comme en 1918). A la contrainte extérieure - les Puissances européennes -, nous montrerons qu'est venue s'ajouter la contrainte interne de la monarchie.

L'oubli de 1830 et la sujétion à la monarchie vont de pair, avec une perpétuelle hésitation de la Belgique sur sa personnalité culturelle et son identité culturelle, identité ou personnalité en lesquelles se réfractent, normalement, l'éclat d'une Cité. On dit parfois que la Belgique est une monarchie républicaine. Admettons provisoirement que cela est vrai en ce qui concerne le fonctionnement des institutions politiques pures, en ce qui concerne la souveraineté juridique belge proprement dite (nous montrerons cependant plus loin que même cela peut être contesté). Mais en ce qui concerne sa souveraineté culturelle, la Belgique est seulement une monarchie. Elle n'est pas républicaine. Il n'y a pas de véritable culture belge. Il ne s'agit pas d'une affirmation a priori. Nous allons montrer, dans le chapitre suivant, que la Belgique, la Belgique francophone, singulièrement, s'est donné de multiples théories de sa culture, contradictoires entre elles, non pas d'une contradiction féconde; mais réellement incompatibles. Ce n'est pas seulement le fait que la Flandre se réclame d'une culture différente qui fait ici problème. C'est le fait que même la Belgique francophone, toute seule, ne parvient pas à se donner une définition culturelle d'elle-même.

On voit par là qu'il nous faut aborder, d'urgence, la question de la culture. L'incapacité de la Belgique, même seulement francophone, à se définir est une grave lacune citoyenne pour un pays qui se dit relever d'une "monarchie républicaine". Par hypothèse, au stade où nous en sommes ici, répétons-le, ce n'est pas la question du fonctionnement des institutions politiques pures que nous mettons en cause. Mais le sens que la Belgique francophone est incapable de se donner dans le domaine symbolique sans recours à la monarchie. Cette Belgique ne peut se donner du sens à elle-même par elle-même. Nous sommes persuadés que le Parlement anglais remplit ce rôle, y compris sur le plan symbolique, occupe cette place qu'en Belgique, la seule monarchie remplit et occupe. Mais c'est par le biais d'une analyse de la culture qu'il faut concrétiser cette approche.

La question de la culture belge et wallonne

Voilà la raison pour laquelle nous poserons la question de la monarchie en commençant par la culture. Et en commençant par poser le problème de l'identité belge et wallonne à travers le développement des théories de la culture que s'est données la Belgique, dans son entièreté, ou, en particulier, la Belgique francophone. Nous effectuons ce premier travail en fonction de l'idée trouvée chez Paul Ricoeur (et venant de Max Weber) 55 , qu'une société doit se représenter elle-même pour exister. Certes la culture cultivée - littérature, beaux-arts, travail des sciences humaines, des sciences de l'esprit -, n'est pas le seul véhicule des images, des modèles, des paradigmes. On peut, par exemple, se dire qu'un ouvrage aussi scientifique que l'Histoire de Belgique d'Henri Pirenne s'est communiqué à l'ensemble de la population via l'école. Même si celle-ci n'a pu retenir toutes les nuances de la pensée si riche d'Henri Pirenne, elle en a gardé au moins les principaux éléments d'un schéma dont, une esquisse vague, au minimum, doit subsister dans les esprits des élèves les plus distraits et les plus indifférents, parfois à leur insu.

On le verra, l'image que la Belgique s'est donnée et qui a toujours cours, dans une certaine mesure en Wallonie, et de toute façon à Bruxelles, qui garde la maîtrise des grands médias (presse écrite, parlée et télévisée), est une image incertaine, tiraillée en tous sens entre des visions opposées. Il n'y a même pas eu, peut-être, de véritable développement de l'image belge ou de l'identité belge, mais plutôt une accumulation de façons de voir, contradictoires entre elles, qui ajoutent à la confusion. Quelqu'un comme Jean Louvet le rappelle tout le temps. Il y a accumulation en ce sens que la culture belgo-flamande francophone, le lundisme, la belgitude et la culture wallonne (nous allons voir ce que nous entendons par là), continuent d'une certaine manière à coexister. Cette identité fragmentée, dispersée, est-elle riche de sa pauvreté, de son indécision, de son incertitude? Ou ne mène-t-elle pas à une sorte de schizophrénie de l'identité belge?

A toutes ces représentations, en quelque mesure construite par les citoyens, est venue se substituer celle de la monarchie. Celle-ci, nous le verrons, peut se permettre de s'approprier, ne fût-ce que partiellement, le prestige qu'ont toujours les réalisations culturelles, appropriation d'autant plus aisée que la Belgique n'en est que le contenant et que ces réalisations ne servent pas vraiment le prestige ou la dignité d'un peuple. Et, en tout cas, elle a l'avantage d'être plus prestigieuse que cette culture elle-même. On n'imagine pas, dans l'espace wallon et bruxellois en tout cas, une autorité morale qui serait plus forte que le roi lui-même. L'impression qu'on aura retenue des funérailles de Baudouin Ier, c'est que le roi apparaît comme étant même au-dessus de la Belgique. Dans une telle situation, la Cité humaine ne reçoit ni l'honneur ni l'adhésion qui conviennent. Qu'il s'agisse ici de la Wallonie ou de la Belgique (pour la Flandre, les choses sont différentes). On pourra mieux apprécier cette impuissance morale de la Wallonie en examinant les théories de la culture de l' "ici" entre lesquelles elle est d'une certaine façon déchirée. Quand règne un tel désarroi sur soi et en soi, on comprend qu'on puisse se replier sur l'image si forte d'un chef royal.

Cette culture de la dépendance n'aide pas à préparer les mentalités à une Wallonie indépendante. Et c'est notre première préoccupation. Mais voilà qui ne sert pas non plus l'intérêt d'une authentique citoyenneté en général. C'est notre deuxième préoccupation et elle est la plus importante. C'est la question centrale. Défendre une Cité particulière, c'est toujours en même temps défendre une vision de l'homme universel, la vision républicaine, celle qui considère que l'accord que des hommes libres établissent entre eux sur des lois, en des entités politiques particulières et en vue du bien du plus grand nombre, doit l'emporter sur toutes les autres contraintes rencontrées dans la vie en société, les contraintes économiques notamment. On ne peut séparer république et socialisme si l'on envisage le socialisme, avec Habermas, comme « l'espoir que les structures qui exigent la reconnaissance mutuelle, telles que nous les connaissons à travers la vie quotidienne, se transmettent, par le biais des contraintes propres à la communication d'un processus de volonté et d'opinion démocratiques, aux relations que mettent en place le Droit et l'Administration. »" 56 « Droit » et « Administration » soit l'argent et le pouvoir.

« Depuis les Cités grecques et même avant, les Cités sont toujours défendues par les gueux et livrées par les riches. Car les riches n'ont que des biens temporels à perdre, alors que les gueux ont à perdre ce bien: l'amour de la patrie. » Ce mot de Péguy rejoint l'intention d'Habermas et l'idée même de patriotisme constitutionnel. Il ne nie pas les différences de classes au nom de l'unique mère-patrie, mais il ne nie pas non plus la nation, forme moderne de la Cité humaine. Il est républicain et socialiste.

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  1. 1. J'ai essayé de montrer que cette vision de l'Europe des Régions est parfaitement utopique et dangereuse. Phillipe Godts, Belgique 2002, La désintégration, Quorum, Bruxelles, 1994, défend la même thèse, notamment aux pages 48 à 55.
  2. 2. André Molitor, La fonction royale en Belgique, CRISP, Bruxelles, 1979 et (édition revue et augmentée) 1994. André Molitor défend tout au long de cet ouvrage la thèse d'une monarchie "opportune". Pierre Wigny, dans ses cours de droit public à Louvain, affirmait que le régime républicain était le meilleur en principe mais que seule la monarchie convenait à la Belgique. Dans Notre adieu au roi (Cahiers Marxistes, décembre 1993), Jacques Baudouin défend très longuement la même thèse dans un débat où je m'oppose à lui.
  3. 3. Jean-Pierre Roux, La révolution industrielle, Seuil, Paris, 1971.
  4. 4. Pierre Fougeyrollas, La Nation, Fayard, Paris, 1987.
  5. 5. Léopold Genicot et alii, Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973.
  6. 6. J.P. Rioux, La révolution industrielle, op. cit. : les tableaux 10, 11, 13 ne concernent en réalité que la Wallonie même s'ils se réfèrent au mot « Belgique ».
  7. 7. R. Devlesshouwer in Maurice Bologne, L'insurrection prolétarienne de 183O en Belgique, Critique politique, n° 10, Bruxelles, 1981.
  8. 8. Maurice Bologne, op. cit.
  9. 9. J. Logie, De la régionalisation à l'indépendance, Duculot, Gembloux, 1981.
  10. 10. Jacques Logie, op. cit., p158.
  11. 11. Pierre Lebrun et alii, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, Bruxelles, 1979, p.589 et suivantes.
  12. 12. Pierre Lebrun, Ibid.p. 574 et suivantes.
  13. 13. P.Lebrun, p. 575.
  14. 14. H.Pirenne, Histoire de Belgique, Bruxelles, 1948, p. 101.
  15. 15. Ibidem, tome VII.
  16. 16. M.Bologne, L'insurrection prolétraienne en Brlgique, Critique Politique, n° 9, Bruxelles, 1981.
  17. 17. Voir plus loin le texte de R.Devleeshouwer dont nous nous inspirons ici.
  18. 18. Albert Ier, Carnets et correspondance de guerre, 1914-1918, présentés par M-R Thielemans, Duculot, Gembloux, 1991, p. 257. Il s'agit d'un entretien avec le Chef de Cabinet, le Baron de Broqueville, le 3 mars 1916, dont le roi rédige un compte rendu.
  19. 19. R.Devleeshouwer, Quelques questions sur l'histoire de Belgique in Critique Politique, n° 2, Bruxelles, 1979, pp. 5-38, p.24.
  20. 20. J.Velaers et H.Van Goethem, Leopold III. De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994, montrent (pp. 11- 41), que cette politique est la politique constante dela dynastie dans la prelière moitié du 20e siècle.
  21. 21. P-H Spaak, Mémoires, Fayard, Paris, pp. 42-46.
  22. 22. Robert Devleeshouwer, op. cit., p34.
  23. 23. José Gotovitch, Wallons et Flamands, le fossé se creuse, in La Wallonie, le pays et les hommes (dir. H.Hasquin), La Renaissance du livre, Bruxelles, 1976, p. 316.
  24. 24. Jean Stengers, Léopold III et le gouvernement, Duculot, Gembloux, 1980.
  25. 25. R.Devleeshouwer, art. cit. p. 25.
  26. 26. Destrée s'en plaignait déjà en 1912, dans sa Lettre au Roi.
  27. 27. Nous suivons ici les Commentaires sur le texte d'Emile Vandervelde de Catherine Massange qui sont une réflexion crtique du compte rendu du livre d'Hervé par E.Vandervelde paru dans Le Peuple du 30-8-1905. Ce commentaire de C.Massange a paru dans Critique Politique, n° 11 , mars, 1982, pp. 88-96.
  28. 28. Jean Jaurès, L'armée nouvelle, cité par C.Massange in Critique Politique, p. 91.
  29. 29. C'est le sens de la préface de Vandervele a liovre de M.Bologne L'insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, Bruxelles, 1981 (réédition de Critique Politique)
  30. 30. Vandervelde, A propos du dernier livre d'Hervé, in Critique politique, n° 11, mars, 1982, p. 84.
  31. 31. L'Avenir du Borinage, 6-8-1013.
  32. 32. Walter Thibad, Les républicains belges, Bruxelles, 1961, pp. 178-179.
  33. 33. Marx-Engels, Œuvres choisies, tome II, p. 312, Moscou, 1976.
  34. 34. Charles White, The Belgic Revolution, tr. Fr. par M.Gorr, Bruxelles, 1836.
  35. 35. Jules Michelet, Histoire de France, tome VI, Paris, 1893-1898.
  36. 36. Jean Baufays, Les socialistes et les problèmes communautaires, in 1885-1985 du Pari ouvrier Belge au Parti socialiste, Bruxelles, 1985, p. 277.
  37. 37. Paul Aron (directeur) Charles Plisnier, Bruxelles, pp 111-123.
  38. 38. M.Liebman, Les socialistes belges, Bruxekles, 1979, p. 43.
  39. 39. Jean Puissant, La structure politique du mouvement ouvrier dans le Borinage, thèse de doctorat, ULB, vol I, p. 106.
  40. 40. Engels, op cit, p312.
  41. 41. Serge Deruette, La nature fde l'organisation ouvri§re en Belguque : le libéralime social, in Crotique Politique, n°6, septembre, Bruxelles, 1980pp. 67-85.
  42. 42. Ibidem.
  43. 43. Serge Deruette, TOUDI, tome 3, pp. 62-63.
  44. 44. Robert Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, Charleroi, Liège, Bruxelles, 1984, p. 119.
  45. 45. B.Francq et D.Lapeyronnie, Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, 1990, p. 43.
  46. 46. Ibidem, pp 46-47.
  47. 47. Pol Vandromme, La Belgique francophone, Labor, Bri-uxelles, 1980, p.22.
  48. 48. B.Francq et D.Lapeyronnie, op. cit.
  49. 49. Jacques Yerna et Jean Neuville, Le choc de l'hiver 1960-1961, Coll. Pol-His, Bruxelles 1990.
  50. 50. Michel Quévit, Les causes du déclin wallon, EVO, Bruxelles, 1978.
  51. 51. Maurice Bologne in Robert Moreau , Combat syndical et conscience wallone, op. cit. p. 8.
  52. 52. Pierre Fougeyrollas, La nation, Fayard, Paris, 1987.
  53. 53. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Le livre de poche, Paris, 1984.
  54. 54. J'ai essayé de le montrer dans la préface à M.Bologne, L'insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, in Critique Politique, n°9, Bruxelles, 1981.
  55. 55. Paul Ricoeur Science et idéologie, in La revue philosophique de Louvain, mai 1974.
  56. 56. J.Habermas La révolution décalée à l'est : repenser gauche et socialisme, TOUDI, n° 4 (1990), pp 312-331, surtout la p. 331.