Critique : Le capitalisme à l'agonie (Paul Jorion)
Qu'est-ce que le capitalisme ?
Quatre acteurs le définissent : salariés, dirigeants d'entreprise, investisseurs ou « capitalistes » et marchands. On pourrait imaginer beaucoup d'autres systèmes économiques regroupant tous ces acteurs. Mais dans le capitalisme c'est le groupe détenteur du capital qui occupe la position prédominante et renforce sans cesse sa position, au sein du rapport des forces. Selon Jorion, Marx a trop simplistement opposé capitalistes et prolétaires. Même si avec l'introduction du système des stocks-options (la distribution d'actions aux dirigeants d'entreprises), les salariés sont « désormais spoliés davantage encore qu'avant par les deux autres groupes désormais étroitement ligués contre eux. » (p. 34)
Pour Jorion, il n'y a pas de rapport immédiat entre le capitalisme ainsi défini - un principe de partage du surplus où le détenteur du capital prévaut - et économie de marché, qui assure la circulation des biens avec un taux de profit limité par la concurrence, encore que celle-ci n'est pas toujours ordonnée au bien des acheteurs, les marchands ayant intérêt au fait qu'il y ait le moins de concurrence possible. Il est vrai que la concurrence joue aussi entre dirigeants d'entreprises tant dans la vente de leurs produits que dans leur accès aux avances des investisseurs. Mais on pourrait imaginer que l'économie de marché soit indépendante de la logique du capitalisme de même que l'on aurait pu imaginer que le capitalisme ait organisé la distribution de ce qu'il produit indépendamment de marchands agissant de manière indépendante.
Quant au libéralisme, dans ses formes extrêmes en tout cas, il vise tendanciellement à la disparition de l'Etat et estime que ses revendications sont fondées sur la nature de l'homme même si cette essence de l'homme ainsi décrite est un homme a-social, réintroduisant « dans l'univers domestiqué de la démocratie, la logique de l' "état de nature" au sens de Hobbes » (p.40).
L'argent appelle l'argent
Le capital, le plus souvent l'argent, est une ressource qui manque là où il faut produire, distribuer et consommer : « Ce manque est pallié quand sont mis en présence un prêteur qui dispose de cette ressource et un emprunteur qui saura - dans le cas d'un prêt à la production - en faire bon usage : en créant à partir de cette ressource, une richesse nouvelle...» (p. 46). C'est l'institution d'intérêts en cette occasion qui a pour effet inéluctable que l'argent appelle l'argent. « Le prêt à intérêt constitue donc un mécanisme contribuant de manière tout à fait automatique à la concentration du patrimoine. Cette concentration fait que le prix des marchandises contient une portion toujours croissante constituée d'intérêts qui ont dû être versés à un stade ou à un autre de la production de ces marchandises. Il n'est certainement pas accidentel que les années 1929 et 2007 aient été aux Etats-Unis des années où la concentration des fortunes atteignit des sommets. La concentration de l'argent d'un côté a pour effet induit son manque ailleurs. Ce manque est combattu par le transfert provisoire de là où il est en excès vers là où il fait défaut - en d'autres termes, ce qu'on appelle le mécanisme du crédit. Or le crédit génère des intérêts qui contribuent à renforcer encore la concentration de la richesse. Il fragilise aussi de manière générale tout le tissu économique d'une société par la constitution de longues chaines de créanciers dont il suffit, comme l'avait déjà fait observer Keynes dans les années 30, que l'un fasse défaut pour que toute la chaine à sa suite défaille à son tour. » (pp. 47-48).
Le capitalisme est un mode déséquilibré de partage des surplus avec une absence de ressources, soit pour la consommation, soit pour la production. Cela conduit à la surproduction : des sommes de plus en plus grandes se libèrent pouvant servir d'avances à la production tandis que, en parallèle, les sommes qui peuvent être consacrées à la consommation se restreignent. Tel est le défaut structurel du capitalisme : les ressources sont absentes là où elles sont nécessaires, absence à laquelle pallie le mécanisme du prêt à intérêts qui aggrave le défaut lui-même. La concentration des richesses en une seule main est telle que le système tout entier se grippe, ce qui est, selon Jorion, la situation de 1929 ou celle de 2007. Le communisme a des défauts différents qui ne justifient pas le capitalisme et la supposition que celui-ci crée plus de richesses, ce dont on ne sait rien : « la seule chose qui soit palpable, c'est l'inefficacité découlant du fait que le capital est une ressource qui n'est pas à la place où elle serait utile » (p. 59).
La crise de 2007
Le système bancaire s'est effondré en raison d'une expansion colossale du crédit « tarissant les sources de financement des entreprises et des ménages » (p. 67). Les Etats leur sont venus en aide pour leur permettre d'échapper à l'insolvabilité, au moins en apparence. Au lieu de les nationaliser, ce qui aurait crevé l'abcès. Les banques ne leur vouèrent aucune gratitude.
« En s'étant portés au secours du secteur bancaire et en ayant écarté comme solution envisageable le gel de la situation par la nationalisation, les Etats avaient déversés dans le puits sans fond des crédits qui ne seraient jamais honorés des sommes à ce point considérables que l'insolvabilité était désormais également la leur. » (p. 74) Ils décrétèrent la rigueur, l'exigeant surtout « de ménages qui, en général, dépensent la totalité de celui dont ils disposent. Ce qui voulait dire que le pouvoir d'achat et donc la consommation seraient affectés. Ceux qui avaient de l'argent à ne savoir qu'en faire, l'Etat s'abstiendrait de les importuner par l'imposition : il leur emprunterait leurs fonds et les gratifierait, en échange, d'intérêts à des taux qui, nous l'avons vu, seraient en hausse, leur permettant d'avoir au bout du compte encore plus d'argent à ne savoir qu'en faire. » (p.75)
Les malheurs de la Grèce
Le prêteur d'un Etat qui risque de ne pouvoir rembourser sa dette inclut dans le taux une prime de risque en réclamant un taux d'intérêt plus élevé que la normale s'il n'existait pas de risque. Au début des années 90, on a créé une innovation financière les "credit default swap", les CDS qui fonctionnent comme une assurance: l'assureur calcule le risque qu'il court selon les procédés habituels. Mais le CDS peut être détourné de son but et devenir « le support d'un simple pari, et cela parce qu'il n'est nullement requis de l' "assuré" qu'il possède le bien qu'il cherche à assurer. Le CDS permet en effet de s'assurer contre un risque que l'on ne court pas; celui qui contracte un CDS alors qu'il ne détient pas l'instrument de dette contre le risque duquel il s' "assure" prend une position que l'on appelle "nue" (...) c'est une "assurance sur la voiture du voisin" (...) un encouragement à l'abus - une incitation à provoquer un événement dommageable pour en bénéficier. » (p. 81).
Le casino du capitalisme
L'auteur parcourt longuement les problèmes de l'Espagne, de l'Irlande, du Portugal. Estime que ce que les Etats cherchent à obtenir par l'emprunt, il serait plus logique qu'ils tentent de l'acquérir par l'impôt sur les plus riches (auxquels ils empruntent justement), ce qui a pour conséquence de faire reposer toute l'opération sur les citoyens ordinaires, avec comme conséquence le ralentissement de l'économie puisque ces citoyens ordinaires payent plusieurs fois (TVA, partie de la charge de la dette dont ils doivent s'acquitter, réduction des prestations sociales). Il revient ensuite à une autre forme de CDS, le CDO (collateralized debt obligation), assurance contre le non-remboursement de crédits hypothécaires et le CDO synthétique à position « nue » c'est-à-dire lui aussi assimilable à un simple pari. Paul Jorion s'étend à ce point de vue assez longuement sur la législation française qui a longtemps assimilé une certaine spéculation en bourse à ce qui est lié aux jeux et aux dettes dont la loi ne contraint pas les débiteurs à s'acquitter. Puis cette disposition est tombée en 1885. Mais, ajoute-t-il, l'économie « n'est pas seulement assassinée par les paris sur les fluctuations des prix, mais aussi par la perception d'intérêts (...) Moins il y aura d'intérêts perçus, moins le capital se concentrera davantage, provoquant les déséquilibres qui débouchent sur la surproduction. » (pp. 223-224)
Marx, Keynes, Freud, Robespierre et quelques autres
Jorion met en cause l'idée de Marx selon laquelle le capitalisme s'effondrerait en raison d'une baisse tendancielle du taux de profit, alors que ce que l'on assiste pour le moment c'est justement l'inverse, soit une augmentation considérable du taux de profit qui tend à concentrer les richesses en une seule main, raison pour Jorion de l'agonie du capitalisme comme on l'a vu plus haut. Il cite aussi Keynes qui mettait comme priorité à l'économie le plein emploi et souhaitait l'euthansie des rentiers, soit des spéculateurs et des prêteurs.
Dans la partie finale de son livre, la plus philosophique, citant plusieurs auteurs dont également Saint-Just, Peter Weiss, il estime que nous sommes d'une certaine façon revenus à la situation qui préparait la Révolution française sans boussole utopique pour nous guider, avec le conviction qu'il est plus facile d'éviter les malheurs des hommes plutôt que de faire leur bonheur, lui-même inpossible à définir alors que les malheurs sont eux parfaitement définissables. Il en revient à son idée force: « le système se grippe, tout simplement parce que la loi du plus fort prévaut à partir d'un certain moment. La raison en est évidente: le versement d'intérêts aux capitalistes conduit inéluctablement à un déplacement du capital vers eux, et à sa concentration parmi eux en un nombre de mains de plus en plus réduit. Comme l'argent finit par se retrouver concentré dans sa totalité en un endroit où il n'est d'aucun usage et d'où il doit être prêté pour servir à quelque chose, la mécanique s'enraye. Nous en sommes là aujourd'hui. » (p. 322).
Paul Jorion, L'agonie du capitalisme, Fayard, Paris, 2011.
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