Critique : "Mobile Home" de François Pirot
Quelque chose s'est passé chez nous qui ne cesse d'étonner depuis la toute première avant-première du film de Jean-Jacques Andrien Le grand paysage d'Alexis Droeven en mars 1981 à Aubel 1 : cette capacité que nous avons de filmer ... nous. Et que nous n'avions pas avant, ou, disons, pas avant le milieu des années 70 (même s'il y a Misère au Borinage 2, Déjà s'envole la fleur maigre etc.)
On rit d'un bout à l'autre
Il suffit de regarder le premier long métrage de François Pirot Mobile Home pour se rendre compte que cette histoire dont François André a donné l'une des clés 3 continue. Mobile Home est sorti en avant-première à Bruxelles le 21 août dernier. Du début à la fin, toute une salle de jeunes spectateurs exprime tout haut, mais discrètement, en adéquation avec le simple sourire que suscite l'humour quand il est vrai, le plaisir d'une génération à se retrouver dépeinte (ce sourire ne ferait aucun « bruit » si chacun était seul face à l'écran, mais dans une salle on aime à se communiquer les affects). Le rire au cinéma (dans les salles obscures), est aussi un cri de ralliement, comme une sorte de drapeau que l'on agite par besoin de dire : « on s'est vus » ou « c'est cela » ou « nous y sommes ».
Cette génération ne connaît d'une certaine façon plus le conflit des générations. Il y a un million de Tanguys dans le Royaume titrait récemment Le Soir. On dit aussi que l'adolescence dure aujourd'hui jusqu'à trente ans et au-delà. Que les parents des années d'après-guerre ont financièrement de quoi soutenir une génération en butte au chômage, dont les êtres continuent à rêver longtemps d'être « grands » : acteur pour un tel, écrivain pour cet autre, musicien pour ce troisième. « Grands » et « heureux ». Dans Mobile Home, c'est bien cette comédie douce-amère qui est contée à travers ce qu'il ne convient pas d'appeler une série de gags, mais qu'il est difficile de définir. Bergson qui avait le sens des images, me permettra d'expliquer cela. Il disait que le plaisir n'indique pas la direction dans laquelle la vie est lancée, au contraire de la joie. Les gags sont comme le plaisir. Sans « direction », ils ne nous font pas toucher le sang même de la vie. On a très vite le sentiment de perdre son temps (sauf peut-être quand le cœur des gags est un mime de génie comme Louis de Funès). Or ici, les gags n'en sont pas, il sont comme la joie de Bergson, ils indiquent bien dans quelle direction la vie est lancée et, en l'occurrence, ils se substituent aux aventures que l'on suppose rencontrer dans un Road movie. Ils font que le voyage aurait bien lieu d'une certaine façon. Et d'ailleurs, il a lieu en fait et même sur des dimensions qui ne sont pas si modestes que cela. Je ne suis pas d'accord avec Fernand Denis qui titrait hier dans La Libre « Out the road again ».
Simon et Julien !
Certes, le voyage en cause ici fait songer (c'est une image un peu facile mais elle s'impose), aux acteurs d'opéra contraints de chanter, en restant sur place, par exemple : « Courons à l'ennemi ! ». Dans Mobile Home, les deux voyageurs sont Simon et Julien qui s'approchent dangereusement de la trentaine. Simon a rompu avec sa compagne qui habite Liège (on verra cette ville, c'est un beau moment du film, mais on ne la voit pas d'emblée), et revient en Ardenne au pays des forêts bleues et des fenêtres qui s'étroitisent contre le froid. On est en été. Simon et Julien sont deux grands amis qui se retrouvent, qui retrouvent leur adolescence, qui retrouvent leur désir d'un voyage. Ils vont partir. On ne saura jamais ce qu'ils font. Quelle « place » ils ont dans la vie. Ils n'en ont d'ailleurs pas encore une en fait.
Un coûteux mobile home a été acheté sur l'avance sur héritage du père de Simon avec aussi du matériel pour tenir le coup le long d'une route qui les emmènera loin et au cours de laquelle ils feront des petits boulots pour payer le carburant et la nourriture. Tel est le plan.
On se demande comment François Pirot s'y est pris mais, d'un bout à l'autre de ce récit, c'est le suspense. Non pas d'abord de savoir si les deux copains vont partir ou non. Mais de savoir comment ils vont faire face aux mille et une adversités de ce non voyage rempli de rebondissements plus étonnants encore que les aventures attendues du voyage lui-même s'il avait eu lieu (et qui a lieu en un sens). Un ami me dit que ce scénario a été très écrit et bien écrit. Disons-en quelques mots pour en donner une idée.
Poursuivi par les parents de Simon (qui ne veulent pas forcément les contraindre de rester sur place), le mobile home, avec Simon et Julien, les fuit (c'est l'un des grands acteurs du film forcément, aussi bon comme objet inanimé que les acteurs en chair et en os), tente de les semer, s'engage, pour ce faire, dans un chemin forestier où sa suspension va énormément souffrir et l'immobiliser. Simon et Julien n'ont pas les trois mille euros pour le réparer. Ils décident de travailler selon le plan prévu (dans toutes les défaites on parle de « nos troupes qui se replient sur des positions préparées à l'avance »), en vue de faire rouler l'engin. Cela prend du temps. Un ancien camarade de classe, bien moins brillant qu'eux et très étonné de le faire, leur procure un travail dans l'entreprise qu'il dirige. Ce travail est presque au-dessus de leurs forces (arracher à la pelle des espèces de sapin de Noël avec leur motte), cela sous l'œil narquois des habitués de l'ouvrage. Bien qu'à quelques petits kilomètres de chez lui, Simon prétend loger dans le mobile home paralysé devant le garage où il sera réparé, le temps que l'argent de la réparation soit gagné avec ce que j'appelle les « sapins de Noël ». Aventures, rêves, amitiés, amours, départs et non départs, disputes gentilles avec les parents, plus dures avec les ex, on n'en finit pas. Ce ne sont pas des gags, car les événements se fondent dans la personnalité des deux « vieux jeunes hommes » et dans leur odyssée (partir pour revenir chez soi).
Une étrange géographie de l'Être
L'Ardenne de François Pirot est bien celle des forêts bleues, celle sur les crêtes desquelles le vent « n'a nul aresta » 4. Ce n'est pas celle des cartes postales. C'est une autre grande actrice du film. On verra, à l'heure bleue, le mobile home glisser, longuement et silencieusement, tous feux allumés, sur une route étroite, en contrebas d'un de ces plateaux amenant « aux bords du ciel ». Les « Ardennais » du film (et entre autres Simon et Julien) sont certes profondément liés à l'Ardenne, mais pas comme les habitants de ce « fin fond des Ardennes » dont un sociologue de l'UCL a dit à juste titre qu'il n'existe plus. Elle est pourtant encore entrevue lorsque Julien, de retour chez lui (à la suite d'une des multiples péripéties du film), surprend son vieux père juché haut sur une échelle démesurément élevée, allant vers on ne sait quelle réparation d'ardoisier que suggère une bâche mal jetée sur une toiture béante. La Liège qu'on entrevoit lors d'une dispute de Simon avec son ex, j'avoue l'avoir reconnue tout de suite à je ne sais plus exactement quoi. Ce « je-ne-sais-plus-exactement-quoi » est sans doute significatif. Il me semble que pour Liège comme pour l'Ardenne, François Pirot arrive à « décodifier » les choses, aussi bien que les Dardenne. Qu'est-ce que « décodifier » ? Nous saisissons la réalité à travers des codes qui n'ont rien de secret. Aujourd'hui, d'ailleurs, on sait décoder les textes les plus cryptés avec les ordinateurs. Dès lors, il faut non plus décoder, mais « décodifier », c'est-à-dire se refuser à enfermer la réalité dans la manière convenue dont on la montre habituellement et qui empêche de la voir. Ainsi s'esquisse, grâce à nos cinéastes, une géographie du pays wallon très pudique, très allusive. Les écrivains du lundisme, pour se placer dans l'universel, s'obligeaient à faire, des lieux de leur intrigue, des lieux français (ce que Plisnier a fait de Mons dans Mariages en ne la nommant jamais mais en l'entourant de villes du Nord français peu éloignées, comme Mons, de la côte flamande elle bien présente et nommée, mais on sait que la statut de la Flandre était d'exister en littérature). Le cinéma wallon résout ce problème autrement et, je le crois, en « décodifiant » les lieux et les êtres de telle façon que chacun puisse s'y retrouver sans pour autant que ces lieux ne soient « nulle part » ce qui les couperait de l'universel. Il faut aller voir (et revoir) ce film si l'on veut gagner le temps que nous procure une grande œuvre sur laquelle on pourra toujours se rabattre pour se délivrer des images d'aujourd'hui qui, à force de se multiplier, nous volent l'Être.
Celles de Mobile Home ne s'oublient pas. Elles vivent en nous. Comme les mots des poètes qui, récités par un détenu pour les autres, tirent tout le monde de l'enfermement.