EDITO : Nombreuses, vivantes commémorations d'Hiver 60

12 décembre, 2010

Sous le titre Hiver 60 : Un trou dans la mémoire, La Revue Nouvelle a publié une intéressante analyse de la grève du siècle avec, entre autres nos amis Louvet, Klinkenberg, Dubois. Nous reviendrons sur ce numéro tout à fait intéressant. En signalant peut-être d'emblée que l'idée que la grève générale de 1936 aurait été aussi importante nous semble fausse. Certes, il y a eu plus de grévistes en 1936, engagés sur une presque aussi longue période 1. Mais la grève de 36 avait un objet social immédiat. Celle de 60 était une grève politique dont l'objectif était certes le retrait de la Loi unique, du programme d'austérite de Gaston Eyskens. Mais elle fut d'une violence sans comparaison, sans comparaison même peut-être avec toutes les grandes grèves de l'histoire de Belgique. Elle dura cinq semaines complètes, donna lieu à plus de 300 manifestations, s'éternisa dans un hiver mortellement froid. A proprement parler, le combat ne fut pas perdu sauf que son objectif immédiat, sa raison déclenchante ne furent pas rencontrés. L'énormité des troupes chargées de la répression étonne : 18.000 gendarmes et 18.000 militaires. A partir du 15 janvier, la gendarmerie arrêta 2000 militants et en emprisonna la moitié pendant un mois et plus. Les sabotages, les routes coupées de toutes les façons (grues et camions renversés, blocs de béton, troncs d'arbres abattus), la violence des combats de rue à Liège (le 6 janvier) qui durèrent six heures, firent 75 blessés (dont deux succombèrent à leurs blessures), donnent une idée du caractère tragique de ces événéments.

En outre, la grève de 60 fut un combat contre le capitalisme et aussi un combat où se jouait le destin du peuple wallon. 2

Le nombre de manifestations diverses consacrées à l'événement cette année-ci impressionne déjà. Il y a même là quelque chose de contradictoire. On comprend parfaitement le titre donné par La Revue Nouvelle à cette commémoration : le trou dans la mémoire. Et Jean Louvet fait tourner toute son oeuvre autour de la notion d'amnésie.

Mais cette amnésie ou la tragédie en quoi consiste la grève de 1960 ne tiennent-elles pas surtout au fait que le sens de cette grève se déchire en traditions multiples ? Un colloque à Liège a été organisé les 9, 10 et 11 décembre derniers sous le titre La mémoire de la Grande Grève de l'hiver 1960-1961 en Belgique. On y a notamment entendu Jean Louvet (écrivain et enseignant à l'époque), Gustave Dache (ouvrier de la base, militant syndical et aussi militant de la IVe Internationale à l'époque), Jacques Hoyaux, militant wallon et ancien ministre, Valmy Féaux (l'une des personnes qui a travaillé scientifiquement sur la grève tout en étant alors un militant socialiste) et Jean Verjans du MOC de même que Jules Pirlot représentant M. Van Geyt (ancien Secrétaire général du parti communiste). Jean Louvet a insisté sur l'ouverture sur l'utopie que constitua la grève : utopie d'un au-delà du capitalisme, utopie de la démocratie directe, utopie de la fraternité. Gustave Dache met violemment en cause André Renard mais aussi Ernest Mandel dans son livre La grève générale insurrectionenlle et révolutionnaire de l'hiver 1960/61 (dont nous rendrons compte). Lui et Jean Louvet ont été les plus « prophètes » de cette grève. Gustave Dache n'a rien perdu de son éloquence de délégué syndical et il s'abandonne à interpeller le public d'une petite centaine de personnes rassemblé dans la salle académqiue de le l'Université de Liège du titre de « Camarades ! ». Il met vivement en cause la prolongation wallonne de la grève voulue par André Renard dont Paul Delforge, au cours du colloque a dit qu'elle était pourant la seule issue : Renard avait successivement échoué à trouver des alliés en Flandre, chez les chrétiens, au PSB. Que pouvait-il faire d'autre que de se tourner vers cet éternel état-major sans troupes qu'a toujours été d'une certaine façon le mouvement wallon? Gustave Dache n'a pas tort de dire que les manifestations organisées à Charleroi et Liège (le 15 avril: 15.000 manifestants, moins selon certaines sources), par le Mouvement Populaire Wallon sont des semi-échecs. Il n'a pas tort non plus de dire que le mot d'ordre du fédéralisme semblait un peu étranger à la conscience et à l'élan de la grève. Mais les militants de la IVe Internationale « classique », ceux de La Gauche, ne me semblent pas avoir tort non plus de lui faire plusieurs objections. Sur le caractère pré-révolutionnaire de 60-61 sur la capacité qu'il y avait à contrer un André Renard sur un espace à gauche de lui qui était formidablemnt restreint 3. J'ai été un peu déçu de l'intervention, comme militant wallon, de Jacques Hoyaux. Il est vrai que, à ce moment de la séance de samedi matin à Liège, on avait déjà beaucoup parlé du caractère wallon de la grève. Au point que certains amis trotskistes crurent bon de dire qu'ils se sentaient perdus dans pareille assemblée, n'ayant vécu ou n'ayant de mémoire de la grève que comme d'une pure et simple batailles entre classes.

Ce qui est aussi discutable. Dans l'éditorial du numéro de novembre-décembre de La Gauche Atalfo Riera parle de « l'émergence d'une "conscience wallonne" de gauche parmi les travailleurs », mais regrette que « l'avant-garde syndicale, essentiellement regroupée autour du courant renardiste, avait la légitimité pour prendre une initiative politique, mais elle choisira la voie sans issue du "repli wallon" en faveur d'un fédéralisme qui , de "moyen" pour atteindre le socialisme, deviendra un "but " en soi de moins en moins connecté à la nécessité de réformes anticapitalistes. »

Le courant trotskiste représenté par La Gauche prépare une résolution sur la question nationale. 4 C'est intéressant à signaler car tant dans les appareils d'extrême-gauche que dans dans le sentiment (bien plus large) d'extrême-gauche d'une partie non négligeable de l'opinion, la tendance a toujours été de négliger les questions communautaires, de les considérer comme secondaires. Et malgré l'extraordinaire blocage d'aujourd'hui sur ce plan, beaucoup n'ont pas réellement changé d'avis. Ce qui est encore plus à critiquer dans l'analyse de la LCR, c'est qu'elle semble encore aujourd'hui considérer que ce serait surtout le peuple flamand qui aurait été privé de certains droits démocratiques au point même de dire que le socialisme réformiste aurait surfé sur le populisme nationaliste de José Happart pour en refuser les dernièes revendications légitimes. Il est difficile de voir de quoi il s'agit. Comme il est étrange que ce texte ne prenne en compte que les droits démocratiques bafoués du peuple flamand, alors que des observateurs neutres ou des historiens flamands admettent que la Wallonie a été souvent écartée de la direction politique d'un pays comme la Belgique. 5 Et enfin, peut-on oublier les leçons que nous donne un Michel Quévit ? 6

La grève de 60-61 ne pourrait-elle d'ailleurs pas être considérée comme l'épisode le plus dramatique de cette mise à l'écart de la Wallonie par la Belgique flamande, qu'elle soit de langue française ou de langue néerlandaise ? Et ne devrait-on pas clarifier de manière décisive la question nationale belge en soulignant qu'un pays comme la Wallonie, creuset de grèves générales violentes, ne correspond vraiment pas au profil d'un pays exerçant une domination sur un autre ?

Le mouvement wallon, quelques formations d'extrême gauche ou même une revue intellectuelle comme La Revue Nouvelle, un colloque universitaire ne voilà-t-il pas quelque chose de bien pauvre pour parler de l'actualité de 60-61 ? Dans la mesure où il s'agit de minorités ? On a tendance à penser le contraire. Le blocage sans précédent du problème communautaire donne une idée de l'actualité du choix wallon de Renard dans la déréliction d'une lutte tragique en un mortel hiver. Et les militants wallons savent que les forces politiques dominantes en Wallonie ne veulent ni d'une Wallonie wallonne, ni d'une Wallonie de gauche. La lutte continue.

Voir aussi Grève de 60-61

Voir surtout en dépit de sa longueur, un débat sur l'issue de 60 qui est toujours actuel pour ceux qui ne peuvent se contenter du simple régionalisme wallon Socialisme belge puis wallon: dérive ou continuité?

  1. 1. Voyez le tableau de Carl Strikwerda : Grèves générales en Wallonie
  2. 2. Dans un débat de 1992, Serge Deruette écrivait: La classe ouvrière belge étant quasiment la classe ouvrière wallonne va commencer à se rendre compte, la Flandre devenant dominante, que devant l'État clérical flamand elle ne peut plus rien faire. Ceci explique que la grève largement défensive de 60-61 contre la loi unique va prendre une envergure tout autre et va avancer le fédéralisme pour la Wallonie, c'est-à-dire que la classe ouvrière wallonne va reprendre à son compte la nationalité wallonne. Je tente de l'expliquer: l'État belge étant maintenant perçu comme irréversiblement clérical et flamand, donc inaccessible pour la classe ouvrière wallonne, il s'agit de se recréer de nouvelles structures étatiques, nationales si l'on veut, parce que des structures wallonnes peuvent être une manière de pouvoir inscrire l'ancien désir d'insertion dans l'État. Il y a alors la résonance qu'a pu avoir, lors de ce grand combat ouvrier, le mot d'ordre du fédéralisme et des reformes de structure. D'où l'explication également que ce grand combat ouvrier a pu être le porteur de cette idée du fédéralisme wallon c'est-à-dire de toute manière d'une conscience nationale. Voir Socialisme belge puis wallon: dérive ou continuité?
  3. 3. Voir Comment Gustave Dache réécrit l'histoire de la grève de 60-61
  4. 4. Les Trotskistes de la LCR et la question nationale
  5. 5. Wallons /Flamands: le mot
  6. 6. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)