Enfin le temps des projets ?Quatre langages pour la Wallonie

10 mars, 2009

Jean-Marie Klinkenberg de l'Académie royale de Belgique Professeur à l'Université de Liège (*)

`Depuis le mois de juin 2007, on n'a jamais autant parlé de l'avenir de la Belgique et de ceux qui y vivent. Les forums de discussion sont encombrés, les journaux trouvent dans les courriers des lecteurs une abondante copie gratuite, radio et télévision surfent sur la vague, et chaque citoyen se sent une âme de bricoleur institutionnel. Les responsables déclarent, les livres se vendent.

Dans tout ce discours qui bourdonne jour après jour, plusieurs grands absents. Trois au moins.

Des absents : Bruxelles et la Wallonie

Les deux premiers, ce sont Bruxelles et la Wallonie. Oui, absents : au point qu'on peut même se demander s'ils n'ont pas déjà été passés par profits et pertes.

Certains s'étonneront de ma déclaration : quoi ? tous nos quotidiens n'expriment-il pas leur inquiétude pour l'avenir des Francophones ? nos hommes et femmes politiques ne déclarent-ils pas se coaliser pour garantir les droits de ceux-ci ?

Oui, mais précisément, on parle de Francophones : et Bruxelles n'est pas la francophonie, pas plus que la francophonie n'est la Wallonie. Bruxelles comme telle, la Wallonie comme telle, semblent aujourd'hui être frappés d'inexistence. Toutes deux dissoutes dans le brouet francophone, toutes deux réduites à ne plus être qu'une vague indication géographique : « le Sud».

Pourtant les choses paraissaient avoir bien démarré avant ce fameux dimanche de juin. À la fin de 2006, des Bruxellois avaient pris la parole et déclaré ceci, à quoi le passé récent et le présent donnent un étonnant relief : « Des négociations se préparent. Elles vont engager l'avenir de la Belgique et donc aussi l'avenir de Bruxelles. Elles vont se dérouler entre partis flamands et francophones, pas entre les représentants des trois Régions du pays. Nous, habitants de Bruxelles-Capitale, refusons que notre sort soit fixé de cette manière. Parce qu'il est grand temps d'affirmer que la population bruxelloise ne se laisse pas réduire à deux groupes, "Flamands" d'un côté, "Francophones" de l'autre. Parce qu'il est grand temps de laisser pour de bon derrière nous une Belgique où deux Communautés se font face, pour permettre que les trois Régions du pays s'épanouissent côte à côte, chacune avec une identité propre et des institutions efficaces. »

Dans ce texte intitulé « Nous existons », des Bruxellois de toutes langues et de toutes provenances refusent que leur ville-Etat soit plus longtemps une capitale instrumentalisée, réduite à jouer le seul rôle de petit commun dénominateur. Ils entendent qu'elle soit leur Cité, une communauté de destin, et qu'elle puisse dignement jouer ce rôle.

Or, si le fédéralisme belge a sans nul doute atteint un certain seuil de maturité - je vais y revenir -, son expression bicommunautaire a étouffé Bruxelles comme elle a nié la Wallonie. Surtout, elle a fait que les flux culturels ont été orientés par des forces qui n'ont servi ni Bruxelles ni la Wallonie. Ces forces ont en effet largement empêché que l'on perçoive l'identité singulière du lieu de création vivante et puissante qu'est la première ; comme elles ont largement empêché que l'on perçoive la spécificité de l'apport historique Wallon à nos traditions économiques sociales, culturelles. Le résultat de ces forces néfastes est connu : en Wallonie, Bruxelles est souvent perçue non comme le cœur d'une société en mouvement, non comme un creuset multiculturel qui peut nous montrer ce que nos sociétés seront demain, mais comme le siège d'une administration lointaine et hautaine ; et inversement, à Bruxelles la Wallonie est vue comme une province reculée, aux mœurs archaïques et douteuses.

Je vais laisser là mes amis Bruxellois, confiant qu'ils sauront reprendre cette parole qu'ils ont fait entendre il y a plus d'un an, et que l'actualité leur a ôté, momentanément, j'espère. Car nous sommes ici à Namur, et nous, Wallons, avons aussi à affirmer « Nous existons ». Nous avons aussi à nous inquiéter de négociations qui vont se dérouler sur la logique de blocs linguistiques, et non entre les représentants des trois Régions du pays, quatre avec la Communauté germanophone.

Quelle est notre responsabilité, en ce moment précis, à nous citoyens, à nous intellectuels, à nous qui sommes aujourd'hui réunis pour fêter les vingt ans de la Fondation wallonne Pierre-Marie et Jean-François Humblet ?

Elle est d'abord de constater que la Wallonie n'a pas de langue pour parler d'elle-même. Or l'histoire ne connaît pas d'exemple de société qui se soit affirmée sans disposer d'un langage propre. Par langage, j'entends évidemment tout ce qui produit les significations imaginaires sociales sans lesquelles nous ne pouvons vivre, tous ces schèmes de perceptions et d'appréciations qui inspirent nos pratiques individuelles et collectives. Tout ce qui façonne la mémoire et autorise la transmission. Bref, au sens le plus large du terme, la culture.

Or dans le mouvement de réappropriation que vivent les Régions fédérées de Belgique et la Communauté germanophone, la culture sera un des leviers les plus puissants.

Certes, la parole qu'elle élabore pour se dire se fait déjà entendre. On l'entend dans des textes, des pièces de théâtre, des chansons, des films, des émissions télévisées, qui parlent de nous en parlant au monde. On l'entend aussi dans ces lieux basiques où des citoyens se forment, ou dans des groupes qui luttent pour la justice et la démocratie.

Mais cette voix est faible encore. J'ai parlé des forces néfastes qui empêchaient de bien percevoir l'identité bruxelloise. Ce sont ces mêmes forces qui ont interdit à la Wallonie de se doter des instruments devant lui permettre de prendre la parole. Quand elles ne lui ont pas arraché les quelques outils dont elle disposait encore : je pense au démembrement de la RTBF, qui est une tragédie.

Les projets pour la Wallonie sont nombreux. Nombreux sont ceux qui, ici, tâchent à les faire advenir. Il faut à présent les rendre visibles et audibles. Pour les faire advenir aux consciences.

Voilà le travail auquel devraient s'atteler la Fondation Humblet et tous ceux dont elle suit l'itinéraire - enseignant, formateurs, écrivains, historiens - : élaborer un langage pour la Wallonie. Ou plutôt, quatre langage pour la Wallonie.

Un langage pour se dire comme institution

En premier lieu, la Wallonie a besoin d'un langage pour parler d'elle-même comme institution.

Oui, il faut le dire au moment où on ne cesse de discuter le terme : on n'a pas encore essayé le fédéralisme.

En affirmant ceci, je ne veux pas nier que le fédéralisme belge, ce produit très élaboré issu de la rencontre des aspirations culturelles flamandes et des revendications socio-économiques wallonnes, soit aujourd'hui un système mûr. En particulier, l'institution régionale wallonne a atteint une dimension critique qui lui a permis et lui permettra d'absorber tout transfert de compétences sans difficultés majeures. (C'est par exemple le gouvernement wallon qui a réformé le plus profondément les pouvoirs locaux, provinces et communes. Dans un pays où de toute éternité l'autonomie locale est sacralisée, cette avancée démocratique est révolutionnaire). Oui, il y a bien là des institutions, qui fonctionnent, et qui fonctionnent bien, grâce au sens de l'initiative de maints hommes politiques, maintes femmes politiques que je vois ici, grâce au sens des responsabilités de maints fonctionnaires.

Mais il y a bien du chemin à parcourir encore pour que tout ceci soit une réalité vivante pour l'homme de la rue, bien de l'imagination à mobiliser (surtout en ce moment, où l'on agite, comme un leurre, des formules magiques comme « circonscription unique »), bien du chemin à parcourir quand on pense que dans les pays à tradition authentiquement fédérale, les responsables ne zappent pas, de manière ludionesque, entre les différents niveaux de pouvoir, mais tendent à se spécialiser ; que l'asymétrie des gouvernements y est une chose saine et légitime, puisqu'elle rend justice à ces différences de sensibilité ; que les enjeux distincts des élections, nécessairement bien distinctes, sont clairement identifiés par le citoyen.

Car voilà la principale pièce manque encore, une pièce essentielle : l'adhésion du citoyen. Ce citoyen qui doit pouvoir se reconnaître dans ses institutions, et qui pour cela doit pouvoir les comprendre ; qui doit avoir été éduqué à les comprendre.

Or sur ce plan de la compréhension, de l'éducation et de la reconnaissance, on vient de loin, de très loin.

En effet, notre système a de toute évidence été pensé à l'origine par des gens qui n'y croyaient pas ; par des gens qui, de manière consciente ou non, réprouvaient viscéralement le principe fédéral d'une union volontaire d'entités libres. Ils n'y croyaient pas, et leur excès d'imagination terminologique dénonce bien les contorsions auxquelles ils se sont soumis, d'assez mauvais gré au reste.

Laisser moi traquer ce non-dit du premier fédéralisme belge, en faisant parler ses mots : faire voir ce qu'ils cachent, c'est mon métier.

C'est entendu, le langage n'est pas la réalité : on ne mange pas le mot pain. Mais le langage assure la maîtrise des réalités. Les gouvernements l'ont souvent compris, qui ont substitué les contributions (supposées raisonnées et volontaires) aux impôts (subits), qui ont transformé leur Ministère de la guerre, dont la dénomination avouait trop crûment la fonction, en un moins offensif Ministère de la défense ; elles l'ont mieux compris encore, les forces sociales qui ont aujourd'hui remplacé les gouvernements, et qui parlent de flexibilité pour désigner les coups brutaux qu'ils donnent de leurs armes rigides, qui abusent et mésusent du mot liberté pour faire régner les contraintes les plus étouffantes, et qui parlent de responsabilité individuelle, celle des autres, pour s'exonérer de leurs lourdes responsabilités collectives à eux. Les mots, donc, créent notre réel, puisqu'ils l'imposent à nos yeux comme l'ordre naturel des choses.

Eh bien ! avec premier fédéralisme belge, le moins qu'on puisse dire est qu'on n'a pas voulu que le citoyen puisse croire au nouvel ordre de choses qu'on lui offrait.

Tout d'abord, nos entités fédérées se voyaient, au moment même où on les créait, refuser tout statut d'État. Où a-t-on vu ailleurs un État fédéré être appelé région ? Bien mieux : on refusait à ces entités d'être authentiquement dirigées, puisqu'on les chapeautait d'un exécutif. Un exécutif est, rappelons-le, autre chose qu'un gouvernement, puisqu'il comprend l'administration. Enfin, la terminologie adoptée, avec ses asymétries, révélait des fantasmes historiques assez louches : pourquoi n'a-t-on pas voulu de « Communauté allemande », puisqu'il y avait bien une « Communauté française »?

À la plupart de ces incongruités, des corrections majeures ont été apportées, au fil du temps. À ma suggestion, Guy Spitaels a un jour osé parler de gouvernement wallon là où il y n'y avait qu'un exécutif. Ce fut à la grande fureur du moniteur de la pensée unitariste qui, longtemps, parla du gouvernement wallon comme d'un « gouvernement autoproclamé » (terminologie peu innocente à un moment où la péninsule des Balkans se divisait en États autoproclamés où se pratiquait l'épuration ethnique ; mais à l'heure où le droit international est allégrement violé au Kossovo, l'autoproclamation semble ne plus être un crime, depuis qu'elle a été sanctifiée par le Big Brother mondial). Oui, on a corrigé de dommageables bourdes : on parle donc aujourd'hui de Gouvernement, et nous sommes dans un Parlement, et non plus dans la salle d'un Conseil.

Mais le travail n'est pas terminé. Par exemple, on parle encore toujours de « région », avec tous les effets pervers qu'entraine cette terminologie.

Le premier effet pervers est que ce mot renvoie à la subdivision d'un territoire, et non à des entités distinctes et autonomes. De surcroit il suggère des limites floues, ce qui est incompatible avec la représentation que l'on se fait aujourd'hui d'un État.

Le second est que ceux qui se préoccupent du fonctionnement de leur État se voient automatiquement appliquer l'épithète de « régionaliste ». Or on sait toutes les connotations que véhicule cet adjectif : petitesse, repli, arriération, conservatisme...

Un troisième effet pervers, plus subtil sans doute mais plus dommageable encore, de cette terminologie, est de dissocier radicalement « Wallonie » et « région wallonne » Distinction grosse de bien des dérives : fait-on de « la France » et de « la République française » deux choses différentes ? distingue-t-on Belgique et Royaume de Belgique ? La dissociation entre « Wallonie » et « région wallonne » aboutit parfois à la schizophrénie. Par exemple, la presse ne parle jamais de la rigueur budgétaire de « la Wallonie » : si d'aventure cette rigueur est mise en évidence, c'est celle que de la « région wallonne » Par contre, si des grèves éclatent sur le sol wallon, ce sera "la Wallonie qui s'arrête". Pourquoi ne pourrait-ce être « la Wallonie »qui soit bien gérée ?

Donc, on n'a pas voulu que le citoyen puisse croire au nouveau pays qu'on lui offrait et puisse s'y reconnaître. Partie gagnée, puisque aujourd'hui, on n'a apparemment qu'un seul adjectif pour décrire ces institutions : surréaliste. Partie gagnée, puisque aujourd'hui comme toujours lorsqu'il y a de la fragilité et de incertitudes, on observe un mouvement de repli frileux sur les valeurs sûres, ce mouvement qui fait la fortune des marchands de drapeau. Partie gagnée, puisque aujourd'hui on fait croire au citoyens que les retours en arrière sont son avenir. Partie gagnée, puisqu'un Président de la Wallonie est allé jusqu'à changer le papier à en-tête de son prédécesseur, qui parlait bien du gouvernement de la Wallonie, pour y inscrire « gouvernement de la région wallonne du royaume de Belgique » !

Il est donc urgent de créer un nouveau langage citoyen à ce premier niveau, le plus élémentaire : celui des institutions.

Qui a le pouvoir (ou le devoir) d'inventer et d'utiliser une nouvelle terminologie ? La responsabilité en incombe en premier lieu aux gouvernements, et principalement au gouvernement wallon, qui dirige un État ressemblant plus que la « Communauté » à l'idée que le citoyen moyen se fait d'un État. Dans leurs communiqués, leurs conférences de presse, les documents qu'ils destinent au grand public, il doivent cesser de s'adresser à leurs partenaires et aux citoyens dont il ont la charge dans une terminologie aliénante, et parler d'eux-mêmes dans un langage qui porte la trace du mépris dans lequel il sont nés. Elle incombe en second lieu aux autres faiseurs d'opinion : journalistes de la presse écrite ou parlée, rédacteurs de brochures, de guides, créateurs de manuels scolaires. A nous de les convaincre.

Un langage pour se dire comme groupe humain

Il faut un nouveau langage pour la Wallonie. Mais pas seulement pour parler d'elle-même en tant qu'institution. Pour parler d'elle-même en tant que collectivité humaine.

Tel est le second langage qu'il nous faut inventer : celui qui permettra à la Wallonie de réapprendre à parler d'elle de manière positive.

L'enjeu est d'importance, car une lourde hypothèque pèse sur le Wallon : le déni de soi, le mépris de soi, la culpabilité, toutes choses qui éloignent bien de la responsabilité. Et qui doivent non pas être combattus ou niés, mais faire l'objet d'une transformation dialectique.

Pour m'expliquer sur ce point, je recourrai au quadrant d'Ofman, utilisé dans le monde de la formation en entreprise. Permettez moi d'être didactique, quelques secondes durant. Ce carré est construit autour d'une notion, renvoyant à une qualité professionnelle susceptible d'être la caractéristique d'un individu. Comme exemple, je prendrai l'esprit de sérieux. Dans ce schéma, quatre termes : la qualité de base, et d'autre part, ce que Ofman appelle le piège, le défi, et l'allergie. La case supérieure gauche est occupée par la qualité de base, celle qui définit le mieux le sujet en formation. Dans mon exemple, c'est donc le sérieux. Mais, chaque qualité de base est susceptible de se pervertir : lorsqu'elle est poussée à l'extrême, elle se retourne contre elle-même. Cette exagération, c'est le piège, qui occupe la case supérieure droite : l'excès de sérieux, c'est ce qu'Umberto Eco a appelé la tétrapilectomie, l'art de couper les cheveux en quatre, de pinailler. En dessous de la qualité de base, on trouvera l'allergie. C'est l'empreinte en négatif de la qualité. Et qu'est-ce qui s'oppose au sérieux ? la superficialité. Enfin, en bas à droite, le défi. Cette case est la plus importante : c'est là en effet qu'est le lieu dialectique de l'équilibre et du développement : le lieu où la qualité de base ne perd rien d'elle-même, mais se préserve du piège, en se colorant de quelques traits pris à l'allergie. Elle est le contraire positif du piège. Dans mon exemple, ce défi créateur serait le développement de la spontanéité.

Quel est le défi pour le Wallon ?

Pour le savoir, isolons chez lui une qualité de base. Ce sera la capacité à se tenir à distance de soi-même. Rire de soi est, paraît-il une vertu bien belge ; l'autodérision serait un trait spécifiquement belge, au même titre que la culture du chocolat et des coureurs cyclistes.

Cette qualité, c'est sans doute le Wallon l'a poussé le loin. Mais il l'a poussée jusqu'au piège de la complaisance et du masochisme : on lui « rentre dedans comme dans du beurre », disait jadis de lui un homme d'état qui savait ce dont il parlait. Pensons aux tristes pantalonnades d'un « humoriste » - j'entoure de guillemets ce mot respectable pour le mettre à l'abri de son référent momentané - nommé Raoul Reyers : eh bien le dégoulinement de ses médiocrités poujadistes est reçu ici avec politesse. Suprême détachement, conquis grâce à la pratique du boudhisme zen, ou manque de respect de soi, déficit d'image, et aplatissement ? La réponse à cette question est facile : si dans ces platitudes, on remplaçait le mot « wallon » par le mot « juif» - le juif, pourtant un autre champion de l'autodérision -, il est évident que les tribunaux auraient été saisis dès la première minute. Voilà le piège, un piège où nous poussent de menues et grandes incivilités quotidiennes, auxquelles on se fait, comme on se fait aussi aux tags et aux crottes de chien.

Et quelle est l'allergie ? Nous la trouvons aisément, en nous demandant en quoi le wallon prétend le mieux se distinguer du Français, ce Français qu'il admire, et dont il a intériorisé la supériorité intrinsèque ? en ce qu'il répugne aux certitudes fracassantes de ce dernier.

Le défi se dessine donc. Il s'agit de concilier la distance critique et l'assurance. De combattre le manque de respect de soi, sans pour autant opter pour l'arrogance. On peut ne rien renier de la petitesse (la Wallonie est sans doute le seul pays au monde à s'être dotée d'un hymne national où ce qui est célébré, c'est la petitesse : là où les États réputés normaux s'enorgueillissent de leur grandeur, de préférence soulignée par le sang, le Wallon se déclare « fier de sa petite patrie») et pourtant ne pas la transformer en faiblesse.

La Wallonie doit réapprendre à parler d'elle-même de manière positive. Facile à dire ! Car elle doit pour cela, disposer de la maîtrise des lieux où ce discours positif peut s'énoncer : l'école, les médias. Le projet wallon continue à être centré sur le socio-économique. C'est certes à bon droit, et l'on voit tout l'intérêt - et le succès - des politiques de formation professionnelle menées jusqu'à présent. Mais le Gouvernement wallon pourra imaginer tous les plans de redressement qu'il veut : sans référents culturels et moraux, il ne pourra qu'échouer. Rendre leur dignité à ceux qui vivent et travaillent en Wallonie suppose en effet une politique culturelle responsable, s'exerçant notamment dans le domaine des médias et surtout de l'enseignement.

Que l'on ne dise pas que je brandis là une menace d'endoctrinement. Je ne répondrai pas en disant que les forces sociales qui présentent comme naturelle leur domination sur le monde n'ont pas ces scrupules, mais en insistant sur le caractère dialectique du défi. Il ne s'agit ni d'adopter la méthode Coué, ni de sombrer dans le déni, ni de remplacer le coca-cola dans les cerveaux en vacances, mais de faire, d'oser avoir de soi une image authentique, et non celle que l'on a façonné pour vous, et de partir de là pour exploiter ses atouts.

Un langage pour élaborer des identités nouvelles

Le troisième langage que doit apprendre la Wallonie, c'est celui qui lui permettra de faire le tri dans ses identités multiples, pour mieux tenir à distance celles qui la handicapent, et opter pour celles qui lui garantiront un avenir.

Car, de même qu'un individu n'a pas qu'une seule identité, la Wallonie s'en est vu offrir plusieurs.

Permettez-moi encore d'être didactique, pour la seconde et dernière fois. Je le serai en replaçant la question des identités wallonnes dans un cadre historique plus général : celui des revendications des entités périphériques (comme celles qui se font entendre au pays basque, au Kossovo, en Bretagne ou en Flandre).

En schématisant fort, on peut dire que le discours sur ces entités a connu trois phases distinctes ou qu'il connaît trois modalités.

Le premier moment est défensif et conservateur. Après l'effondrement de l'Ancien Régime, le capitalisme moderne avait amené au pouvoir une bourgeoisie commerçante qui, gênée par les frontières féodales, avait créé les grands ensembles que sont les États modernes. Telle est l'origine de ce qu'il est convenu d'appeler les États-Nations. Mais les nouvelles entités territoriales devaient être et unifiées et légitimées. Légitimées, elles le furent par une idéologie : le nationalisme. Unifiées, ces entités le furent par un ensemble de dispositifs au premier rang desquels se trouvent la « langue nationale ». Mais qu'est-il est alors advenu des cultures périphériques ? Conformément à l'exigence d'unité, elles devaient nécessairement faire l'objet d'un travail d'infériorisation. Mais, au même moment, elles se voyaient valorisées, de façon toute paradoxale. Elles ont en effet été présentées comme le réservoir des vertus ayant permis l'élaboration de la Nation, vertus prises à l'état brut, antérieurement à leur réalisation dans l'État et à leur expression dans l'ère industrielle. Le détenteur de ces vertus : « le Peuple » - que l'on appelle évidemment populace lorsqu'il est dans la rue -, ce Peuple qui permet l'intelligence du passé et donne la force qui permet d'envisager l'avenir.

Cette mise en avant de la culture populaire caractérise les premiers mouvements régionalistes. Plus culturels que politiques, ces mouvements que l'on pourrait appeler légitimistes sont antimodernistes : ils entendent résister aux changements (industrialisation, pouvoir croissant de l'État-Nation, imposition d'une lange centralisatrice). Ce qui domine est le souci de fidélité historique, d'inscription dans une tradition. Le mouvement de revendication s'accommode des particularismes et des différences.

Le second moment est celui du nationalisme populiste. Il est plus résolument politique : la périphérie élabore sa propre idéologie nationale et la retourne contre le centre, dans lequel elle voit dorénavant un pouvoir étranger, colonial. Le principe politique est dès lors cette fois clairement énoncé : le peuple minoritaire a le droit d'exiger son propre État-Nation. Cette idéologie de reconquête fait que la géographie est souvent fantasmée : l'aire assignée au développement de la langue locale correspond en général non pas à des pratiques majoritaires repérables, mais à des données historiques remontant dans un passé parfois lointain (Pays basque incluant la Navarre, Bretagne comprenant le pays gallo, Grande Albanie, Flandre étendue à Bruxelles, etc.) Ce mouvement s'inscrit dans une prospective plus que dans le souci de la fidélité aux formes du passé. Mais prospectif ne veut pas nécessairement dire innovant : la revendication étant celle d'une nation unifiée, le mouvement ne fait que s'approprier le discours de l'Etat central.

Le troisième moment est également prospectif. Mais il est en outre novateur, en ce qu'il admet son polycentrisme et les identités à géométrie variable. C'est ce mouvement qu'illustrent, à l'époque contemporaine, les groupes périphériques affirmant leur capacité d'initiative dans des processus de transformation économiques, politique, culturels et environnementaux. Il ne s'agit donc pas de se tourner vers le passé, comme dans la première phase ; il ne s'agit pas non plus d'envisager l'avenir sous la forme du nationalisme classique, comme dans le second. En effet, les groupes concernés prennent acte de l'intégration du globe et du brassage des populations. Cette prise en compte laisse évidemment une place aux ensembles englobants que sont les États-Nations, qui ne sont pas contestés comme dans le second moment ; mais elle donne aussi une légimité aux cadres plus vastes que celui-ci (cadres, comme celui qu'offre l'Europe), dans lequel on peut dialoguer sans nécessairement passer par l'État-Nation. Loin d'être pensées en termes allégeance unique, les appartenances sont donc vécues comme multiples ; elles sont désormais traitées non plus en termes essentialistes - l'intégration mondiale rend impossible le rêve de l'unité linguistique des aires régionales - mais en termes de responsabilités. Dans ce nouveau cadre, on est loin de l'affrontement que suppose nécessairement le deuxième moment, et les solutions qui se dessinent font l'objet de négociations démocratiques : on le constate par exemple en Catalogne, en Flandre et en Écosse.

Ce schéma triadique ne vise pas à énoncer les lois d'un processus historique cohérent, qui se serait produit de manière immuable partout, mais série trois types de discours identitaire : le classement est plus logique que chronologique. En le mobilisant, je vise à permettre la description et l'évaluation des différentes facettes des discours dits régionaux, et à fournir un schéma permettant de sortir de la confusion qui règne à propos des identités wallonnes.

En effet, certains débats sur celles-ci, comme d'ailleurs sur les autres identités régionales, s'expliquent par le fait que certains acteurs de ces mouvements peuvent viser des objectifs décrits dans le premier modèle, alors que d'autres optent pour le second, etc. Un même objet du monde (une langue, comme le catalan, le wallon ou un créole, ou certaines références historiques), peut ainsi être successivement (ou simultanément) investi de valeurs différentes, voire antinomiques. Être tantôt l'instrument d'un repli autistique tantôt celui d'une ouverture sur l'univers.

Cette variabilité de la valeur des termes de l'équation explique les mauvaises lectures que l'on fait en général des mouvements régionalistes : on peut en effet attribuer au discours populiste certains traits du discours tenu par les légitimistes, ou plaquer le modèle nationaliste sur le discours prospectif, etc. Qu'il me soit permis de prendre l'exemple bien connu du « Manifeste pour la culture wallonne » de 1983. Ses signataires se référaient très explicitement au troisième modèle (par exemple en refusant l'existence d'une essence wallonne), mais ils ont été violemment critiqués pour leurs positions de « repli » : c'est-à-dire que leurs propos ont été lus à la lumière des conceptions légitimistes, au prix de contresens laborieux. Un autre exemple s'étale chaque jour sous nos yeux : un grand nombre d'aspects du projet flamand font eux aussi l'objet d'une lecture qui les travestit, car une partie importante de la presse francophone les apprécie volontiers, et jusqu'à la caricature, à la seule lumière du schéma nationaliste.

Distinguer ces différents moments, c'est se donner les moyens de prononcer les mots « culture wallonne », sans donner à croire que l'on veut promouvoir le pékèt et la tarte al-djote, mais promouvoir une culture du projet.

C'est se donner les moyens de ne pas croire qu'il y a des Wallons pure laine. La culture à élaborer ne saurait être qu'ouverte. Et comment pourrait-il d'ailleurs en aller autrement ? De tous temps, des femmes et des hommes sont venus d'ailleurs - du Nord d'abord, puis du Sud méditerranéen, d'autres continents enfin - pour partager les peines et les joies des Wallonnes et des Wallons. Cet apport a fructifié. Et a donné une tradition de multiculturalisme, tellement bien vécue au quotidien qu'elle omet parfois de se donner ce label de modernité si enviable.

Ce n'est pas parler de la Wallonie comme d'une essence, mais bien comme d'une société dotée d'une histoire, vivant un présent, et se projetant dans l'avenir. Une société où vivent et travaillent des hommes et des femmes ne se définissant pas par leur seule mémoire, mais aussi par leurs envies, leurs projets. Une chance de modernité et de citoyenneté vécue.

Un langage pour formuler des projets

Je viens de parler de l'identité comme projet. C'est ici que gît l'essentiel

Un quatrième langage est nécessaire, aux Wallons comme à tous les citoyens de tous les pays du monde, qui devrait leur permettre d'aborder la question : une autonomie, pour quoi faire ?

En commençant, j'ai parlé de trois grands absents, les deux premiers étaient Bruxelles et la Wallonie. La dernière grande absente du débat est cette question des valeurs.

Il ne suffit pas, en effet, de dire qu'il faut « s'occuper des vrais problèmes des vraies gens ». Car enfin, qui sont ces vraies gens ? (ce qui supposerait - et l'on voit immédiatement les limites de ce discours poujadiste -, qu'il y a de fausses gens) Et quels sont ces vrais problèmes ? Et ces problèmes, qui les a construits comme problèmes ? qui leur a donné la légitimité de s'énoncer comme problème ? Et surtout : quelles solutions entend-on apporter à ces problèmes? de quelle vision de l'avenir ces solutions sont-elles la traduction ?

La question que dissimule le débat actuel sur les structures de l'État est celle-là : quel projet de société se cache dans les structures ? Car ni la Belgique, ni l'Europe ni la Wallonie, ni la Flandre - et c'est vrai aussi de l'Allemagne, de la France ou des Etats-Unis... -, ne sont des valeurs en soi. La vraie question est : de quelle valeur entend-on investir ces entités ? quel rêve entend-on leur faire concrétiser ?

Cette question des projets fut la grande absente, dis-je. Je ne me souviens pas d'avoir beaucoup lu dans la presse que « l'orange-bleue », c'était la reconnaissance de l'avènement d'une conjonction de forces exceptionnellement neuve dans notre pays : la possibilité d'imprimer, pour de longues années une orientation reagano-tatchérienne à nos politiques ; l'occasion inespérée de secouer enfin pour de bons certains piliers de notre système, comme le droit de grève ou d'apporter à notre système de sécurité sociale des changements plus énergiques que ceux qu'on lui inflige actuellement à petits coups ; de nous faire entrer mieux encore dans ce nouveau monde qui blingblingue depuis trente ans déjà, et où règnent paupérisation de l'État, marchandisation des biens publics, croissance des inégalités et généralisation de l'insécurité salariale. Je ne me souviens pas d'avoir bien lu ces choses, ou alors, elles étaient noyées dans le flot des informations. Car on le sait - et c'est une des choses qui menace le plus notre démocratie aujourd'hui -, trop d'info tue l'info.

Et c'est bien là ce que je regrette dans la crise qui vient d'être vécue : c'est que, sainement décapante à bien des égards, elle a aussi créé de nouveaux rideaux de fumée là où l'air n'était déjà pas bien limpide.

Je ne veux pas demander ici que la Wallonie décrive explicitement le destin futur de ses citoyens. On sait en effet ce qu'il advient des États qui définissent leur idéologie dans leur constitution : ils se retranchent de la démocratie. C'est le péché des États qui se sont proclamés socialistes. C'est le péché que vient de commettre l'Europe, le jour où elle a érigé une doctrine économique passagère en principe constitutionnel définitif.

Je dis simplement qu'avoir un langage pour parler de soi n'exonère pas le citoyen de sa responsabilité principale : énoncer sa vision de l'avenir collectif et travailler à la faire advenir.Il ne suffit pas de dire « Nous existons » : il faut aussi donner du sens à cette existence commune. Mais ceci - qui est la définition du civisme - n'est pas le devoir des seuls Wallons. C'est celui de tous les citoyens du monde.

À Namur, au Parlement de Wallonie, le 19 février 2008, à l'occasion des 20 ans de la Fondation wallonne

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