Fin du CD&V et du catholicisme politique flamand
Les événements et péripéties politiques de ces derniers jours présentent quelque chose d'unique voire même d'historique, car ils sont sans doute la manifestation d'un renversement politique fondamental.
Le CD&V descendant du Parti Catholique
L'actuel CD&V, descendant du CVP et du parti catholique, le parti qui a non seulement gouverné, mais aussi taillé voire façonné les institutions belges à son image et à son usage, vient sans doute de perdre sa suprématie et par là même sans doute sa raison d'être. Pour ceux qui l'ont oublié, depuis 1884 ce parti dominant en Flandre n'a connu que 14 années d'opposition, il n'est pas si loin le temps où pour beaucoup il n'était même pas imaginable de former un gouvernement « national » sans lui. Dans une démocratie parlementaire qui, depuis sa création, voit ses citoyens divisés sociologiquement, culturellement et politiquement, comment gouverner sans le parti le plus important de la « communauté » la plus grande ? Dans une Nation politique inaboutie, voire même ratée comme l'est la Belgique, ce que l'on appelait l'Etat CVP constituait l'un des rares éléments de stabilisation ou de conservation. Or ce parti est devenu l'un des facteurs principaux de déstabilisation de ce même Etat. Comment expliquer cette évolution ?
Il nous faut remonter à la fin du XIXe siècle, l'Etat belge connaissait alors un système politique similaire à celui des Etats-Unis avec deux grands partis rassembleurs d'intérêts divers et variés, les Libéraux étant opposés aux Catholiques. L'arrivée sur la scène politique du POB en 1885 aurait pu voir ce dernier remplacer progressivement comme «parti du mouvement» les Libéraux. Les élections au suffrage majoritaire plural de 1894 et 1898 semblaient marquer le début d'une telle évolution, mais le parti catholique fut effrayé de constater que sa victoire électorale ne tenait qu'à sa position majoritaire dans une Flandre déjà plus peuplée. Il décida donc d'introduire le scrutin proportionnel de listes pour les élections de 1900. Le POB ne s'opposa pas à ce changement en raison du passé libéral-radical de beaucoup de ses dirigeants et du soutien constant des Libéraux radicaux dans la lutte pour la conquête du suffrage universel. Il faut aussi ajouter à cela que la direction du POB, depuis l'échec de la dissidence d'Alfred Defuisseaux en 1889, était déjà dominée par la Flandre et Bruxelles, le scrutin proportionnel représentant en outre le seul moyen pour le POB de percer dans une Flandre où il ne possédait alors aucun parlementaire.
Catholique, flamand et minimaliste
Ce mode de scrutin stoppa donc, comme espéré, le déclin du parti libéral, mais il n'empêcha pas l'existence, jusqu'en 1914, d'une certaine bipolarisation, libéraux et socialistes se présentant en cartel aux élections de 1904 à 1914. La conclusion apparaissait déjà évidente, la Belgique ne pourrait survivre à une quelconque forme de bipolarisation, la particratie est la condition même de la survie de l'Etat belge. Le parti catholique et ses descendants, pour assurer le maintien de sa position dominante fut le parti créateur et « perpétuateur » de la particratie à la belge et à la flamande. L'arrivée du suffrage universel après la Grande Guerre va l'obliger à passer un double compromis : d'abord sur le plan national, il accepte de partager le pouvoir alternativement avec les libéraux et les socialistes, mais principalement avec ces derniers vu leur dominance sur l'électorat wallon grâce à leurs bastions communaux et provinciaux. Le second compromis est interne au parti, il s'agira du recours à la fois alternatif et simultané entre la stratégie de la loi du nombre et l'appui aux idées « émancipatrices » qui agitent le mouvement flamand, en particulier lors de la première occupation allemande de la Belgique. Pour les partisans de la première stratégie, les Flamands étant les plus nombreux démographiquement, leurs revendications, notamment linguistico-culturelles, et les hommes portant celles-ci finiront « logiquement et automatiquement » par s'imposer dans le cadre unitaire belge. C'est la thèse que développa durant la Grande Guerre Frans Van Cauwelaert dans le journal publié aux Pays-Bas Vlaamsche Stem. L'autre tactique est celle du développement progressif d'institutions qui permettront à la Flandre d'atteindre son émancipation voire son autonomie. Dans la sphère économique, on peut penser au VEV et à la KB, dans le domaine politique, à la création des régions linguistiques dans les années 30 puis des communautés culturelles en 1970. Ces deux approches politiques du CVP ne furent nullement antagonistes, elles avancèrent longtemps main dans la main jusqu'au début des années 80.
L'origine des événements des derniers jours
C'est en effet par rapport à cette dernière période qu'il faut rechercher les origines des événements de ces derniers jours. Mais rappelons d'abord en quoi consiste un régime particratique. Un homme politique qui veut conquérir et conserver le soutien du public doit, à cette fin, se constituer une clientèle personnelle d'électeurs. Ce but sera atteint s'il agit comme intermédiaire entre, d'une part, les électeurs de sa circonscription, et, d'autre part, l'Etat ou des sociétés privées, et ce en particulier s'il soutient ou s'il paraît soutenir l'acquisition par ses électeurs de divers avantages. En raison de cette nécessité d'agir comme intermédiaire, le parlementaire de base dépense une beaucoup plus grande partie de son temps de travail au profit de ses électeurs plutôt qu'à une participation active au processus législatif. Une des causes de ce phénomène tient au système électoral. Le scrutin proportionnel de liste autorisant les votes de préférence, chaque candidat se retrouve en compétition avec tous les autres candidats en présence, y compris et surtout avec ceux de son propre parti présents sur la même liste.
Particratie et déclin du CD&V
D'une manière générale, ce candidat ne pourra se distancier grandement de ses colistiers sur des questions de politique générale, il devra donc employer une autre méthode pour acquérir l'ascendant sur ceux-ci. Habituellement, il essayera d'apparaître comme un serviteur plus assidu et plus efficace des électeurs de sa circonscription. A cette fin, il devra aborder avec sympathie toutes les demandes d'interventions ou d'aides qui lui sont soumises, et ce, même s'il considère qu'il ne pourra être d'aucune aide réelle. De nombreux électeurs demandent l'aide de leur parlementaire, car ils croient, à tort ou à raison, que celui-ci possède un pouvoir et qu'il peut leur obtenir des choses qu'ils ne pourraient se procurer par eux-mêmes. La question de savoir si le public croit que les efforts d'un intermédiaire peuvent influencer les événements est aussi importante que la réalité objective. Il ne fait aucun doute que la plupart des hommes politiques encourage la croyance que leurs services valent la peine d'être utilisés. L'argent et l'emploi n'existant qu'en quantité limitée, tout individu sait que ses souhaits ne peuvent être rencontrés qu'aux dépens de ceux d'une autre personne. Il est, par exemple, dans l'intérêt d'un individu de s'assurer que sa candidature auprès d'une entreprise, soit mieux présentée que celle d'autres individus qui, dans les faits, sont ses adversaires. Quel parti sera-t-il le mieux placé pour mettre en œuvre ces pratiques clientélistes ? Sans aucun doute, celui qui siégera quasi sans interruption au gouvernement national, dans les communes, les provinces, etc. et disposera d'un réseau relationnel puissant dans la sphère étatique et économique, vous avez deviné à qui je fais allusion. Or, en raison de la modernisation constante de la société flamande depuis l'après-guerre, résultat d'ailleurs en grande partie des politiques orchestrées par le CVP, les affiliations politiques séculaires se sont partiellement estompées. La famille démo-chrétienne qui gravitait il y a une génération autour des 40%, oscille depuis une dizaine d'années autour des 25%. De nombreux nouveaux partis sont apparus, les élus de la VU se sont dispersés dans tous les partis politiques. Bref, dans un paysage politique flamand éclaté, l'emprise de cette famille s'est affaiblie et, pour cette raison, les autres partis flamands sont moins prêts que par le passé à accepter le leadership « naturel » de celle-ci. Ensuite, pendant huit ans, le CD&V s'est retrouvé dans l'opposition tant au gouvernement fédéral qu'au gouvernement flamand. Par conséquent il s'est trouvé dans une position un peu moins favorable pour placer ses hommes et mettre en œuvre ces pratiques clientélistes. Là aussi les autres partis politiques flamands tentèrent de rétablir un peu l'équilibre...
Ce qu'Alexander de Croo a bien vu
Au fond, Alexandre De Croo, homme de 36 ans qui se sera formé dans une Flandre sociologiquement différente et qui n'a pas ou peu connu le CVP arrogant et dominateur des années 70, aura eu le courage de rappeler à ce parti qu'il ne représente plus qu'une partie assez réduite de la population flamande et qu'il s'est de lui-même mis dans l'embarras en tentant de se rénover idéologiquement en s'alliant avec la NVA et en étant l'un des promoteurs de la proposition de loi visant la scission de B-H-V. Regardons les faits. Huit années de gouvernement Verhofstadt donnèrent lieu à une réforme de l'Etat importante en 2001 et une présidence belge de l'Union Européenne réussie la même année, pas de crises politiques significatives durant toute cette période. En 2007, le CD&V redevient le premier parti de Flandre, en grande partie grâce à son cartel avec la NVA, et quels sont les résultats ? Aucune réforme de l'Etat, B-H-V toujours pas résolu et une crise politique quasi permanente depuis trois ans. On peut comprendre la volonté du président de l'Open VLD de rendre public cette « imposture » en débranchant la prise...
Pourquoi le CD&V n'a-t-il rien ou presque eu à délivrer depuis trois ans ? Comme je l'ai déjà indiqué: d'abord en raison de son déclin structurel dans la société flamande, ensuite, et je reviens ainsi au début de mon article, parce que les deux compromis passés au sortir de la Grande Guerre n'existent plus. Pendant huit ans, les autres partis ont su gouverner sans lui. Les dirigeants francophones actuels ne sont plus disposés à négocier des contreparties « institutionnelles » pour la Wallonie. Tout ceci, conjugué aux mécanismes institutionnels de protection des minorités, a démontré que la loi du nombre ne pourra jamais s'appliquer « purement et simplement » tant que subsistera un cadre étatique démocratique belge. Ceci n'est en rien nouveau, il suffit de rappeler la question royale et la guerre scolaire... La thèse Van Cauwelaert a donc échoué. Quant à la seconde approche, elle a atteint ses limites, tous les partis flamands, Groen y compris, sont maintenant à un degré ou l'autre en faveur d'un fédéralisme approfondi que certains qualifient de confédéralisme. Il faut maintenant appréhender l'ultime étape, mais le CD&V hésite à prendre le risque de mettre fin à un Etat où il occupe encore un poids disproportionné par rapport à son poids électoral réel, notamment dans la haute fonction publique, dans la diplomatie, les milieux économiques, etc. Et grâce à cet Etat, un rôle tout aussi grand dans les instances internationales, pensons notamment au président du Conseil européen...
Ce à quoi nous avons assisté ces derniers jours, c'est peut-être le fait de voir rendu public que le CD&V a épuisé sa raison d'être historique depuis la fin du XIXe siècle, à savoir l'avancement des revendications flamandes tout en préservant un cadre étatique belge. Nous conclurons en rappelant que cela ne mènera pas inévitablement à la disparition rapide de ce cadre étatique ni même du CD&V : comme chacun sait, les structures survivent parfois longtemps après la disparition effective de leur raison d'être originelle...
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