Fins de carrières et pensions : contre-argumentaire détaillé

Bref argumentaire anti-«Quick»… radicalement démocrate
26 décembre, 2011

Tous les arguments employés aujourd’hui, autour de la réforme gouvernementale des fins de carrière et des pensions menée par le ministre Van Quickenborne, ne justifient qu’en apparence le caractère inéluctable de décisions et de positions inacceptables telles quelles aux yeux de progressistes.

Rappelons d’abord quelques-unes de celles-ci:

- Le passage en force, quasiment à la façon des majorités Martens-Gol, de mesures touchant les pensions et les fins de carrière. -Le court-circuitage de fait, si pas de droit, du débat parlementaire tel qu’on le connaît dans notre système, c’est-à-dire permettant à tout le moins aux élus de la majorité (et de l’opposition) de manifester et de faire connaître leurs désaccords en commission, et de se créer ainsi l’espace d’amendements possibles quitte à sacrifier à la discipline de majorité en séance plénière.

- Le changement en cours de partie – en l’absence de toute période de transition – des règles du jeu de la fin de carrière, alors que les « joueurs » se sont engagés dans une perspective de long terme sur base de dispositions différentes ; c’est un effet rétroactif qui ne dit pas son nom. - La mise entre parenthèses du modèle de concertation sociale, garant d’une relative paix sociale, d’un espace de créativité en ingénierie sociale et, avec d’autres piliers de notre système, de la pérennité du fonctionnement du navire Belgique quand le gouvernail central est paralysé par une crise à rallonge… - L’annulation pure et simple de la négociation sociale en cours sur les pensions et les fins de carrière.

- La remise en cause, voire la suppression, de mesures de compromis antérieures dégagées par la concertation sociale (en matière de crédit-temps, par exemple) ;

- L’opacité de l’accord de gouvernement – pourtant diffusé, communiqué et présenté comme « équilibré » – sur la portée effective, précise et transparente des mesures aujourd’hui soumises au vote.

- Le reniement de l’équilibre dans le timing de la mise en œuvre de politiques touchant aux dépenses et aux recettes.

- L’appauvrissement durable et programmé pour une majorité de la population par un gouvernement sous direction socialiste.

- L’absence d’articulation entre prolongement de la carrière et allègement des conditions de travail en fin de carrière : l’homme, dont l’espérance de vie a augmenté, peut, logiquement, c’est-à-dire mathématiquement, travailler plus longtemps, dit-on ; mais en est-il capable physiquement, psychiquement, intellectuellement, moralement dans un contexte d’intensification du travail démontré par les études internationales (celles, notamment, de la Fondation de Dublin pour l’amélioration des conditions de vie et de travail) depuis 2000 ?

- L’absence d’articulation entre prolongement de la carrière et revalorisation salariale des dernières années de carrière : si on veut se donner des chances réelles d’inciter les salariés à rester professionnellement actifs plus longtemps, c’est en leur garantissant des montants de pension supérieurs et non pas inférieurs comme c’est le cas, dans les mesures actuelles, qui calculent le montant de la pension sur les dix dernières années et non plus les cinq dernières années. - Etc. Les arguments invoqués comme de nécessité impérieuse peuvent, tous, être démontés, au moins en partie. Ce qui ouvre des marges, contrairement à ce qui est proclamé urbi et orbi.

Prolonger la carrière est la seule façon de pouvoir payer les pensions de demain. Faux.

D’autres mesures existent, comme le rappelle le représentant de la CSC flamande Gilbert De Swert qui a consacré deux ouvrages à la question (50 mensonges sur la fin de carrière, en 2005, et le très récent Het pensoien spook, pas encore traduit) : le partage du temps de travail, la création / l’imposition des conditions favorisant l’emploi des jeunes, le recours à la main d’œuvre immigrée, une réelle politique de formation des moins qualifiés (y compris en entreprise où les dépenses obligées en formation ne sont pas respectées), une autre redistribution des gains de productivité et des bénéfices du travail, des sources alternatives de financement de la Sécurité sociale… Autant de voies considérées comme taboues.

Il ne faut pas perdre de temps / un an de plus pour adopter les « réformes nécessaires ». Faux.

Les mesures adoptées ne produiront des effets structurels que dans quelques années. En quoi est-il « nécessaire » d’adopter cette réforme structurelle au pas de charge en invoquant une raison avant tout budgétaire (gagner un an de réduction des dépenses), c’est-à-dire conjoncturelle ? En quoi est-il inéluctable que les marchés augmentent les taux d’intérêt du financement de l’Etat belge si celui-ci n’adopte pas sa réforme sur les fins de carrière et les retraites avant la Saint-Sylvestre ? Et en quoi est-il « nécessaire » que la réponse au défi du vieillissement et du paiement des pensions soit de « travailler plus longtemps » ? Les marchés s’intéressent aux résultats financiers et budgétaires, beaucoup moins aux voies et moyens pour y parvenir. Ce qui est moins le cas du point de vue des instances dirigeantes de l’Union européenne et des dogmes qui sous-tendent les politiques prescrites. En revanche, la précipitation actuelle, sous couvert de la nécessité de ne pas perdre une année fiscale ou sociale complète, va générer des effets durables, inversement proportionnels au délai de débat ou de réflexion imparti pour leur adoption.

Le double blocage de l’indexation automatique des salaires, dans les années 1990, a suscité une perte de pouvoir d’achat substantielle pour les ménages, qui n’a jamais été et qui ne sera jamais récupérée. La manière (forte) adoptée, « à la française », risque bien de plonger le pays dans une situation d’affrontement ou d’instabilité persistant sur le plan social, ce qui nuira immanquablement à la prospérité économique et donc aux chiffres budgétaires. Avec le risque, de surcroît, d’approfondir le climat de dépression (cf. les indicateurs de santé physique et mentale en Grèce) qui, outre ses effets humainement dramatiques, coûtera également, lui aussi, à l’économie du pays, à la compétitivité des entreprises, au budget de la Sécu (en indemnités de chômage, en maladie-invalidité… pour ceux qui n tiendront pas le coup à leur poste de travail). Lire à cet égard la réflexion édifiante de l’anthropologue et psychanalyste belge Francis Martens 1

La situation du pays, le contexte de crise européen et la pression des marchés ne laisse aucune marge de manœuvre dans le temps. Faux.

1°) La situation économique du pays, grâce à la mise en œuvre des amortisseurs sociaux liés au système de sécurité sociale et à la concertation entre employeurs et syndicats a empêché l’économie de plonger tout à fait voici trois ans. Les fondamentaux sont plutôt sains, en dehors, du taux d’endettement. Et, même de ce point de vue, il n’y a rien d’inquiétant : la valeur du patrimoine mobilier (l’épargne des Belges) à l’intérieur du pays représente 2,5 fois le PIB national. Enfin, l’absence de gouvernement de plein exercice pendant un an et demi n’a pas précipité la Belgique dans le chaos. Les dégradations successives de la note mesurant la fiabilité de la capacité belge à rembourser la dette sont bien davantage le résultat de la contagion de la crise bancaire, financière et politique à l’échelle de l’Union européenne qu’une simple sanction de la Belgique pour cause de mal gouvernance. Comment expliquer, sinon, qu’après Standard & Poor’s, l’agence Moody’s dégrade elle aussi la note belge, soit après la mise en place du gouvernement et l’annonce de mesures drastiques ? Ce qui vient relativiser fortement l’argument selon lequel c’est S&P qui aurait « fait » le gouvernement Di Rupo, accusé par nombre de faiseurs d’opinion d’avoir provoqué « un énorme gâchis » en raison des atermoiements des négociateurs….

C’est d’ailleurs, à cet égard, la grandeur et la responsabilité du politique, que d’avoir négocié jusqu’au bout – c’est-à-dire cherché à résoudre politiquement des conflits d’intérêt qui opposent les uns et les autres en démocratie – dans l’espace de manœuvre qu’il n’a pas concédé aux marchés. C’est tout sauf une marque d’« irresponsabilité », comme le chœur de la bienpensance médiatique l’a chanté alors. 2°) Ne continue-t-on pas, d’ailleurs, à négocier, pied à pied, au sein du Conseil des ministres européen, entre représentants nationaux d’intérêts (politiques, économiques, sociaux, électoraux…) en conflit ? Et, là aussi, sous la pression des marchés ? Pourquoi ce qui serait légitime à l’échelle de l’Union européenne ne le serait-il plus à l’échelon national ? Les politiques européennes qui s’imposent aux Etats sont elles-mêmes forgées par les chefs d’Etat et de gouvernement nationaux réunis au sein des 27.

De surcroît, il reste une marge de manœuvre substantielle pour résister aux sanctions annoncées de l’Europe, si le gouvernement fédéral belge venait à ne pas respecter sa feuille de route budgétaire. A fortiori, comme c’est le cas ici, si l’impact de la réforme des retraites poussée par Van Quickenborne, sur le budget 2012 est limité… 3°) Quant à la logique des marchés, encore faut-il être en mesure de la saisir… Bien prétentieux qui peut s’en targuer, au vu des mouvements erratiques de ceux-ci et des stimuli majoritairement spéculatifs qui les guident. Et derrière ces mouvements, on retrouve, ne l’oublions pas, ceux-là mêmes qui sont à l’origine de la nationalisation des dettes privées voici 3 ans, à l’origine du grand dérapage des finances publiques. Questions, donc. Sur quoi porte la « pression des marchés » si souvent invoquée ? Sur l’Union européenne, ses atermoiements, son absence de cohésion politique et de solidarité ? Sur les Etats ? Sur leur capacité de remboursement ? Sur leurs perspectives de croissance ? Sur leurs politiques budgétaires ? Sur un trop peu d’austérité en regard des chiffres de l’endettement et des déficits ? Sur un trop d’austérité en regard de la récession qu’elle précipite ? Sur les politiques de régulation des banques ou sur les garanties publiques trop généreuses, mais indispensables, accordées à celles-ci pour leurs excès de cupidité ?

Les grèves, expression d’un mécontentement, ne changeront rien à la réalité, aussi cynique soit celle-ci (faire payer par les citoyens une addition dont ils ne sont en rien responsables). Faux.

Une grève, le plus souvent, n’est pas l’expression d’un « sentiment », d’un « malaise », un « mouvement de grogne », comme des interprétations animalières ou naturalistes le laissent entendre. Elles sont le fruit de décisions réfléchies, débattues. Que ce soit à l’échelon d’un secteur d’activité, d’une région, ou du pays. Leur élan politique, bien plus que sectoriel ou « corporatiste », ici, est manifeste. Il répond à une question et une situation elles-mêmes foncièrement politiques : qui doit payer, parmi les membres de la société, les dégâts causés par les pulsions d’enrichissement d’une petite minorité, lesquels ont en outre choisi, depuis, de spéculer sur la capacité de survie de leurs sauveurs ? La question est à ce point politique qu’en ces temps de « réalisme », de « réformes nécessaires », d’appel aux « techniciens » et de discrédit généralisé et médiatiquement entretenu du politique, on ne la pose plus qu’en note de bas de page… Alors qu’elle est au cœur de la partition que l’on est en train de jouer. Par définition, surtout, une grève est un moyen de peser sur la réalité, de tenter d’infléchir le réel, bien plus que d’ « aboyer » son désaccord.

Elle vise à établir un rapport de forces, qui suppose un bouleversement de l’ordre des choses, fût-il désagréable d’en subir les effets, et par ce biais, à (re)lancer une négociation qui a échoué jusqu’alors, ou à en redéfinir les termes, l’orientation, la dynamique… A ce titre, un mouvement social peut changer (un bout de) la réalité. C’est, au contraire, le pur réalisme, l’acceptation de « la réalité » érigée en dogme, qui condamne l’avenir démocratique d’une société. Affirmer ceci n’a rien d’utopiste ou de révolutionnaire, c’est une simple préoccupation de débat démocratique, sachant qu’entre le moment où l’on a voté, en juin 2010, et, aujourd’hui, les enjeux soumis à l’actuelle majorité politique ont changé. Ils se sont radicalisés. Le débat démocratique ne doit-il pas dès lors lui aussi se radicaliser ? Et non s’éteindre. A ce titre, les mandataires syndicaux sont portés par une autre forme de légitimité : les élections sociales.

Ce serait, donc, une preuve de responsabilité démocratique et politique, dans le chef de la majorité, que se donner l’espace d’une négociation avec les interlocuteurs sociaux, au sein du Parlement, pour aménager au mieux une transformation essentielle qui touche le salarié dans ses rapports au travail, à l’entreprise, à ses revenus, à sa santé, à ses rêves…, mais qui touche aussi l’Homme dans une partie inédite de son existence : son espérance de vie nouvelle, non ou peu pensée jusqu’ici. A l’inverse, céder à l’argument de la pression (elle-même ambivalente, au surplus) des marchés, c’est faire le jeu de tous les renoncements et de tous les désenchantements. C’est discréditer, affaiblir et non responsabiliser le politique, la chose politique elle-même. C’est fragiliser un peu plus encore le lien social. « De toute façon, tout ça ne servira à rien. Ils ne peuvent pas faire autrement », entendait-on, déjà, un peu partout, le jour de l’annonce du mouvement de grève du secteur public le 22 décembre.

Ce réel-là, à ce point désabusé, au fond, est bien plus terrifiant que la perspective d’une dégradation de la note de la Belgique par une troisième agence. Avec la crise de confiance qui touche la politique et les autorités publiques, de moins en moins de gens « y croient ». On ne croit plus dans la capacité du politique, qui a abdiqué l’essentiel de son pouvoir et de ses outils d’action (notamment les instituts de crédit, d’échange et de création monétaire entièrement entre les mains de banques privées), non seulement de changer les choses, mais d’encore agir, de façon autonome, dans l’intérêt public, tout simplement. C’est très grave, car on touche là à la crise de civilisation : ne plus croire dans la politique qui peut-être définie comme le lieu d’intersection de tous les domaines de la vie publique, c’est se détacher, un peu plus encore, de l’idée même du collectif, c’est laisser se délier le tissu des relations, et se déliter le concept même de la nécessité de « l’autre », humain ou non.

Le fameux repli sur soi, tant de fois déploré, mais rarement défini ou illustré, c’est ça : l’isolement symbolique, affectif et mental de l’individu à l’égard de son environnement, tant immédiat que global, dont il croit pouvoir se délier. Ce n’est qu’une illusion, bien entendu. En revanche, le renoncement à comprendre « l’autre », le monde autour de soi, à l’accepter, ou à vouloir vivre avec lui (ce qui est le propos même du politique, au sens de gestion du vivre-ensemble) est porteur de perspectives autrement plus inquiétantes qu’une sanction des marchés : cela conduit directement à la négation de la complexité, c’est-à-dire, au sens d’Edgar Morin, de ce qui est tissé ensemble dans un processus dynamique. Soit le réel, tout simplement. L’évacuation de la complexité, déjà largement à l’œuvre, ne peut, à son tour, mener qu’au simplisme, au stéréotype, au cliché, et donc, à la méconnaissance, à l’incompréhension, à la peur, à la violence. Symptômes d’une société en danger de fascisation.

Marc Sinnaeve, militant socialiste, non membre du PS

Voir aussi

EDITO : L'incroyable mensonge sur les pensions

  1. 1. Exil du politique, annonce du carnage