Hergé, Degrelle et la belgitude aujourd'hui

Publication d'une archive
22 mars, 2009

Histoire de Belgique et de Wallonie

[Avec le recul, on perçoit mieux le lien entre le nationalisme belge, Hergé, la belgitude et ... même Degrelle. Or le premier en tout cas a été lié au rexisme non pas épsodiquement et anecodtiquement comme on le pense mais très fondamentalement, y compris avec un certain racisme, un lien bien plus fort que le soi-disant lien entre Jules Destrée et l'antisémitisme qui, comme on pouvait s'y attendre, a fait la Une d'une certaine presse depuis quelques années en dépit du bon sens...

Nous publions ici le texte d'un compte rendu d'un livre de Maxime Benoît-Jannin sur Hergé (Aden, Bruxelles, 2007), paru en mars-avril dans la revue TOUDI et signé par Pierre Baise: Les guerres d'Hergé ( titre de ce livre à relire). Son intérêt est évident puisque nous avons récemment parlé dans TOUDI en ligne d'une émission sur Degrelle. On verra aussi que, au-delà de Degrelle, on peut quand même se poser la question de savoir pourquoi le lien assez évident entre Hergé et la belgitude ne semble avoir jamais posé problème, alors que le pauvre Jules Destrée a eu droit (et a toujours), lui, à toutes les indignités... Comme nous l'annonçons sur cette page, la revue voudrait tirer parti du fonds constitué par tout le travail de nos collaborateurs depuis 1987 - en le réactualisant bien sûr -, pour mieux voir clair dans notre présent. La publication de cette archive (avec un autre titre), est un essai pour donner forme à cette ambition...]

C'est sous ce titre qu'Hergé est remis en cause par Maxime Benoît-Jannin, (éditions Aden, Bruxelles, 2007), surtout en raison de son idéologie que l'auteur estime d'extrême droite avec cependant des exceptions comme Le Lotus bleu, bel album antiraciste et anticolonialiste consacré à la Chine durant l'agression japonaise des années 20 et 30.

Réserves

Ce n'est pas sans réserves ni appréhensions que l'on aborde le trente-sixième texte consacré à la collaboration d'Hergé au « Soir volé » que l'auteur appelle tout au long de l'ouvrage, non sans raisons, « Le Soir nazi » Il est possible que des lecteurs fronceront les sourcils dès la première ligne qui évoque le projet de l'auteur d'écrire sur ce sujet à l'occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz par « la glorieuse Armée rouge » (p.7). Même s'ils sont d'accord pour dire que cette armée fut glorieuse : ce langage est un peu codé.

D'autre part, peut-on juger un auteur et mettre en cause la valeur de son œuvre sur la seule base de sa biographie ? N'en a-t-on pas assez des procureurs de procès en incivisme ? Il est intéressant de noter que bien souvent - pas toujours - Benoît-Jannin abandonne cet énervant ton de procureur et que cet auteur français a pris la peine de se faire relire avant que son livre ne soit édité de telle sorte qu'on ne trouve nulle part dans ce volume les erreurs que nos amis français semblent parfois commettre par plaisir sur les situations belges. En outre, il instruit à charge et à décharge. Il n'a pas tort de lire que « L'univers d'Hergé est propre, aseptisé, voire constipé. Mais optimiste. » (p.16). Parce qu'il s'est refusé de comparer Céline à Hergé, l'auteur tente cependant une comparaison avec Simenon estimant que celui-ci aurait souhaité la victoire allemande, sans qu'on ne voie d'où cette hypothèse est tirée. Il est évident que Simenon fut antisémite et proche des idées rexistes et d'Ordre Nouveau. Il n'est pas faux non plus de dire que « Simenon écrivait pour les parents des petits lecteurs d'Hergé, l'écrivain et l'auteur de bédés fournissant en quelque sorte les pères et les fils, la famille petite-bourgeoise, en rêves d'évasions. » (p.22). Là aussi on a le droit d'avoir des réserves, même si les publics petits-bourgeois des deux œuvres doivent se recouper. Mais il est aussi un peu facile de manier la catégorie « petits-bourgeois » pour condamner... Enfin, il a raison de mettre en cause la présentation courante d'Hergé comme un « génie », ce que fait quelqu'un comme Michel Serres, estimant qu'Hergé contient « De Brosses, Comte, Marx et Freud ». Cela vaudrait d'ailleurs la peine de se poser la question de savoir pourquoi l'œuvre d'Hergé est à ce point élevée sur des pavois où elle ne semble vraiment avoir que peu de choses à faire. Comment comparer à Marx par exemple une œuvre qui tout en croyant passer largement à côté de l'Histoire en est profondément imprégnée, mais justement de manière naïve voire même « imbécile » (le mot est d'Hergé lui-même)?

Nuances et mises au point

Il est intéressant que l'auteur signale que Léon Bloy se repentit à la fin de sa vie d'un antisémitisme intermittent, pourtant bien présent dans son œuvre et Benoît-Jannin distingue aussi la judéophobie (par exemple chrétienne), de l'antisémitisme si évidemment lié à l'entreprise odieuse que l'on sait. Hergé avoue lui-même parfois à propos de celle-ci qu'il s'est « arrangé pour ne pas savoir » (citation du livre de Benoît Peeters, Tintin fils d'Hergé, Flammarion, Paris, 2000). Dès le premier chapitre, l'auteur oppose l'attitude de Derrida admirateur de Paul De Man et ses interrogations pleines de doutes et d'amertumes lorsqu'il découvre les textes atrocement antisémites de De Man dans « Le Soir volé » - l'auteur, certes, n'approuvait pas la « solution finale » loin de là ! En revanche Michel Serres a toujours voulu ignorer l'antisémitisme certes moins pesant d'Hergé. Quand Benoît Peeters compare Tintin au Pays des Soviets à un intellectuel sartrien, certes « caricatural », on se dit qu'il faut quand même hausser les épaules. Hergé est aussi très dur vis-à-vis de la Résistance : « Je détestais le genre Résistant. On m'a proposé quelquefois proposé d'en faire partie, mais je trouvais cela contraire aux lois de la guerre. Je savais que pour chaque acte de la résistance, on allait arrêter des otages et les fusiller. » (cité p.50). Voilà des déclarations qui gênent car elles coexistent avec la reconnaissance du caractère « héroïque » de Degrelle dans la Légion Wallonie fait au magazine Humo en 1973. Elles gênent aussi dans un pays où les fameuses « lois de la guerre » ont été invoquées pour justifier les pires massacres en 1914, il est vrai que c'était toujours assez loin de Bruxelles où Hergé semble vraiment demeurer cantonné. Evidemment, ici, on retombe dans le ton de procureur, mais à nouveau Benoît-Jannin revient aux nuances : il n'a pas l'intention de juger un mort, il s'incline devant les décisions de la Justice en 1945 décidant qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre, mais s'irrite devant le cortège d'éloges dont bénéficie Hergé dont on fait souvent une figure intellectuelle, de génie. Et ceci ne concerne plus directement le passé d'Hergé, mais le présent de sa célébration.

Hergé et Rex

On est vraiment convaincu par les rapprochements entre les grands thèmes des dessins d'Hergé avant 1940 et le rexisme, d'autant plus que le rexisme a été d'abord un certain état d'esprit, une volonté de pureté et de vie qui ont tenté pas mal de jeunes catholiques à l'époque. C'est à cette période qu'intervient le personnage de Rastapopoulos, véritable incarnation du Mal. Dans son Mythe Hergé, l'auteur qui se cite lui-même dans l'ouvrage dont nous rendons compte écrivait : « Par son nom, Rastapopoulos est un concentré de toutes les tares que les mouvements antiparlementaires et antirépublicains stigmatisent dans leurs journaux. Et puis à la fin du XIXe siècle, le mot rastaquouère vise les étrangers à la richesse ostentatoire, forcément suspecte, les parvenus vulgaires et bruyants. On l'a raccourci assez vite en rasta. Popoulos qu'Hergé ajouté à rasta indique que son personnage a des origines grecques et populaires ... » (cité p.88). Ce qui est intéressant aussi, c'est le fait que ce personnage a un correspondant dans la réalité. Benoït Peeters le reconnaît lui-même : « Le grand thème des Aventures de Tintin pendant les années trente n'est pourtant pas si loin de certains arguments de campagne de Degrelle. A sa manière Hergé cherche lui aussi à démonter les faux-semblants, les collusions et les trafics. » (cité p. 89). Benoît-Jannin écrit que sa dénonciation, Hergé « l'adapte à l'univers enfantin. Il transpose les conflits de la société adulte afin qu'ils soient lisibles pour des enfants de dix ans. Mais son imaginaire et ses moyens sont ceux d'un homme d'extrême droite. Car pourquoi, sinon, faire d'un apatride aux origines grecques, un métèque, selon la terminologie maurrassienne, un symbole du mal ? » (Ibidem) Il y a une réelle connivence entre Hergé et Degrelle. Hergé illustre Les grandes farces de Louvain, livre paru en 1930, puis Histoire de la guerre scolaire, 1879-1884. En 1936, il fournit le logo du quotidien de Degrelle Le pays réel. Le 2 avril 1936, la bande dessinée de Quick et Flupke évoque la campagne électorale avec une foule immense entrant dans un cinéma au-dessus duquel une grande banderole proclame REX VAINCRA. En 1937 encore, il dessine le logo de l'hebdomadaire rexiste L'Oasis dirigé par le fameux Jam. Dans des bandes dessinées également de Quick et Flupke, Hitler est parfois présenté comme un homme de paix. Quant à Hergé, on cite souvent de lui les deux vignettes antisémites de L'Etoile mystérieuse, mais il s'agit de dessins récurrents : Benoît-Jannin signale des icônes semblables dans Tintin au pays des soviets, dans Réveillon première BD d'Hergé, dans Le Sifflet du 30 décembre 1928. En 1925 dans L'Effort (dirigé par celui qui dirigera Le Soir volé, Raymond De Becker), il existe même un dessin intitulé « Le Juif ». On retrouve le même antisémitisme dans L'oreille cassée (le personnage du brocanteur). Hergé illustre aussi les brochures de Raymond De Becker, par exemple Le Christ, Roi des affaires en 1931, le manifeste Pour un ordre nouveau en 1930, Destin de la France en 1937. Raymond De Becker fréquente le fameux salon Didier où l'on croise Henri De Man, Louis Carettte, Henry Bauchau, Bertrand de Jouvenel, Robert Poulet, Otto Abetz. Il semble assez fondé que Benoît-Jannin écrive : « A l'approche de la Deuxième Guerre mondiale, Hergé (...) appartient à un groupe informel d'individus venant de l'Action catholique belge ou de nulle part, qui va servir l'Ordre nouveau. C'est l'effondrement de 1940, cataclysme mettant à bas l'édifice politique et social construit depuis 1830 et fondé sur le libéralisme, qui permettra à cette poignée d'idéologues fascisants et d'opportunistes de tenir tout à coup le haut du pavé. On retrouvera, avec les spécificités d'origine tenant aux différences entre les pays, leurs homologues à l'œuvre dans toute l'Europe occupée, quelles que soient par ailleurs les modalités de cette occupation. » (p.101) Hergé participe encore au lancement d'un nouvel hebdomadaire L'Ouest dont le premier numéro sort le 7 décembre 1939. Cette feuille qui selon Benoît-Jannin a le soutien de l'Ambassade allemande et peut-être de Paul-Henri Spaak entreprend de dissuader l'opinion belge de prendre parti pour les démocraties occidentales. Hergé y crée un Français caricatural Monsieur Bellum. L'hebdomadaire finira par être interdit en raison de sa propagande en faveur d'un régime autoritaire en Belgique.

Hergé, la Collaboration et la Résistance

Hergé est mobilisé puis démobilisé pour raisons de santé. Il fuit l'armée allemande comme tout le monde, mais regagne la Belgique dès le 30 juin. Les aventures deTintin au Congo sont publiés dans des journaux flamands collaborateurs dès septembre. Quand le supplément du « Soir jeunesse » se met en place, Raymond De Becker accuse les adultes de ne pas avoir pu sauver la Belgique de la défaite et du désordre et appel est fait à la nouvelle génération. Benoît Peeters signale un édito signé cette fois du pseudo qui couvre notamment Hergé et Jam et où il est question de l'Europe qui se transforme et de l'Ordre nouveau (p.120). Une rubrique encourage les jeunes lecteurs à envoyer des histoires juives... Lorsque le papier vient à manquer pour éditer chez Casterman l'album Le Crabe aux pinces d'or, Hergé fait le tour des services de la Propagande allemande pour en trouver. Il illustre un recueil de fables dont l'une est ouvertement antisémite de Robert de Vroylande.

C'est dans les premiers mois de l'attaque de l'URSS par le Reich que paraissent les premières vignettes de L'Etoile mystérieuse. Il y a vraiment correspondance parfaite sinon idéologique, du moins géopolitique entre le thème de cet album et la situation internationale puisque l'expédition internationale à laquelle participe Tintin ne compte que des pays neutres ou membres de l'Axe (le Doktor Schulze de l'université d'Iéna par exemple). Leur déloyal concurrent est sous pavillon américain et financé par un certain Blumenstein, nom à la fâcheuse - vu le contexte - connotation juive (le nom de Blumenstein sera dans des versions ultérieures remplacé par Bohlwinkel et le pavillon américain par celui d'un pays imaginaire). Tintin l'emporte et ses compagnons du « bon » camp. Le financier Blumenstein apprend par la radio qu'il va être « puni ». Bien que Les guerres d'Hergé ne le disent pas, cette annonce de la « punition » d'un Juif, dans le contexte de l'époque - qu'Hergé s'en soit rendu compte ou non - fait songer aux allusions à la solution finale qu'Hitler émit dans ses fameux discours où il l'annonce de façon voilée. Benoît-Jannin fait aussi remarquer que L'oreille cassée par exemple, qui va paraître en 1943, met en cause derrière la guerre que se font Alcazar et Tapioca, les manigances d'Américains et d'Anglais marchands d'armes. En outre l'un des Américains s'appelle Mazarof, allusion limpide au financier Basil Zaharoff qui, dans un pamphlet allemand avait été considéré comme l'un des marionnettistes de la politique mondiale. De ce pamplet, Victor Klemperer a écrit en 1942 : « C'est exactement la conception historique d'Hitler : la guerre mondiale, ce sont les industriels de l'armement qui la font pour en profiter. Sauf qu'Hitler dit : derrière les marchands de canons, il y a le Juif, et tout ça, c'est l'affaire des " démocraties ", pas de l'Allemagne. » (cité p.155). Sauf à considérer Hergé comme totalement inconscient, il est difficile de donner tort à l'auteur quand il dit que le récit de ces manigances anglo-saxonnnes en Amérique latine « vise à convaincre les jeunes lecteurs de la nocivité des Américains du Nord et des Anglais qui manipulent les dirigeants des pays d'Amérique du Sud, n'hésitant pas à les lancer dans des guerres sanglantes. » (p.156). Ici, il ne s'agit plus de simples correspondances géopolitiques (quand Hergé se rangeait dans le camp de l' « Europe » contre l' « Amérique »), mais vraiment idéologiques entre Hergé et la lecture hitlérienne de l'histoire. On retrouve dans cette version de L'oreille cassée le prototype de la caricature du Juif telle que la montre aussi l'exposition « Voici les Soviets ! » à Bruxelles en 1943 en mars et avril.

L'auteur écrit encore : « D'octobre 1941 à mai 1942, soit sept mois, le temps de la parution de L'Etoile mystérieuse en bande dessinées (...) coïncide avec les mesures les plus radicales prises à l'encontre des Juifs. L'Etoile est comme par hasard, l'histoire la plus militante d'Hergé. » (p.159). Ce qui est étonnant, c'est qu'Hergé ait lui-même dit qu'il était un médium, que ses albums portent la trace du temps où ils ont été dessinés. Quand les choses tournent mal pour l'Allemagne à partir de 1943, avec Le Secret de la Licorne, Hergé s'éloignera de l'actualité politique. C'est peut-être cela le fond du problème : ni Marx ni Leibniz ne se seraient dits être des médiums.

Hergé critique de la Libération

Benoît-Jannin estime que la Résistance en Wallonie et à Bruxelles se compare à celle de la France. Il n'y a rien de cette dimension essentielle de notre histoire dans la vie ni l'œuvre d'Hergé. Il y a par contre une détestation du climat d'intolérance à la Libération ce qui est quand même un peu injuste quand l'on compare les rigueurs de la répression nazie (et même de l'extermination nazie), et, à côté d'actes répugnants (les femmes tondues etc.), la quasi mansuétude (tous comptes faits) de la Résistance et de l'Etat belge. Hergé a été dénoncé par la Résistance pour sa collaboration au « Soir volé » mais avec imprécision sur son identité. Ce qui, à bon droit, révulse l'auteur de Les guerres d'Hergé c'est ceci : « Pendant qu'Hergé collabore à la presse pro-allemande et travaille tranquillement chez lui, avenue Delleur, à Boitsfort, pendant que le principal domicile de De Becker, avenue Emile Max, est protégé par la police, il faut se souvenir que d'autres résistent, échappent de peu à l'arrestation, ou sont arrêtés et torturés par la Gestapo qui a son siège 453, avenue Louise. C'est à ces résistants et militants, je m'en voudrais de ne pas le préciser encore, même si l'on s'en doute un peu maintenant, que va ma sympathie. » (p.65). Encore une fois, il nous semble que ce n'est pas seulement de sympathie (ni même de jugement moral) qu'il devrait s'agir, du moins pas seulement. Mais d'un jugement politique.

Hergé après

Treize albums de Tintin ont été publiés avant 1945 ou commencés avant : Tintin au pays des Soviets (1929), Tintin au Congo (1931),Tintin en Amérique (1932),Les Cigares du pharaon (1934), Le Lotus bleu, (1936), L'Oreille cassée (1937),L'île noire (1938), Le Sceptre d'Ottokar (1939), Le Crabe aux pinces d'or (1941),L'Étoile mystérieuse (1942), Le Secret de la Licorne (1943), Le Trésor de Rackham le Rouge, (1944), Les 7 Boules de cristal (1948, mais commencé durant la guerre). Et on doit y ajouter Tintin au pays de l'or noir (1950), qui a été conçu avant la guerre, remanié ensuite, ce qui amène à bien des contorsions en fonction de l'actualité et de ce qui était ou n'était plus politiquement correct avant et après la guerre. Ce qui fait quatorze albums dans ce que l'on pourrait appeler la période « Ordre Nouveau » d'Hergé.

Il y en aura ensuite neuf autres : Le Temple du Soleil (1949), Objectif Lune (1953), On a marché sur la Lune, (1954), L'Affaire Tournesol, (1956), Coke en stock(1958), Tintin au Tibet (1960), Les Bijoux de la Castafiore, (1963), Vol 714 pour Sydney, (1968), Tintin et les Picaros, (1976), enfin le posthume et inachevé Tintin et l'Alph-Art (1986), réédité en 2004.

Que penser ?

On a parfois dit - et l'auteur le rappelle - que Tintin est un mythe belge de remplacement 1, mais de remplacement d'un pays qui n'est pas réellement parvenu à signifier son unité dans son histoire et la représentation de celle-ci. Le mythe est à l'usage surtout des Wallons et des Bruxellois francophones et Hergé-Tintin est au sommet des cartes de visite des Délégations Wallonie-Bruxelles dans le monde avec Jacques Brel. En 1980, c'est le capitaine Haddock qui illustre la couverture du numéro spécial de la revue de l'ULB intitulé La Belgique malgré tout qui lancera la « belgitude ». Sans parler ici de la valeur de l'œuvre d'Hergé, on ne peut que se poser des questions sur un personnage et ses albums qui, en des périodes dramatiques de notre histoire (1940-1945), ont été complètement en porte-à-faux à l'égard de la population wallonne et bruxelloise en tout cas : un Hergé qui bâtit sa fortune pendant la guerre (600.000 albums vendus), dans un journal au service des Allemands. Bien sûr Hergé n'a dénoncé personne et n'a pas directement soutenu les ignominies. Il a été protégé par le statut mineur à l'époque de la Bande dessinée. Mais il est clair aussi qu'il ne s'est jamais vraiment repenti de ses orientations, allant jusqu'à invoquer son imbécillité. Luc Courtois a bien montré à quel point la Bande dessinée wallonne est pleine de la Wallonie : les charbonnages, la sidérurgie, les paysages, l'immigration, la société multiculturelle, mille et un symboles enracinés dans cette expérience historique et pointant vers la Résistance et l'esprit de résistance, la solidarité, l'humour. En ce sens, en dépit de la popularité d'Hergé en Wallonie, les valeurs qu'il a défendues jusqu'à la fin de la guerre (et après aussi), ne sont pas celles de ce peuple. Le monde d'Hergé est vraiment étranger à ce que nous sommes. On ne met pas ici en cause la valeur de l'œuvre, mais on s'interroge à bon droit sur son lien avec notre expérience historique parce que la raison d'être des piédestaux qu'on lui élève chez nous est lié justement au fait que beaucoup le revendiquent comme Belge et Belge francophone. Maxime Benoit-Jannin a plusieurs mérites dans ce livre. Il connaît bien le pays (ainsi il oppose à l'attitude d'Hergé celle d'Arthur Masson pendant la guerre, catholique comme Hergé). Il instruit à charge et à décharge, avoue son admiration pour des albums comme Le lotus bleu ou Le sceptre d'Ottokar. On peut regretter qu'il ait une vision naïve du rôle de l'URSS dans l'histoire. Il lui arrive aussi de considérer qu'écrire « catholique réactionnaire » serait écrire un pléonasme. On a beaucoup parlé des influences catholiques qui se sont exercées sur Hergé, mais si celui-ci traduit dans plus de la moitié de son oeuvre les hantises d'une certaine droite catholique proche du fascisme et du racisme, il est totalement étranger à toute préoccupation spirituelle. Si Hergé est un catholique, c'est au sens purement politique et droitier du terme. Benoît-Jannin écrit : « A partir de Bruxelles, centre discret et de second plan, par rapport à Londres et Paris, d'un empire colonial riche et puissant, il a très naturellement pris fait et cause durant toute sa vie pour l'Occident Le Lotus bleu constituant une exception notable qu'il ne faut pas se lasser de souligner. On peut certes s'amuser avec Hergé et son œuvre, ce que font la plupart des commentateurs. Mais pour ma part je préfère, après avoir attaqué de front le mythe tintinesque, analyser ce qui le fonde, de manière à dégager sa politique... » (p.249). Il serait aussi intéressant de comprendre pourquoi exactement - l'auteur ne le fait pas - on tente de défendre cette œuvre au-delà de ses engagement politiques noirs (et certes, on pourrait le comprendre, cela...), mais aussi de son caractère souvent vraiment infantile (infantilisme d'autant plus problématique que la supériorité de l'Européen y est constamment réaffirmée), mais surtout pourquoi certains en arrivent à voir dans l'œuvre d'Hergé la grande philosophie de notre temps qu'elle ne contient pas à l'évidence. Et si elle la contenait, comment alors qualifier cette « grande philosophie » complice un momeent de l'hitlérisme? En fait, de ce point de vue, ce qui a sauvé Hergé de toute condamnation en 1944 et 1945 demeure, malgré l'importance donnée aujourd'hui à la BD : les histoires d'Hergé sont amusantes et bien faites, bien dessinées. Ce qui imbibe cette œuvre, c'est une certaine idéologie réactionnaire, et parfois pire, mais l'idéologie c'est ce dont le simplisme et le schématisme nous traverse quand nous ne cherchons pas à faire retour sur nous-mêmes, à nous critiquer, à nous informer. On pourrait se demander si pour aller jusqu'au bout de sa démystification, Benoît-Jannin ne devrait pas insister sur l'insignifiance de cette œuvre quand on veut en faire l'égale de celle de Leibniz ou de Marx...

Voir aussi Parade de Degrelle à Charleroi (puis Bruxelles) le 1er avril 44 et le jugement de Jérôme Grynpas sur la belgitude Grynpas et la belgitude

  1. 1. Tintin un mythe belge de remplacement, in (Anne Morelli, directrice) Les grands mythes de l'histoire belge, de Flandre et de Wallonie, EVO, Bruxelles, 1995.