Historicité, opéra et modernité

Le nouveau directeur du TRM Bernard Foccroulle a été interrogé au en janvier dernier par Jacques Bauduin dans l’émission "Arguments" sur Radio Une (RTBF).Il nous a semblé intéressant de reproduire des extraits de cette conversation dans la mesure où, par-delà son inévitable éclat mondain, l’opéra nous concerne tous et dans la mesure où, réfléchissant sur ses responsabilités, Bernard Foccroulle aborde, par le biais de l'art, des questions comme l’histoire, le progrès, la modernité et la postmodernité que nous considérons comme vitales pour la Wallonie et pour l'Europe.

JACQUES BAUDUIN - S'il vous fallait décrire la situation de l’opéra aujourd'hui, quelles sont les grandes lignes de force que vous retiendriez?

BERNARD FOCCROULLE - Elles sont contradictoires ou en tout cas apparemment paradoxales. D’un côté, l’opéra est l'objet d'un regain d’intérêt, d'une mode pourrait-on dire, qui fait qu' en Europe, aux USA, au Japon, en Australie, l’opéra fait l'objet d'un véritable culte. Les salles sont remplies partout dans le monde. L’opéra est un des spectacles vivants qui marche le mieux. C'est un spectacle très médiatisé : la presse écrite, la télévision, le cinéma, la radio ,en général, tous les médias s’intéressent à l’opéra et les grands directeurs d'opéra font la une des journaux internationaux. En Autriche, leur popularité s’étend même jusqu'aux grands journaux populaires. Mais quand on creuse cette situation on se rend compte d'un immense problème qui fait le paradoxe de la situation même s'il a peut-être toujours existé.

JACQUES BAUDUIN - La mode, c’est réversible et le goût du public peut changer... Que peut-on craindre ou espérer à cet égard?

BERNARD FOCCROULLE - Une mode peut se démoder mais ce qui me parait plus problématique, c'est le petit nombre de spectacles réellement de qualité. Dans certains cas, vous avez de tris bons chanteurs payés très cher mais un orchestre de deuxième ou troisième catégorie et une mise en scène inexistante (ou tris voyante mais simplement luxueuse et décorative).Ou encore, vous voyez une mise en scène très dégradée. C’est souvent le cas dans les pays germaniques. Le metteur en scène originel n'est plus présent et c'est un assistant ou l'assistant d'un assistant qui assure la réalisation. En revanche, vous pouvez avoir droit parfois à un grand chef d'orchestre.

Les spectacles vraiment réussis qui en valent vraiment la peine, qui sortent de la routine sont ceux où il y a une réussite d'ensemble, un travail d’équipe. L'orchestre, la mise en scène (pensée et passe à travers les acteurs et les chanteurs ; la scénographie ne pèse pas sur le spectacle, elle le porte), chacune des parties qui forment un spectacle d' opéra fusionne avec les autres dans le spectacle. Ces moments-là sont rares...

JACQUES BAUDUIN - Cette rareté n'est-elle pas inévitable?

BERNARD FOCCROULLE - On peut tolérer que certains spectacles soient moins réussis que d'autres mais on ne peut tolérer qu'on y investisse moins. Chaque spectacle devrait être un enjeu total.

JACQUES BAUDUIN - Cela veut-il dire que le théâtre d’opéra fondé sur le principe de la saison et non celui reposant sur le répertoire est la condition, sinon la condition suffisante du moins la condition nécessaire, pour atteindre cette qualité minimale?

BERNARD FOCCROULLE - Je crois que le théâtre d’opéra de saison où l'on présente une seule production à la fois tout en préparant la suivante est ce qui donne les meilleures garanties sur le plan du travail artistique. Une solution intermédiaire est le semi-répertoire ou la semi-stagione qui permet de présenter deux spectacles en alternance, parfois trois, travaillés mais ne courant pas sur toute la saison. La solution du répertoire avec un spectacle qui traverse toute une saison, avec trois ou quatre changements de distribution, est une mauvaise solution.

Je ne me méprends pas sur les raisons qui faisaient venir les gens à l’opéra au 19e siècle, sur le poids des mondanités. Mais il y avait aussi des gens transportés parce qu'ils faisaient corps avec le spectacle, par exemple avec Verdi : il a été un facteur de l'unification italienne, on retrouve chez lui des éléments qui ont fait la société italienne.

JACQUES BAUDUIN - Gramsci disait que les opéras de Verdi avaient joué pour la société italienne, le rôle que les grands romans balzaciens avaient assuré pour la société française

BERNARD FOCCROULLE - Je crois que c'est tout à fait juste. Aujourd'hui, ce qui me semble problématique pour l’opéra comme pour l'ensemble du secteur culturel c'est que le rapport dominant à l’opéra relève du comportement de la société de consommation. C'est un comportement dominant à la fois du côté de la production et du côté du public, et il est catastrophique . Si on ne va plus à l’opéra que pour consommer un produit que l'on doit connaître, dont on n'attend pas la surprise décapante d'une production qui ne se réduit pas au statut d' objet de consommation, se laisse moins facilement digérer et assimiler mais qui vous surprend quitte à vous choquer, si on n'accepte pas de se laisser surprendre, on va vers la disparition de la culture vivante, on va vers cette culture industrielle qu'il vaut mieux consommer chez soi tranquillement devant la télé.

JACQUES BAUDUIN - N'y a-t-il pas là un aspect inévitable de l’opéra contre lequel il est difficile de lutter? Sur l’opéra sont toujours venus se greffer d'autres enjeux : l’opéra a toujours été un art de représentation, un art de prestige, une vitrine pour le pouvoir, de tous les pouvoirs d'ailleurs?

BERNARD FOCCROULLE - En réalité, l’opéra ne peut être prestigieux qu’à condition de ne pas chercher à l’être. Le TRM, sous Mortier, a adopté la politique de ne pas viser à atteindre le prestige de Covent Garden, de la Scala ou de l’opéra de Vienne mais de miser sur la création. Il y a une manière de relire le répertoire telle que la création joue un rôle essentiel .Ce qui était prestigieux il y a dix ou vingt ans, ne l'est d'ailleurs plus aujourd'hui. Il me semble qu'il faut résister à certaines fascinations : le prestige doit être la sanction de qualités qu'on ne doit pas seulement reproduire mais qui sont à réinventer. Nous vivons dans une société où trop d'apprentissages, d'enseignements de toutes sortes de conduites humaines et artistiques se font sous le signe de l'imitation et de la reproduction. Nous savons comment obtenir un bon son et former la voix (c'est évidemment essentiel à certains égards) mais on n'apprend pas à gérer l’énergie créatrice qui est en chacun d'entre nous, qu'il s'agisse des artistes ou des spectateurs. Or, c'est seulement l'utilisation, au maximum de son potentiel, de cette énergie créatrice qui justifie le prestige dans le meilleur sens du terme.

La fin de l’idéologie du progrès en art

JACQUES BAUDUIN - Un de vos leitmotivs, c'est le souci de repenser la modernité, de l'actualiser et l’élargir. Pouvez-vous nous en parler?

BERNARD FOCCROULLE - C'est une réflexion qui est la mienne depuis pas mal d’années et je ne suis pas le seul à la partager! Je crois que, ces dernières années, on a beaucoup parlé de la fin de la modernité, on a même parlé de postmodernité. Il s'agit de notions qui ne sont pas toujours très claires. Mais ce que l'on doit entériner, c'est la fin d'une certaine modernité liée àà l’idéologie du progrès dans l'art. Nous ne vivons plus dans une époque où on pense que ce que l'on fait aujourd'hui est mieux que ce que l'on faisait il y a cent ans, que ce que faisait Beethoven est mieux que ce que faisait Mozart, et que Wagner est mieux que ce que faisait Beethoven. Le progrès en art n'existe plus. Il y a toujours bien entendu des critères de qualité difficiles à définir - tant mieux d'ailleurs - et il y a toujours des oeuvres qui sont bonnes et d'autres qui le sont moins. Mais, il faut abandonner l’idée d'un progrès, en tout cas dans le domaine culturel. C'est un acquis important dont il faut se pénétrer

JACQUES BAUDUIN - L’idéologie de la rupture dont avaient témoigné les avant-gardes, cette idéologie s'est d'ailleurs quelque peu épuisée...

Bernard Foccroulle - Prisonniers d'une certaine idéologie du progrès, certains courants artistiques se sont inscrits en position de rupture avec la tradition. Il a fallu un certain temps pour qu'on s’aperçoive que la rupture ne s’opérait jamais totalement, qu'elle pouvait exister sous certains aspects mais qu'il y avait continuité sur un certain nombre d'autres aspects ou qu'il y avait continuité par rapport à d'autres moments de l'histoire. La rupture dans la musique atonale de Schönberg se situe dans une grande continuité du point de vue de la forme, du rythme et d'un certain nombre d'autres composantes de la matière musicale. Dans le domaine des arts plastiques, certaines ruptures qui conduisent à l'art abstrait renouent avec des courants antiques, archaïques ou extra-européens. On peut penser qu'il est très rare qu'une création culturelle soit en rupture avec tout ce qui l'a précédée.

Dans l'art actuel, on rencontre une tendance très critiquable dans la façon de se situer par rapport au passé : celle qui répète sous la forme du "néo" ( néo-tonalité, néo-romantisme, néo-expressionisme etc.). Il s'agit là du côté le plus faible et le plus fragile de notre temps et de notre culture. Les personnalités artistiques les plus fortes ont un rapport au passé : elles sont capables d'y puiser une nourriture et une énergie qui leur permettent de faire oeuvre nouvelle tout en se situant dans une filiation directe. Stravinsky en donne un formidable exemple dans The Rake's Progress : il y récapitule l'histoire de l’opéra notamment depuis Monteverdi jusqu’à Verdi sans oublier Mozart. Des passages de la partition sont, à certains égards, proches du monde baroque et en même temps il n'y a pas une mesure qui ne soit pas du Stravinsky. Assimiler ainsi le passé tout en restant personnel c'est un mystère, le grand mystère de la création. Les plus grands compositeurs d'aujourd'hui, Bério par exemple, sont capables de relier différentes strates du passé pour créer leur langage à eux.

JACQUES BAUDUIN - Un des enjeux des questions culturelles, c'est de trouver ce nouveau rapport au passé et d'inscription dans l'histoire.

Le rapport à l'histoire

BERNARD FOCCROULLE - Je crois que c'est un aspect extrêmement important. Je le constate chez Berio et Xénakis. Xénakis n'est pas du tout dans la Continuité de la musique occidentale depuis la Renaissance, il cherche la Continuité par rapport à l’antiquité et au système des valeurs artistiques du Moyen Age. Il y a là continuité et discontinuité. Bério, lui, est le successeur de l'humanisme de Monteverdi Jusqu’à Mahler.

Je crois que le modèle ne fait pas l’élève. C’est à chacun de trouver ce qui en soi est en résonance par rapport à une oeuvre antérieure et d'aller plus loin. Ce "plus loin" remplace le "mieux». Ce qui est diffèrent aujourd'hui c'est que nous ne cherchons plus le "mieux", nous cherchons le "plus loin" et dans ce "plus loin" où nous allons, nous ne perdons pas la mémoire de ce dont nous venons. Ce mouvement me parait résumer, à la fois la culture de notre temps et le travail d'une maison d’opéra où le public s'attend à prendre contact à la fois avec des oeuvres d'un passé récent et d'un passé plus lointain. Les oeuvres nouvelles nous permettent, certes, de découvrir de nouveaux territoires mais elles nous permettent aussi de changer la vue que nous avons de ceux qui sont derrière nous.

JACQUES BAUDUIN - Le rapport au futur comme légitimation de la création d'aujourd'hui, qui était au coeur des préoccupations des avant-gardes reste-t-il important?

BERNARD FOCCROULLE - De ce point de vue je ne ressens aucune perte dans ce qui définit la modernité. Si on accepte ce que je viens de proposer, cette nouvelle manière de penser la modernité où la continuité est aussi importante que la discontinuité implique (ce qui ne va pas de soi dans le modèle de consommation courante) de donner à la création une place absolument centrale. La présence de compositeurs, de scénographes, de plasticiens, d’écrivains non seulement sur des projets nouveaux mais aussi sur des projets anciens, nous permet d'aller plus loin dans les oeuvres du passé. Car il n'y a pas de fracture ni de césure entre la création et l’interprétation. Il s'agit là pour moi d'une notion importante : l’interprète devient un re-créateur chargé d'une responsabilité qui le porte, non à se faire le maître de l'oeuvre, mais à en saisir le potentiel et à la faire advenir ici et maintenant devant nous. Cette responsabilité ne peut se prendre que si l’interprète s'est lui-même nourri, les discours d'intentions sont secondaires, de l'oeuvre: il faut avoir une âme de créateur pour être un vrai interprète.

JACQUES BAUDUIN - Je trouve ce que vous venez de dire tout à fait important. Cette conception de la modernité me parait échapper à divers pièges, par exemple celui de l’éclectisme (si massif en architecture où le post-moderne est la plupart du temps incapable de s'en dégager), mais aussi cet autre danger qu' est la tradition frigorifiée, quand le culte du passé trop rigoureux devient respect excessif, une culture-musée...

Bernard Foccroulle - Mon expérience en tant qu'organiste de la musique baroque et musicien travaillant sur des instruments anciens me confirme dans cette idée: je considère, en tant interprète, que je me transforme au contact d'un instrument du passé et je ne peux pas jouer de la musique de Bach ou de la musique ancienne sur un instrument du passé comme je la jouerais sur un orgue électronique. La matière "instrument" me transforme. Quand je vois le manuscrit de Bach, je suis amené à repenser cette musique; si l'on veut, la source me transforme mais, à aucun moment, je ne peux donner l'illusion que je suis Bach. Je suis un être humain de la fin du 20e siècle qui fait le double mouvement de se tourner vers le 17e et le 18e, vers une autre époque, de reprendre une oeuvre et de la faire advenir aujourd'hui. C'est un mouvement qui va vers le passé, qui revient vers nous et qui trouve la légitimité de sa démarche vers le passé par le fait qu'elle nous permet de trouver une énergie ou une créativité que nous n'aurions pas si nous nous contentions de jouer cette musique à la manière romantique ou néoclassique par exemple.

JACQUES BAUDUIN - Un des aspects qui a contribué à la rénovation de l’opéra, on peut le faire remonter à la Callas, car c'est elle qui l'a réintroduit, est cette révolution musicologique qu'est la renaissance du bel canto. La Monnaie s'est tenue, sous Gérard Mortier, à l’écart de ce courant. Le trouvez-vous négligeable, dépassé?

BERNARD FOCCROULLE - Il y a deux grandes sources à la renaissance de l’opéra : la présence de la Callas sans oublier les mises en scène de Visconti qui ont servi ses plus grands succès. Effectivement cet aspect de la renaissance de l’opéra est lié au bel canto. Un autre aspect qui est devenu dominant, je le ferais remonter à Walter Felsenstein (grand metteur en scène de l’après- guerre au Komische Opéra à Berlin-Est), est lié à la troupe plutôt qu’à telle ou telle star, au travail d'ensemble, travail appliquant au monde de l’opéra des techniques venant du théâtre et un certain réalisme. Cette approche demeure dominante car elle permet d'aborder toute une série d’opéras d'une manière très nouvelles grandes mises en scène de Strechler, Chéreau, Stein, Bondy, Hermann, etc., sont des mises en scène nourries de l'enrichissement de l’opéra par le théâtre, par des techniques et des styles de jeu qui viennent du théâtre. C'est dans les opéras proches du théâtre, les grandes oeuvres de Verdi, de Berg, certaines oeuvres de Wagner, les opéras bouffes de Mozart, que ces solutions marchent le mieux. Un troisième courant, celui qu'a illustré Wieland Wagner dans les années 50 et 60, a aussi joué un rôle considérable dans le renouveau de l’opéra.

La situation est mûre aujourd'hui pour que de nouveaux interprètes reprennent cette tradition du bel canto qui est l'objet d'une passion de la part de nombreux amoureux du chant, mais les directeurs de théâtre cultivent moins cette passion. Le bel canto se marie souvent avec le côté décoratif le plus pesant, il n'est pas le lieu d'invention le plus fort.

JACQUES BAUDUIN - De nouvelles générations d’interprètes ont tout de même surgi prenant la relève des Callas, Sutherland, Caballé, Marilyn Horne et réinventent le plaisir hédoniste et vertigineux de la vocalité...

Le bel canto et le temps

BERNARD FOCCROULLE -Tout l'enjeu est que ce ne soit pas seulement un plaisir gratuit mais un plaisir chargé de sens. La beauté du témoignage de Maria Callas ce n'est pas tellement sa voix exceptionnelle (il y en avait d'autres, parfois plus belles), elle vient de son sens dramatique et de son sens du style. Trois dimensions doivent demeurer présentes : la voix, le style, sur lequel les musicologues ont énormément travaillé, élevant le niveau d'exigence aujourd'hui requis pour l’interprétation mais aussi cette dimension dans laquelle Callas était une véritable génie : l' aptitude à porter le théâtre dans la voix, dans un rubato, dans une inflexion de la voix. Cet aspect est immédiatement reconnaissable, même à l’écoute de ses disques. Peu de chanteurs arrivent naturellement à porter ce sens dramatique. Tout l'enjeu aujourd'hui est de créer les équipes qui peuvent assumer le bel canto à l’intérieur du jeu théâtral car, dans ses meilleures oeuvres, le bel canto faisait aussi oeuvre de théâtre.

JACQUES BAUDUIN - Il me semble vous avoir entendu dire que ce travail sur le bel canto était relié à un travail sur le temps. Pouvez-vous l'expliquer?

BERNARD FOCCROULLE - Dans un certain type de théâtre musical, le temps dans les récitatifs est très proche du temps du théâtre. Dans les Noces de Figaro ce qui se dit va presque aussi vite que ce qui se dit au théâtre et il y a des moments où l'action a tendance à se ralentir et où l’émotion surgit. Avec le bel canto, les choses sont très différentes parce que le rythme est plus lent, les récitatifs sont moins animés, les situations sont plus typées mais, dans les meilleurs cas, les situations sont tout de même très fortes. Cet étirement du temps empêche le naturalisme et le réalisme. Cela pose problème mais n'est pas sans avantage car le naturalisme ne convient ni au théâtre ni à l’opéra. Il faut dès lors mettre en scène autant la musique que le texte, la tension entre la couche textuelle et la couche musicale, jouer sur les contradictions ou l’étirement d'un mot et d'une situation à l’intérieur d'une vocalise ou d'un air. On peut ainsi arriver à des moments d'une grande intensité dramatique...

La responsabilité du directeur d’opéra

JACQUES BAUDUIN - Revenons à cette idée de création et de recréation. Pouvez-vous nous donner un exemple de ce travail en partant d'une oeuvre que vous avez inscrit dans votre programmation?

BERNARD FOCCROULLE -Il n'y a pas de règle ou s'il y en a une partir du projet lui-même et du fait que chaque oeuvre porte en elle un potentiel qu'il faut explorer d'une manière qui lui est spÇcifique. Prenons le cas de Didon et Enée de Purcell, qui est un vrai bijou. J'ai pensé très vite àà Jacques Delcuvellerie qui me semblait avoir la sensibilité musicale pour s'affronter à cette oeuvre. Et, en même temps, je savais que s'affronter à Purcell cela n'allait pas de soi. D’ailleurs, il a attendu longtemps avant de me donner son accord. Le choix de Philippe Herreweghe pour la direction musicale s'est imposé d’emblée. Nous sommes ensuite tombés d'accord très vite sur la façon de formuler le problème : comment retrouver le côté merveilleux que véhicule incontestablement la musique. On sait d’où provient la magie de Purcell mais la créer sur scène sans le ridicule de costumes néo-baroques ou néo-antiques, était difficile. Ce n'Çtait pas simple et nous a conduits à différents choix dont celui de proposer à un créateur d'aujourd'hui de dialoguer avec Purcell : nous avons pensé à Pascal Dusapin. uis vint la référence à Heuner Mahler et au thème de Médée, son texte Medeamaterial. Un tas de rapports peuvent être tissés entre Médée et Didon. Se forgeait ainsi l’idée d'une soirée avec deux oeuvres conçues dans une unité scÇnographique et de mise en scène. Ces deux oeuvres sont à la fois des oeuvres différentes et, en même temps, un seul événement. Ce projet a mis du temps à émerger. Par exemple, l’idée d'une chorégraphie s'est imposée comme une nécessité absolue sià l'on voulait être juste vis-à-vis de Purcell. Tout ce projet s'est donc construit sur cette difficulté et cette richesse du rapport au passé, sur toute l’épaisseur des couches qui nous séparent et nous relient à Didon et à l’antiquité, à Purcell...

JACQUES BAUDUIN - En organisant la programmation d'une saison que voulez-vous transmettre, comment concevez-vous votre responsabilité de directeur d’opéra?

BERNARD FOCCROULLE - Je ne peux pas mieux comparer le travail de programmation qu’à un travail d’écriture, de composition littéraire ou musicale. Il est difficile à un auteur de dire ce qu'il veut transmettre au moment où il écrit. Je pourrais commenter la programmation mais sa réalisation modifiera mon commentaire.

Je crois qu'il y a une certaine éthique de l'art qui veut qu'il faille chercher une vérité dans chaque projet, à chaque moment. On ne peut pas simplement programmer une saison en y mettant des opéras que l'on aime bien .Il faut peser, mûrir ses choix et chaque oeuvre recèle une dynamique, une certaine logique qui peut mener à d'autres oeuvres. Le sens final, il revient bien sûr à chaque spectateur de le créer. Le projet le plus beau dans l’opéra, par rapport à la consommation culturelle je le définirais ainsi : ne pas proposer seulement d'entendre de belles voix mais donner un sens provisoire àà un travail qui a démarré souvent il y a plusieurs siècles. L'oeuvre a besoin du spectateur pour vivre. Le sens de l'oeuvre ce n'est pas le directeur d’opéra, ni le chef d'orchestre, ni le metteur en scène qui la lui donnent mais, en dernier ressort, chaque spectateur. Entre les perceptions de chacun d'entre eux, il y aura beaucoup de différences mais aussi beaucoup de rencontres. Et chaque représentation sera différente chacune sera incomparable, même s'il s'agit du même opéra.

En guise de post-scriptum à cet entretien diffusé le 12 janvier 1992 dans Arguments sur Radio Une, Jacques Bauduin a demandé en juin dernier à Bernard Foccroulle de situer pour TOUDI l'action de la Monnaie dans le contexte des nouvelles réalités politiques de la Belgique fédérale.

BERNARD FOCCROULLE :

Je ne conçois pas l'action de la Monnaie en l'isolant du tissu culturel dans laquelle elle s'inscrit. La seule crainte que je pourrais avoir, mais rien ne la nourrit, c'est que des partenaires lui soient imposés, par exemple que la Monnaie doive jouer six semaines à Charleroi, six semaines à Liège, six semaines à Gand et six semaines à Anvers. Cela n'aurait aucun sens, de même que nous ne pourrions pas, sous peine de toucher à notre outil de travail et à notre identité, inviter à la Monnaie dans les mêmes proportions les opéras de Wallonie et l’opéra des Flandres.

Mais il est vrai , - et le monde culturel, les artistes et les intellectuels doivent en prendre conscience -, que la vie culturelle est aujourd'hui trop centralisée. Bruxelles est, peut-être, un pôle culturel proportionnellement trop important par rapport à la vue culturelle en Wallonie. Liège est, particulièrement sur le plan musical, un pôle disproportionné par rapport aux autres villes wallonnes, et on peut ainsi continuer à déplorer les écarts entre les centres urbains et les sous-régions qui les entourent. Constater ces inégalités en termes d'institutions et de présence artistique ne peut toutefois en aucun cas conduire à casser les outils qui existent. C'est au contraire en s'appuyant sur ces derniers et en les redynamisant qu'on peut revivifier les tissus culturels aujourd'hui en difficulté.

Quelques exemples de l'action de la Monnaie préciseront ma pensée : nous avons joué en concert à Liège et à Anvers, l'Orchestre Philharmonique de Liège est venu à Bruxelles et ce fut un très grand succès, nous avons en résidence une compagnie flamande, nous avons coproduit le spectacle Titanic du Plan K à Charleroi, le Palais des beaux-arts de Charleroi et la Monnaie préparent des projets communs, la Monnaie collabore avec les différents Festivals de Wallonie, développe ses relations avec Charleroi/Danses et le Singel à Anvers, je prépare des opérations de décentralisation, je pense àà des coproductions d’opéras de chambre comme L'histoire du soldat que nous allons produire avec le Théâtre de la Place dans une mise en scène de Philippe Sireuil, qui sont susceptibles de tourner en Wallonie et en Flandre, etc.

Je crois énormément à la nécessité de la décentralisation, mais en matière d’opéra, la décentralisation ne passe pas prioritairement par le déplacement de spectacles très lourds à réaliser. On court alors le risque de décentraliser des sous-produits d’opéras. Mieux vaut décentraliser des spectacles musicaux plus légers, du type L'histoire du soldat, des concerts, éventuellement àà l'occasion, des opéras mais dans de bonnes conditions et dans des salles équipées. la dynamique d'amener à la Monnaie un public nouveau et diffèrent est par ailleurs une dynamique respectable et qui participe aussi de la décentralisation : l’épopée de Béjart nous en a donné un modèle.

Le Hainaut me parait, par exemple, demandeur d’activités culturelles qui ne soient pas complètement routiniers. La Monnaie peut contribuer à répondre à cette demande, soit en se décentralisant, soit en accueillant un nouveau public à travers le Festival de Wallonie, en lui réservant un certain nombre de places. Avec le Palais des Beaux-Arts de Charleroi, nous pouvons imaginer un cycle d’activités croisées et susciter une dynamique positive créant une demande, appelant des réactions, ce qui est essentiel si on souhaite faire plus que se contenter de nourrir culturellement des abonnés transportés en car à Bruxelles...

Dans deux domaines importants, les jeunes artistes et la jeunesse, notre action ne trouve d’ailleurs son sens qu’à travers les ragions et les communautés.

Notre séminaire Rossini de février a rassemblé des jeunes chanteurs de tous les Conservatoires du pays, avec une qualité de communication et d’énergie créatrice extrêmement positive qui m'a donné envie de travailler beaucoup plus avec les Conservatoires. Je suis prêt à mettre diverses compétences de la Monnaie au service d'initiatives qui nous seraient suggérées.

L'incendie, le 4 mai, de nos studios de la rue Barra a quelque peu notre plan de travail dans le domaine de la danse, mais nous avons également en chantier des projets qui ne sont pas limités à Bruxelles.

Je voudrais aussi signaler notre initiative "l’école opéractive". Dès septembre, nous mettons en place des activités à double sens vers les écoles primaires et secondaires du pays. D'une part, ces initiatives porteront la Monnaie vers les classes, avec des animateurs, des supports audiovisuels, des groupes vocaux ou de musique de chambre et, d'autre part, elles amèneront les classes à la Monnaie pour la visite du bâtiment, l'assistance à une répétition, un concert, récital ou spectacle chorégraphique et à une représentation d’opéra. Bref, il s'agit de familiariser les jeunes au travail d'une maison d’opéra et de leur faire découvrir l'envers du décor. Ce travail vers les écoles va plus loin que ce qui existait déjà en matière de politique de la Monnaie envers les jeunes.

Je pense que ces initiatives contribuent, de façon diverse, à l'enracinement de la Monnaie en Wallonie et en Flandre, en complémentarité avec les actions qui sont et seront celles de l’opéra de Wallonie et de l’opéra des Flandres. Il ne s'agit pas de situer les rapports entre ces maisons sur le plan des rivalités destructives ni de construire des maisons d’opéra qui aient la même image, la même identité, la mm politique artistique. Le public ne peut que gagner à nos diversités et à nos complémentarités.