(I) Grande Guerre, Keynésianisme, Stabilité, Dollar flottant, Néolibéralisme
[Texte établi à partir d'une conférence donnée à la Maison du Combattant de Seraing intitulée Economie et crise financière mondiale. Les retombées nationales et européennes, quelles solutions pour l'avenir, par Claude Douchie, ancien analyste financier et gérant de fortunes, Professeur d'économie, Ancien délégué syndical CGSP à l'ACLI (Association chrétienne des travailleurs internationaux) et le CPIS (Comité permanent des immigrés de Seraing).]
Il importe d'abord de décrire l'évolution des aspects socio-économiques et financiers de nos sociétés durant les dernières décennies. Jusqu'à la première guerre mondiale, le libéralisme est la doctrine dominante. L'état est quasiment exclu des organismes économiques. L'interventionnisme se limite à des politiques de subsidiation dans le domaine social.
Les vues d'Adam Smith et Ricardo
Rappelons qu'Adam Smith et Ricardo à qui on doit cette doctrine parlent d'un marché de concurrence parfaite aux conditions suivantes :
- pas de monopole qui puisse influencer l'établissement des prix ;
- atomicité qui signifie que pour prendre une décision, tous à tous moments sont en mesure de connaître les conditions existant partout ;
- Selon eux, chacun se conduit de façon rationnelle et veut maximiser son profit ; l'acheteur recherche un bien aux prix le plus bas, le vendeur l'offre au prix le plus élevé possible.
- Schématiquement, on représente -avec les prix en ordonnée et les quantités en abscisse - ces volontés différentes par deux courbes : la demande descend de gauche à droite ; plus le prix est bas, plus la demande est grande tandis que l'offre monte de gauche à droite ; plus le prix est élevé plus la quantité offerte est grande.
- A l'intersection des deux courbes se trouve le point e'équilibre entre offre et demande. Un changement de prix entraîne le déplacement des deux courbes pour retrouver un point d'équilibre qui satisfait les acteurs. On oublie que les deux courbes sont le produit d'innombrables courbes, elles sont moyennes. En fait, elles ne satisfont qu'une demande solvable pour les acheteurs et une offre concurrentielle pour les vendeurs. Sont donc exclus de cet équilibre - naturel selon les auteurs - les acheteurs qui devront se tourner vers un substitut, la pomme pour l'orange et les vendeurs devront offrir des services annexes ou supplémentaires ou disparaître. Ainsi décrit, le libéralisme ne correspond certes pas à la situation actuelle où des géants monopolistiques imposent des prix qui rendent inaccessibles à une population sans cesse croissante des produits répondant à des besoins essentiels.
Grande Guerre et Krasch de 1929
De 1914 à 1918, l'état en appelle à l'épargne publique pour financer l'effort de guerre. Après celle-ci, il continue dans cette voie pour répondre enfin à des besoins sociaux et assurer le financement d'infrastructures dont le coût dépasse les moyens des entreprises privées.
Survient le krach de 1929 du à des spéculations boursières hasardeuses et un endettement excessif. Aucun des quatre cents indicateurs mis en place n'a pu prévoir cette chute brutale. La récession s'installe qui, les nantis mis à part, va toucher durement les salariés.
On notera ici que les services publics,un tampon lors d'une crise ont certes un coût mais qu'il est impossible d'en mesurer les effets bénéfiques pour l'ensemble de la population et la bonne marche de l'économie. Keynes, un économiste anglais, ose une idée jugée incongrue jusqu'alors : l'Etat doit s'endetter pour relancer la machine. Par le biais notamment de grands travaux et la remise au travail de nombreux chômeurs. Deux chefs d'état vont suivre cette idée : Roosevelt aux Etats-Unis (Tennesse Valley authority) et, hélas, Hitler en Allemagne (autoroutes et réarmement). Keynes lui-même met en garde contre un excès d'optimisme avec une petite phrase significative : « On peut construire autant d'églises que l'on veut de Londres à Coventry mais on n'y peut installer qu'une seule ligne de chemin de fer ».
En Belgique, en 1936, une loi sépare les banques d'affaires (holdings) des banques ordinaires à qui il est interdit de prendre des participations industrielles on commerciales.
J'ouvre ici une parenthèse personnelle. Comme gérant de fortune, je participais à la transgression de cette réglementation grâce aux D.A.D. (dépôts à découvert) des titres de mes clients et, selon ses renseignements et ses orientations, la banque pouvait fort bien s'intéresser à un secteur ou à une société en particulier. En effet, à l'époque, je suis descendu plusieurs fois en bourse avec des ordres d'achat de 50.000 titres à la fois, qui étaient traités « en bloc hors bourse », une seconde transgression de la loi de 36 qui exigeait que tous les ordres passent à la criée.
Stabilisation et régulation après 1945
Après la seconde guerre mondiale, trois traités vont moduler la vie de tout le monde pour longtemps. Yalta (Crimée), où les trois grands se partagent la planète en sphères d'influence : avantage U.R.S.S. Genève : premier G.A.T.T. (General Agreement on trade and taxation) ou plus simplement suppression des barrières douanières qui aboutit à la mondialisation. Bretton Woods (Los Angeles) où pour éviter les taux de changes errants et les dévaluations sauvages de l'entre deux guerres plus de cent pays (à l'exclusion du bloc de l'Est) déposent une parité fixe de leur monnaie vis-à-vis de l'or ou du dollar. Une once d'or (28 gr) vaut 35 $. Ainsi, sur le marché officiel réservé aux opérations commerciales import-export, 1 $ vaut 50 FB. Se mettra également en place un marché libre (finance et tourisme) aux fluctuations plus amples : le $ y atteindra 57-58 FB.
Convertibilité du dollar supprimée, dollar flottant, Friedman, €
Le monde est alors inondé de dollars : dépenses militaires U.S. d'occupation, dépenses de prestige et financement des multinationales. En décembre 1971 survient un premier accident : les Etats-Unis suppriment la convertibilité or du dollar qui devient monnaie flottante. Il descendra jusqu'à 30 FB provoquant déjà des pertes sévères dans les portefeuilles qui m'avaient été confiés.
Pendant que l'Europe se met en place surgissent les idées de Milton FRIEDMAN, économiste américain, prix Nobel d'Economie en 1976.
Ardent défenseur du libéralisme, il est à l'origine du courant monétariste et de la résurgence de la vieille équation : M.V. = P.Q. où M la masse monétaire multipliée par la vitesse de rotation de la monnaie est égale à la production multipliée et corrigée par l'évolution des prix.
Dans Capitalisme et liberté, il explique sa théorie selon laquelle la réduction du rôle de l'état dans une économie de marché est le seul moyen d'atteindre la liberté économique et politique.Contre la fonction de consommation keynésienne, il développe la théorie du revenu permanent et du taux de chômage naturel . Le revenu doit être permanent et stable : toute augmentation de celui-ci entraîne l'inflation contre laquelle il faut lutter, donc pas de politique de relance.Ne sommes-nous pas ici en présence des critères de convergence de Maastricht avec un € stable pour les nantis ?
Les idées de Friedman sur le monétarisme, la fiscalité, les privatisations et la déréglementation se répandent en 1980 et ont inspiré des gouvernements : Ronald Reagan aux U.S.A ., Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, Auguste Pinochet au Chili. Elles aboutissent à la justification du profit sans borne des actionnaires et à l'idée singulière de la « main de Dieu » régulant le marché sans aucune nécessité d' intervention étatique, donc humaine.
Il ne faut donc pas s'étonner des exigences croissantes de l'actionnariat qui ne prend plus aucun risque industriel ou commercial mais exige un return de 15% par an alors que l'économie croit de 2 à 3%. Imaginez un instant l'accueil réservé à une demande d'augmentation de salaire de 15% ! Les entreprises empruntent pour payer des dividendes, ce qui met leur solvabilité en danger. Elles désinvestissent, ce qui entraîne restructurations et licenciements. Doit-on s'étonner si ces derniers sont automatiquement suivis en Bourse d'un bond des actions de la société concernée. Pascal Lamy, directeur de l'O.M.C. (Organisation Mondiale du Commerce) en déduit que c'est un « système insoutenable et qu'au plan social, il n'y a rien de neuf depuis Marx. » Etonnant quand on connaît les objectifs de l'O.M.C.
Les ravages en chiffres de cette évolution
Pour étayer ces accusations, je me contente de quelques indices publiés dans le dernier rapport de la Banque Nationale de Belgique. Certes pas un brûlot gauchiste. A l'indice 100 en 1980, le gain horaire brut d'un ouvrier sidérurgiste est de 239,1 en décembre 2008.
A l'indice 100 en 1985, l'indice des cours, dividendes non réinvestis est de 755,2 en décembre 2007. Il est toujours de 358,9 en décembre 2008.
Avec dividendes réinvestis, il est de 1408,7 en décembre 2007 et de 688,8 en décembre 2008. Voyez dans le cas de Fortis ce qu'un actionnaire a encaissé ces dix dernières années ! A comparer à l'indice santé de 100 en 1981 à 212,42 en 2008 . Une seule solution à cette situation aberrante : la guillotine fiscale et des bornes réglementaires pour les profits des actionnaires, seuls moyens de limiter l'envie de pressurer entreprises et salariés.