Il y a vingt ans déjà : le Manifeste pour la culture wallonne
Le 15 septembre 1983, au plus fort d'une crise économique qui faillit faire sombrer la Wallonie et qui focalisait alors toutes les attentions et toutes les énergies, était publié le Manifeste pour la culture wallonne (1983). Ce texte, plutôt inattendu dans un pareil contexte, mais non moins bien à propos, fit grand bruit et cristallisa pas mal de réactions négatives dans certains milieux bruxellois francophones, réactions qui se perpétuent de nos jours.
Un texte qui n'a guère pris de rides...
Les signataires du Manifeste mettaient en avant l'unité et l'autonomie de leur Région. Pour eux, la Wallonie ne se limitait pas à un processus administratif et politique. Ils affirmaient, au contraire, qu'il ne pourrait y avoir d'identité wallonne sans un projet culturel wallon. Car, soulignaient-ils très pertinemment, s'il existe bien un patrimoine culturel wallon, encore faut-il que ce dernier puisse continuer à s'enrichir. Or la Communauté française, justement, empêche cet enrichissement en ravalant la culture wallonne à une culture sous-régionale.(Ne serait-ce que parce qu'elle allait être maîtresse de cet outil fondamental de sauvegarde et de développement culturel qu'est l'école.)
Bref, ils réclamaient, ni plus, ni moins de nouvelles institutions qui respectent, dans un partenariat avec Bruxelles, la cohérence entre l'existence politique de la Wallonie, son projet économique et sa culture. Qu'en est-il aujourd'hui ?
Force est de constater, sur ce dernier point en tout cas, qu'on est loin du compte en raison principalement du poids qu'exerce et veut continuer à exercer Bruxelles en s'accrochant, vaille que vaille, aux restes de l'État belge unitaire via une structure prétendument solidaire que serait la Communauté française.
Il s'impose donc plus que jamais que soit revisité et réécrit le Manifeste pour la culture wallonne en vue d'une adhésion aussi large que possible à son contenu comme projet alternatif à l'extinction pure et simple de ce qui fait sa spécificité.
La problématique bruxelloise et germanophone
C'est finalement assez récemment que la problématique germanophone s'est manifestée. Par contre - et c'est par là que nous commencerons - le problème bruxellois était déjà clairement présent et exprimé dans le Manifeste. Dès cette époque, en effet, les signataires, conscients des problèmes spécifiques que doivent affronter les Bruxellois dans la Belgique d'aujourd'hui, revendiquent pour elle un statut autonome et réaffirment leur volonté d'un partenariat Wallonie- Bruxelles. Il n'y avait donc, il n'y a toujours pas, d'équivoque dans le chef des Wallons quant à ce partenariat. Ils veulent traiter avec Bruxelles d'égal à égal. Ce qui d'ailleurs se fait déjà, bien que timidement. Les Wallons ne sont pas mus par une volonté de se désolidariser des Bruxellois. La dernière phrase du Manifeste ne laisse planer aucun doute: la Wallonie n'a pas vocation de se replier sur elle-même, dans une espèce de réflexe de nationalisme étroit. Elle veut, au contraire, émerger dans une approche de soi qui sera ouverte au monde. Bruxelles, capitale européenne, apparaît donc comme l'une de ces portes ouvertes sur le monde. Incontournable.
Pourtant, malgré cette affirmation de solidarité dans la différence, le Manifeste a été mal accueilli dans certains milieux bruxellois francophones et sert toujours à entretenir, chez d'aucuns, dans le meilleur des cas, un haussement d'épaules moqueur, et chez d'autres des propos négateurs et, parfois, belliqueux. Il y a malheureusement dans la perception que les Bruxellois ont du concept culturel wallon et même, plus globalement, du concept de la Wallonie tout court, une écrasante part d'irrationnel qui les rende imperméable à l'écoute d'arguments rationnels. Attitude qui irrite àun point tel de plus en plus de Wallons, que ceux-ci n'hésitent plus à remettre en cause cette solidarité qu'ils ont toujours souhaitée.
En fait, la difficulté relationnelle entre la Wallonie et Bruxelles relève d'une optique en matière d'identification fondamentalement différente entre ces deux Régions. Bruxelles se définit comme étant francophone - appellation qui ne reflète en fait aucune identification nationale et culturelle particulière si ce n'est l'usage d'une langue : plusieurs pays africains sont francophones sans que personne n'envisage d'y voir là une quelconque identification. Bruxelles considère comme allant de soi que les Wallons se déterminent comme tels eux aussi. S'il est vrai que ceux-ci utilisent comme langue véhiculaire le français, en sont-ils pour autant dépourvus de toute identité propre ? De toute culture propre ? Quelle négation arrogante dans les médias francophones de présenter, par exemple, le cinéma flamand comme flamand et le cinéma wallon comme francophone ! Même une chanteuse comme Axelle RED trouve grâce à leurs yeux : elle est citée comme chanteuse flamande d'expression francophone...
À cette problématique bruxelloise est venue s'ajouter celle des Germanophones, dont on mesure sans doute encore mal les tenants et les aboutissants. Volonté de s'inscrire dans un processus de régionalisation accrue - comme Région à part entière - ou d'approfondissement des compétences communautaires dans le cadre institutionnel actuel ? Il n'est pas inintéressant de remarquer au passage que les Wallons sont généralement mieux informés sur ce qui se passe en Flandre que dans ce petit bout de leur territoire actuel. Existerait-il aussi une arrogance wallonne vis-à-vis des Germanophones ?
Il est clair, pour en finir, avec cette double problématique, que tout nouveau processus de fédéralisation accrue dans une optique de confédéralisme à terme, continuera à handicaper et la Wallonie et la Flandre, sauf à y trouver des réponses satisfaisantes. Mais quoiqu'il en soit, la Wallonie doit poursuivre sa route vers les objectifs déterminés par le Manifeste. Des outils qui permettent de les rencontrer sont ou du moins pourraient être à sa disposition. Ce sont : l'enseignement et l'audiovisuel.
Régionalisation de l'enseignement, de la culture et de l'audiovisuel
Le Manifeste donne pour mission première à l'école d'établir le contact entre les jeunes et la culture wallonne. L'expression est malheureuse, il est vrai, laissant à penser que ce contact est inexistant, ce qui est loin d'être le cas. Elle est quelque peu atténuée par la phrase qui suit et parle d'amnésie en matière d'histoire wallonne. Par ailleurs, et c'est aussi une fragilité du Manifeste, l'audiovisuel n'y est pas abordé comme tel. Or il s'agit, comme pour l'école, d'un vecteur essentiel de transmission de la culture. Cela dit, il n'est pas indifférent de constater que tous deux sont restés aux mains de la Communauté française, c'est-à-dire sous stricte contrôle de Bruxelles, la Région wallonne n'étant appelée à intervenir que marginalement et essentiellement pour solutionner les problèmes de trésorerie de la Communauté.
L'enseignement, tout d'abord. Celui-ci, de rationalisations en rationalisations, a vu ses moyens humains et matériels mis à mal. En dix ans, le volume global des enseignants a chuté de quelque 6000 unités en équivalents temps plein, principalement au niveau secondaire. Niveau où, aujourd'hui, la pénurie est criante dans des branches telles que les sciences, les langues modernes et la pratique professionnelle. Toutes branches, chacun s'accorde à le reconnaître, porteuses d'avenir.
En 1990, puis en 1996, l'enseignement en Communauté française a connu des mouvements sociaux sans précédent. Les récents accords dits de la St-Polycarpe ont, certes, apporté un bol d'oxygène, mais nettement insuffisant eu égard aux besoins. Comme cela n'a jamais cessé d'être le cas d'ailleurs au fil des refinancements successifs en bouts de chandelle. La Communauté a largement fait étalage de son incapacité chronique à assumer les missions qu'elle s'est données en matière d'enseignement. Mais il y a pire encore. Le fossé n'a cessé de s'accroître entre éducation, compétence communautaire, et formation, compétence régionale. Alors que cette articulation est indispensable, sauf à courir le risque de les voir toutes deux plus encore soumises qu'elles ne le sont à la marchandisation et aux besoins exclusifs du marché. Il s'impose donc, nous semble-t-il, qu'éducation et formation dépendent d'un seul et même pouvoir : la région. Ce n'est d'ailleurs qu'à cette seule condition-là que l'école pourra véhiculer la culture wallonne, restant un outil de massification sans égal avec l'audiovisuel.
Les chaînes publiques de radio et de télévision ont connu et connaissent les mêmes problèmes que l'enseignement. Leurs moyens humains et matériels ont eux aussi été rognés d'année en année. Au point d'avoir dû largement s'ouvrir à la publicité. Ces chaînes, exception faite de certaines chaînes régionales d'audience très limitée, véhiculent une image tronquée de la Wallonie quand elles ne sont pas tout bonnement muettes sur l'existence même de celle-ci en tant que nation. En fait une image revue et corrigée par Bruxelles. Il n'est pas insignifiant de relever que le sigle RTBF fait toujours largement référence au concept de la Belgique unitaire francophone et dominante. Les Flamands, eux, n'ont pas hésité à opter pour le sigle VRT, mettant en avant leur spécificité culturelle sans que cela leur ait porté préjudice en quoique ce soit.
Si la Wallonie veut marquer de son empreinte culturelle l'audiovisuel, il s'impose que ce dernier bascule, comme l'enseignement, dans son giron de compétences.
Mais il serait injuste de limiter nos revendications de régionalisation aux seuls enseignement et audiovisuel. Le Manifeste le souligne sans ambiguïté en revendiquant que les entreprises d'action culturelle disséminées sur tout le territoire soient véritablement reconnues et soutenues. Ces entreprises, surtout associatives, sont elles aussi des vecteurs de transmission de la culture wallonne, sans doute moins spectaculaires que ne le sont l'enseignement et l'audiovisuel, mais non moins incontournables comme mémoire vivante d'un patrimoine populaire.
Pour conclure provisoirement...
Certains aspects du Manifeste sont aujourd'hui obsolètes. La Région wallonne a accru ses compétences au fil des réformes institutionnelles successives. Bruxelles est devenue une Région à part entière. Ce qui par contre n'a guère changé, c'est le regard de cette dernière sur la Wallonie et la mainmise qu'elle continue à exercer sur l'école, l'audiovisuel et la culture, via la Communauté française. Si une réécriture du Manifeste s'impose, il n'en reste pas moins, vingt ans après, d'une pertinence et d'une actualité criante. Il doit continuer à interpeller le peuple wallon, sauf à courir le risque de le voir disparaître purement et simplement. D'autres peuples après tout se sont effacés faute d'avoir pu conserver leur identité propre tout en ne se repliant pas sur eux-mêmes.
En ce qui nous concerne, nous ne pouvons nous résoudre à ce que le peuple wallon soit un peuple en voie d'extinction. Et c'est pourquoi, plus que jamais, plus encore qu'il y a vingt ans, nous voulons souscrire à cette conclusion du Manifeste, à savoir qu' en tant que communauté simplement humaine, la Wallonie veut émerger dans une appropriation de soi qui sera ouverte au monde.