Jean-Jacques Rousseau, cinéaste wallon

18 février, 2009

Jean Jacques Rousseau
Non, ce n'est pas pour toucher des droits d'auteur, ce n'est pas prévu, mais je vous recommande un livre auquel j'ai contribué.

« Jean-Jacques Rousseau, cinéaste de l'absurde » vient de paraître chez Klincksieck et Archambaud et vous pourrez ainsi faire connaissance avec l'homme à la cagoule (www.infojjr.c.la) qui a réalisé plus de 40 films depuis 1965 avec les moyens du bord.
Je peux vous assurer qu'il faut voir certains de ses films pour croire que des choses pareilles puissent réellement exister ! Le pari du livre était de parler sérieusement d'un auteur singulier mais, rassurez-vous, on rit beaucoup en lisant le livre notamment en parcourant l'abécédaire rédigé par JJR lui-même. Notons aussi une contribution étonnante de Jean Louvet.

Pour en savoir plus, vous pouvez aussi visionner le documentaire de Frédéric Sojcher « Cinéastes à tout prix » qui vient de sortir en dvd accompagné d'un film de JJR (Le goulag de la terreur aussi connu comme Irkoutsk 88) et de ceux des deux autres cinéastes « amateurs » (Max Naveaux et Jacques Hardy) rencontrés par Sojcher. J'aimerais signaler ici le rôle capital que celui-ci a joué dans le rassemblement des articles, la direction de l'ouvrage et sa publication, qu'il soit vivement remercié pour son engagement et son dévouement à l'œuvre de JJR.

Si un film de JJR est projeté prés de chez vous, allez-y ! Le spectacle sera autant dans la salle que sur l'écran, JJR se déplaçant souvent avec ses acteurs, le happening est assuré. Et vous avez intérêt à aimer ses films, sinon JJR lancera sur vous une quelconque malédiction qui vous fera périr dans d'atroces souffrances ! JJR présentera sa nouvelle œuvre « La trilogie cauchemardesque du Dr Loiseau » le 23 avril 2009 à 20h au cinéma Le Parc à Charleroi.

Celui ou celle qui osera critiquer ce texte mourra dans la semaine qui suivra

« Jean-Jacques Rousseau est un cas exceptionnel. Alors que le cinéma belge est le fait d'intellectuels et d'étudiants des écoles de cinéma, lui, il représente le cinéma forain. Sans aide, il n'a pas arrêté de tourner, avec une troupe d'amis, comme Fassbinder. » Noël Godin.

« Dada visait surtout le langage - non à changer totalement les termes de la discussion, mais à affirmer que le discours conventionnel pouvait déboucher sur une atrocité de l'ampleur de la première guerre mondiale et la justifier. Ce n'était donc pas seulement la guerre qui devait être questionnée, mais le langage lui-même. » Greil Marcus interviewé par la revue « Mouvement » sur l'exposition Dada à Beaubourg. N°38, janvier-mars 2006.

Le diabolique Jean-Jacques Rousseau

Jean-Jacques Rousseau est une exception (ou un cas comme dirait Noël Godin), une exception inconciliable et irrécupérable. Depuis plus de quarante ans, il s'est construit une œuvre qui est une sorte de re-création accélérée et en marge de l'histoire du cinéma. Alors que tout aurait du l'empêcher de devenir un auteur, cet homme s'est retrouvé « possédé » par le cinéma dés son plus jeune âge et, film après film, il a créé son propre langage à la fois singulier et universel.

Furor Wallonicus

C'est sous le signe des deux guerres que Jean-Jacques Rousseau grandit. D'un coté, ce grand-père maternel qu'il ne connut pas, rescapé de 4 années de tranchées et qui, durant la seconde guerre, se pendit à un des crocs de la boucherie chevaline qu'il possédait à Jumet. De l'autre, son père, admirateur de de Gaulle, résistant et proche des communistes mais qui éprouvait en même temps de la fascination pour l'imagerie de guerre produite par les Allemands. Les guerres sont omniprésentes dans la jeunesse de Jean-Jacques Rousseau, elles sont tout le temps évoquées dans sa famille et dans son entourage. L'imagination d'un enfant unique, laissé à lui-même par des parents désunis, ne pouvait qu'être stimulée par tous les conflits dont il entend les 'adultes' parler. La naissance, à la fin du XIXe siècle, du mouvement ouvrier et syndical dans ce coin de Wallonie dans le sillage du Parti Socialiste Républicain d'Alfred Defuisseaux. Les luttes contre les patrons et les curés qui excommunient les premiers militants dont firent partie ses ancêtres... On ne prénomme pas par hasard son fils Jean-Jacques quand on porte le nom de Rousseau, les deux guerres mondiales et ses massacres et exécutions de civils, la question royale en 1950 et la grève contre la loi unique durant l'hiver 1960-61 où Jean-Jacques se retrouva Jeune Garde Socialiste, etc. La violence et les conflits marquèrent donc la jeunesse de Jean-Jacques Rousseau, enfant de la classe ouvrière, ce conflit s'étendait même à la 'cellule' familiale entre une mère rêveuse et vivant dans les films (pour oublier le suicide de son père ?) et un père mineur et maçon ne comprenant rien au comportement de son épouse. Alors le gamin Rousseau, vite envoyé chez ses tantes, passa son temps au cinéma où il se nourrissait de tous les films diffusés, western, péplum, films fantastiques de la Hammer, etc. Il s'improvisa très tôt, probablement pour se rapprocher sa mère, réalisateur de ses propres films et y embarqua déjà ses amis. Un jour, il s'amusa à faire peur à la Russe vivant dans son village en lui annonçant, après l'explosion d'une bombinette artisanale de sa fabrication, le retour des troupes allemands en Wallonie comme elles s'étaient ruées sur Stalingrad en 1942. Quand on expérimente la liberté dès son plus jeune, il est bien difficile de se fondre dans le rôle que la société réclame et attend de vous, c'est-à-dire être un ouvrier, un maçon content de son sort et ne se cherchant surtout pas à sortir de ce rôle où tant les dominants que votre milieu d'origine veulent vous enfermer. Avant de se lancer dans son épopée cinématographique en 1964-65, Jean-Jacques Rousseau rencontra un personnage qui le suit jusqu'à nos jours : Igor Yaboutich, garde rouge et révolutionnaire bolchevique au type caucasien et à la barbiche léninienne, lui apparaît un soir de garde dans les neiges allemandes, cet alter ego, à la fois bon et mauvais génie, va être le symbole de sa « possession » par le cinéma.

Le malfaiteur

Le premier film de Jean-Jacques Rousseau, aujourd'hui perdu, le voit filmer en super 8 pendant des heures les habitués-piliers d'un café de Fontaine l'Evêque. Lorsqu'il leur montra ce film muet, la séance dégénéra rapidement, certains ne supportant pas de se voir aussi humainement laids et vrais, d'autres découvrirent que leur épouse se faisait draguer dans leur dos. Il est troublant de noter que, comme le film, ce café a disparu aussi quelques années plus tard, éventré par un tramway ayant raté son virage... Ce rendu 'brut'' voire brutal de la réalité constitua la première période de Jean-Jacques Rousseau, période où il n'était pas encore vraiment question d'acteurs, de durée et donc de montage, d'éclairage et de son. Jean-Jacques Rousseau était alors un peu comme ces opérateurs que les frères Lumière envoyèrent autour de la planète et qui enregistrèrent les expositions universelles, la sortie des usines Lumière ou l'arrivée du PLM en gare de La Ciotat. Tordons déjà ici le cou à un mythe, Jean-Jacques Rousseau n'est pas un cinéaste amateur ou bricolo, il a, dés le début, essayé d'utiliser le meilleur matériel technique qui était à sa portée tant sur le plan financier que de la connaissance. Si en 2006, il est possible de parler d'œuvre le concernant, c'est parce qu'elle possède quelque chose de quasi-unique : elle témoigne 'en direct' de l'apprentissage du cinéma et de la création-constitution de son propre langage par un cinéaste. Vampirisant les films des autres, que ce soit les premiers Spielberg et Lucas, les films de Kubrick, le cinéma expressionniste allemand des années vingt, mais aussi celui des années soixante-dix emmené par Fassbinder, le cinéma expérimental et la série B voire Z, Mocky et Duras, etc. Jean-Jacques Rousseau suit son instinct et apprend le cadrage, l'éclairage, le son, le montage, la postsynchronisation, la direction d'acteurs, etc. Si la société ne trouve rien à redire à un ouvrier qui tourne des films durant ses vacances ou le dimanche, en 'voir' un qui ne peut se passer de filmer, voila qui (d)étonne. Durant les années soixante-dix, Jean-Jacques Rousseau passe au 16mm et au parlant puis ensuite à la couleur, c'est le début d'une forme de mise en scène et de l'apprentissage de la durée. Certains des films réalisés à cette époque durent quatre ou cinq heures avec parfois des plans-séquences de plus de 40 minutes comme cette pauvre femme qui fut embrassée sur la bouche pendant 45 minutes. Jean-Jacques Rousseau commence à réellement travailler avec des acteurs, c'est-à-dire des personnes qu'il met en situation plus ou moins fictionnelle et qu'il dirige et non plus qu'il 'enregistre' comme à ses débuts. De véritables acteurs non professionnels commencent à participer régulièrement à ses films, certains travaillant encore avec lui en 2006. Ces acteurs sont issus parfois de milieux supposés à première vue antinomiques comme le Studio-Théâtre de La Louvière, successeur du Théâtre prolétarien d'inspiration brechtienne, emmené par Jean Louvet et Janine Laruelle. Le virus cinématographique est si fort que Jean-Jacques Rousseau se retrouve exploitant de salle afin de projeter ses films qu'aucun distributeur ou exploitant de sa région (et d'ailleurs) ne voulaient diffuser. Pour que sa salle soit rentable, il n'est pas rare de voir ses films précéder par exemple 'Jaws' ou 'Starwars' et que, lors des séances spéciales, ses acteurs soient présents afin de susciter les réactions du public. Il tournait même les publicités que quelques commerçants de la région lui achetaient et qu'il diffusait en début de séance et à l'entracte. Pour améliorer ses films, Il créa son propre studio d'enregistrement dans le grenier de sa maison, bricola l'isolation de celui-ci et mit en place une sorte de cage de faraday artisanale. D'innombrables films de Jean-Jacques Rousseau ne sont même pas en mono mais en une piste où se retrouvent les dialogues postsynchronisés par les acteurs ou par lui-même, le bruitage, la musique. Ensuite, ce sera une salle de montage qui sera crée de toute pièce, certaines fois il assura même le tirage de ses films, il est probable que Jean-Jacques Rousseau a pratiqué, à un moment ou un autre, tous les métiers du cinéma, du plus technique ou noble au plus trivial.

L'étoile du mal

C'est vers le début des années quatre-vingt que les grands thèmes de l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau commencent à réellement se dégager. En premier lieu, le recours fréquent au genre du fantastique ou de l'épouvante, genre qui raffole de créatures humaines de toutes sortes, en particulier de savants fous dépassés par leurs créations (comme l'est Jean-Jacques Rousseau ?) et de sectes ou sociétés secrètes, de tortures ou malédictions diverses. Même si je ne crois pas du tout au machisme ou à la misogynie du cinéma de Jean-Jacques Rousseau, ce genre lui permet aussi de présenter des personnages de femmes soumises ou victimes ou dominatrices et 'fatales' comme les succubes... Après tout, n'oublions pas que c'est une femme qui imagina le personnage du Dr Frankenstein... Ensuite, l'ancrage dans l'histoire, y compris les mythologies occidentales ou autres, en particulier le spectre des deux guerres mondiales, les références à ces dernières abondant dans les films de Jean-Jacques Rousseau, rares sont les cinéastes qui vous citent les fusiliers-marins du contre-amiral Ronarc'h ou les divers dieux de la Mythologie germanique comme il le fait dans 'Furor Teutonicus'. Cet ancrage historique se fait dans une région bien particulière qui est la Wallonie industrielle située le long du sillon Haine-Sambre-Meuse-Vesdre. Ce point est sans doute plus important qu'on ne l'imagine, car il y a là tout un passé de mouvements de masse, de luttes et de révoltes qui se retrouvent toujours chez Jean-Jacques Rousseau. Ses films sont réellement traversés par un rejet de tous les totalitarismes qu'ils soient politiques ou scientifiques, même si ceux-ci peuvent susciter une certaine fascination. Fils de la classe ouvrière, celle-ci est très présente dans ses films et ce pas uniquement parce que beaucoup de ses acteurs en sont issus. Pour moi, l'une des œuvres les plus réussies et représentatives de tout ceci est 'l'histoire du cinéma 16' sous-titrée « une production wallonne de Jean-Jacques Rousseau ». D'abord, il y fait une brève apparition en ouvrier creusant une tranchée. Nous doutons que ce petit rôle ait été choisi par hasard. Ensuite le personnage central, le professeur Belface, couvé par sa secrétaire soumise et énamourée, doit affronter un gang de motards tortionnaires portant des casques de la Wehrmacht. On y assiste à une émeute populaire, des chômeurs se révoltant devant l'ancienne maison communale de Trazegnies contre le fonctionnaire chargé du contrôle de leur carte de pointage. Ce qui est troublant, c'est que la réalité a dépassé la fiction, les figurants engagés pour cette scène étaient, pour la plupart, d'authentiques chômeurs à qui devraies armes moyenâgeuses avait été fournies tels des fléaux ou des gourdins. Pris par l'action, ils ont commencé à réellement se battre comme lors d'une vraie émeute, ce qui fait l'un des figurants termina la scène le crâne ouvert et dût être conduit à l'hôpital le plus proche où une trentaine de points de sutures lui furent 'offerts' en souvenir. Cette anecdote n'est pas sans rappeler celle survenue sur le tournage de 'Misère au Borinage' où la gendarmerie débarqua en plein tournage prenant la manifestation ouvrière reconstituée par Henri Storck et Joris Ivens comme le début d'une véritable manifestation d'ouvriers mineurs en grève. A partir des années 80, Jean-Jacques Rousseau utilisa la vidéo ou le 16 mm, mais l'on peut dire que son univers et son style sont en place et qu'il continua à l'approfondir et à l'améliorer au fur et mesure que sa renommée dépassa les frontières de l'entité de Courcelles. Mais aussi que des moyens techniques et financiers un peu plus conséquents commencèrent à être à sa disposition, même si cela resta très longtemps modeste selon les critères de l'industrie cinématographique. Il alterne des courts, des moyens et des longs métrages, la vidéo, le 16mm et le 35mm, le noir et blanc et la couleur, les plans-séquences ou pas, bref toute la gamme d'une technique cinématographique qu'il a acquise seul et essayée et développée film après film.

L'histoire du cinéma

L'œuvre de Jean-Jacques Rousseau est magnifique car, ancrée dans sa forme et son contenu dans l'histoire d'un petit morceau d'Europe, elle est la preuve éclatante d'une insoumission aux diktats économiques et financiers, aux exigences technico-culturelles attendues d'un cinéaste 'professionnel'. Cette œuvre est un symbole concret du refus de tout fatalisme ou renoncement, « ça Jean-Jacques, tu ne peux pas faire car tu n'as pas le budget ou la capacité technique pour », et pourtant il a filmé la bataille de Waterloo quasiment dans son jardin ou reconstitué la bataille de l'Yser avec trois acteurs et une vache! Il faut oser l'écrire, jusqu'il y a quelques années, Jean-Jacques Rousseau n'a jamais reçu la moindre aide financière des autorités publiques pour réaliser ces films, le centre culturel de Courcelles fut le premier à le subsidier, la Communauté Française vient, pour la première fois, d'accepter de participer au financement d'un de ses prochains projets suite au retentissement, notamment au festival de Cannes, du film de Frédéric Sojcher 'Cinéastes à tout prix'. Un ami me racontait que, membre du comité de sélection d'une structure de financement de films, les scénarios de Jean-Jacques Rousseau faisaient toujours bien rire, mais que ce comité se disait: soyons sérieux, donnons plutôt notre argent à un documentaire sur les mineurs boliviens ou sur le Danube. Jean-Jacques Rousseau est bien plus qu'un Ed Wood de Souvret, c'est un cinéaste libre et indépendant qui s'est constitué une œuvre contre l'ignorance puis la condescendance de la plupart des 'élites' culturelles belges francophones. Un film de fiction, même réalisé par Yann Moix, consacré à Jean-Jacques Rousseau ne pourrait être que réducteur et anesthésiant, la subversion et la liberté ne se représentent pas ou ne se reproduisent pas, elles s'imposent à vous. Jean-Jacques Rousseau, le cinéaste, dépasse le personnage qu'il s'est créé, l'encagoulé posant avec un coq ou diverses armes, c'est un homme qui pense et vit "cinéma", jour après jour, depuis plus de quarante ans (ou soixante ans ?) et ce souvent au détriment de sa vie privée. Comme il le dit lui-même, à partir du moment où quelques amateurs des marges du cinéma commencèrent à découvrir ses films et à les qualifier de dadaïstes, surréalistes ou forains, il n'avait pas conscience de toutes ces références car, pour lui, ces (ses) films sont avant tout l'expression de la vie ou de la vitalité de Jean-Jacques Rousseau.

[Ce texte extrait « Jean-Jacques Rousseau, cinéaste de l'absurde » est basé sur une longue rencontre personnelle avec Jean-Jacques Rousseau, je le remercie ici de m'avoir consacré un peu de son temps toujours surchargé par l'écriture, la préparation ou le tournage de ses innombrables films. Il ne s'agit pas d'une retranscription des propos tenus lors de ces rencontres, j'assume donc seul les interprétations et raccourcis contenus dans le présent texte, quitte à être éternellement damné par une des créatures de Jean-Jacques...]