La frite et la francité

Paru dans LE MONDE du 22 juillet 1980, p. 2
6 mars, 2011

[Contrairement à un mensonge mille fois répétés, la frite ne peut servir de symbole qu'à la France et à la Wallonie, pas à la Belgique... Le Monde publiait il y a quelques années une mise au point qui aurait dû rester définitive.... Nous reproduisons ici ce texte.]

On sait que le terme de francité désigne depuis quelques années la spécificité de tout ce qui est français. La paternité du mot doit sans doute être attribuée au président Senghor. Mais, quelques années auparavant, francité apparaissait dans une étude Roland Barthes : « Match nous a appris que, après l'armistice indochinois, le général de Castries, pour son premier repas, demanda des pommes frites (...) L'appel du général n'était certes pas un vulgaire réflexe matérialiste mais un épisode rituel d'appropriation de l'ethnie française. Le général connaissait bien notre symbolique nationale : il savait que la frite est le signe alimentaire de la "francité". » 1

Comment expliquer alors l'emploi de la frite comme argument principal des blagues belges ? Diverses hypothèses ont été avancées sur la vogue de ces histoires. Quelques unes sont françaises, d'autres sont plutôt belges. Nous allons les passer rapidement en revue.

Certains pensent que les histoires belges demeurent le seul débouché possible du racisme et des préjugés. Des Belges voient dans le phénomène le symptôme de la diminution de l'influence française dans le monde : n'ayant plus rien à se mettre sous la dent, les Français se rabattraient sur de plus petits. On voit mal, poursuivent les champions de cette thèse, les histoires belges se répandre à l'époque des soldats de l'An II ou sous de Gaulle. Un quotidien ardennais expliquait récemment que, à son avis, ces blagues visaient un quasi-semblable (le « Belge »), dépourvu de personnalité, comme le cousin de province face au Parisien.

Cette absence de personnalité a d'ailleurs été revendiquée récemment comme un trait distinctif de la Belgique par un groupe d'écrivains. Les mêmes ont forgé le terme de belgitude (la relation avec la négritude est évidente, négritude qui a le même père que la francité). D'autres encore, qui rappellent le fameux mot répété en Wallonie depuis septante ans : « Il n'y a pas de Belges », font remarquer que les blagues belges ont la même structure que les récits anti-flamands (très antérieurs), de l' « humour » wallon. Or, injuste (ou juste), retour des choses, les histoires belges ne sont vraiment bien diffusées qu'en pays wallon. Cela donne à ces Belges le sentiment d'être les seuls visés tout en étant identifiés comme... Flamands.

De fait, tout Wallon voyageant en France s'entend dire un jour : « Comme vous vous exprimez bien dans notre langue ! » Certes, de nombreux Wallons, qui ont le sens de la répartie, ont souvent répondu : « Figurez-vous que j'ai la même impression en vous écoutant parler notre langue ! » Mais l'ambiguïté demeure, une ambiguïté très cruelle à ces Wallons assimilés par la majorité flamande au quasi ennemi héréditaire français.

Il resterait une dernière hypothèse à examiner pour le principe seulement : cette frite des blagues belges ne jouerait-elle pas le même rôle que dans le repas de capitulation du général Castries ? Les Français ne chercheraient-ils pas, par ce biais, à aider les Wallons à « s'approprier » l' « ethnie française » ? Le Monde n'écrivait-il pas en 1945 : « Les Wallons sont des super-Français ! » 2

Cette dernière hypothèse, aussi invérifiable que les précédentes est la moins plausible de toutes, quoique la plus optimiste d'un point de vue wallon. Les Français jouent à cache-cache avec les Wallons depuis des générations. Même une simple frite peut servir à dissimuler la vérité, à épaissir encore l'énigme que la Wallonie constitue pour les Français. L'auteur français le plus lu, le plus traduit dans l'univers - le Wallon Georges Simenon - incarne génialement cette forme d'énigme la plus répandue dans la littérature du vingtième siècle qu'est le roman policier. Quel Maigret pourrait bien faire comprendre à la patrie de Coluche que dans l' « affaire France », la Wallonie est au moins complice, coauteur voire même inspiratrice de ce vieux « crime » : être Français ?

I love French Fries

Ajout lors de cette republication ce 6 mars 2011: il faut noter que les histoires belges ont fait l'objet d'une explication dans la très sérieuse revue Hérodote, du moins nous possédons une interview de son directeur à l'époque sur le phénomène :

Sens des histoires belges

  1. 1. R. Barthes, Mythologies, Seuil, (coll. « Points »), Paris, 1970, p. 79.
  2. 2. Le Monde du 10 mai 1945 : « Ce petit peuple de super-Français dont la température est plus proche de celle Paris ou de Marseille que de celle de Lyon ou de Lille... »