La laïcité à l'épreuve du XXIe siècle (Nadia Geerts)

8 juillet, 2009

Laïcité

Voilà un livre à lire et qui éclaire sur une controverse récente à l'intérieur des milieux laïques: La laïcité à l'épreuve du XXIe siècle, Luc Pire, Bruxelles, mai 2009, 175 pages, 18 €. Comme cette controverse est liée à la pétition dont on reparle au paragraphe suivant et que la directrice de l'ouvrage Nadia Geerts la dissipe admirablement, je vais commencer par parler de sa contribution.

Laïques contre laïques

En mai 2007, j'ai été sollicité en vue de signer une pétition intitulée La place des convictions religieuses à l'école qu'on peut encore lire 1. A la lecture de cette pétition, j'avais éprouvé un malaise indéfinissable et je n'avais pas cru devoir la signer. Un an plus tard, sous la direction de Marc Jacquemain et Nadine Rosa-Rosso, paraissait un livre intitulé Du bon usage de la laïcité (Aden, Bruxelles, 2008), qui me permit de définir mon malaise. Il y avait dans la pétition sur l'école (prônant l'interdiction des signes religieux ostensibles) le « parce-que » suivant : « parce que l'interdiction des signes ostensibles d'appartenance philosophique ou religieuse à l'école ne dénie en rien aux jeunes le droit à des convictions philosophiques, mais les invite à leur intériorisation et à leur dépassement en vue de s'ouvrir à l'universel de la connaissance » . Dans Le Drapeau Rouge (3/9 septembre 2007), Nadine Rosa-Rosso contestait ce passage (notamment) de la pétition en écrivant alors : « La pétition invite les jeunes à "l'intériorisation de leurs convictions philosophiques". Les jeunes ont donc "droit à des convictions", mais ils sont priés de les intérioriser. Si le droit d'avoir des convictions n'est pas lié au droit de les extérioriser, c'est un droit creux. » J'avoue que j'avais été sensible à cet argument , d'autant plus qu'il peut se réclamer de la plus haute tradition philosophique, à savoir celle de Kant (un individu religieux, je tiens à le noter en passant pour la fin de ce compte rendu). : « A la liberté de penser s'oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, s nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? [...]En second lieu, la liberté de penser est prise au sens où elle s'oppose à la contrainte exercée sur la conscience. C'est là ce qui se passe lorsqu'en matière de religion en dehors de toute contrainte externe, des citoyens se posent en tuteurs à l'égard d'autres citoyens et que, au lieu de donner des arguments, ils s'entendent, au moyen de formules de foi obligatoires et en inspirant la crainte poignante du danger d'une recherche personnelle, à bannir tout examen de la raison grâce à l'impression produite à temps sur les esprits. » 2.

Nadine Rosa-Rosso reprenait cette argumentation dans Du bon usage de la Laïcité à peu près dans les mêmes termes et l'ensemble de cet ouvrage (auquel des chrétiens ont collaboré, comme Paul Löwenthal), affirmait clairement son adhésion à la laïcité politique, non à la laïcité philosophique. La différence entre les deux types de laïcités est délicate à établir. Mais disons que la laïcité politique se contente (si l'on peut dire), d'adhérer sans réserves à la séparation de l'Eglise et de l'Etat, tandis que la laïcité philosophique s'estime quelque part d'une certaine façon privilégiée dans le combat en faveur de cette séparation. Je reviendrai sur ceci en faisant les nuances qu'il faut, quand j'aborderai la contribution vraiment remarquable de Claude Javeau. Je dois cependant dire qu'il m'avait semblé que la position de la pétition promue par Nadia Geerts pouvait être ressentie comme relevant d'un courant laïque dur, à la limite même en contradiction avec ses propres principes. Même en France, la laïcité de l'Etat ne signifie pas que la République est antireligieuse, elle signifie simplement qu'elle est irréligieuse. Claude Nicolet est vraiment clair à cet égard en condamnant par exemple un Etat qui ferait de l'athéisme une sorte de philosophie de l'Etat 3. Car alors, cet Etat athée ne serait plus laïque (ainsi l'URSS Etat athée officiel, n'était certainement pas un Etat laïque, justement à cause de cela, pas plus que tous les Etats où le catholicisme par exemple, est considéré comme la religion de l'Etat, ce qui existe d'ailleurs encore, certes dans l'équivoque, en certains pays latino-américains comme le Pérou).

La belle mise au point de Nadia Geerts

Dans le chapitre par lequel elle contribue à ce livre, Du droit d'exprimer ses convictions tant en public qu'en privé, Nadia Geerts fait une très belle mise au point par rapport à ce qui pouvait laisser peut-être à désirer dans la pétition de 2007 (reprise dans le livre d'ailleurs, mais le contexte de l'ouvrage permet de mieux comprendre ce qu'elle signifie ). Elle cite Catherine Kintzler et distingue avec elle 4, trois espaces (au lieu de l'opposition traditionnelle espace privé/espace public) : 1) l'espace relevant de l'autorité publique (constitution, école obligatoire, fonction publique), 2) l'espace de la société civile et 3) l'espace privé proprement dit. Comme le souligne Nadia Geerts, il serait antilaïque de par exemple interdire le voile dans l'espace 2), alors que l'on peut concevoir qu'il soit interdit dans l'espace 1. Je sais par le témoignage de mes élèves venant des pays de l'est, que certains régimes communistes interdisaient les sapins de noël (par exemple), dans l'espace 3. Nadia Geerts insiste aussi sur le danger qu'il y aurait à ne distinguer que deux sphères (public/privé) « car cela signifierait que dans l'hypothèse où le législateur estimerait demain qu'il est souhaitable d'interdire les signes d'appartenance religieuse, la liberté religieuse ne pourrait plus s'exercer qu'en privé, dans la stricte intimité du domicile, donc. ( La laïcité à l'épreuve du XXIe siècle, p. 89). Très clairement, en citant le cas d'un restaurant français dont la patronne avait interdit le port du voile en son établissement (mais à qui la Justice française donna tort), Nadia Geerts rejette cette interdiction. Elle dit la même chose que Kant : « Que serait en effet la liberté de conscience si elle ne s'accompagnait pas de la liberté d'exprimer ses convictions ? Cela nous ferait une belle jambe, si nous n'étions autorisés à penser qu'à condition de nous taire, et menacés de poursuites pénales sitôt que nous prétendons exprimer ce que nous pensons. » (pp. 90-91). Nadia Geerts introduit ensuite une distinction entre « dire » (ou « s'exprimer »), et montrer. Je la cite longuement dans la mesure où c'est une belle démonstration rigoureuse et très pédagogique : « La liberté de dire n'est pas celle de montrer. Dans une administration publique, jep eux dire que je suis fumeur, mais je ne peux pas fumer. Je peux raconter à mes collègues mes dernières vacances dans un camp naturiste, mais je ne peux pas m'adonner au naturisme. Je peux dire que je fréquente l'église, la mosquée, le temple ou la synagogue (...) mais je ne peux pas dérouler mon tapis de prière, faire mes génuflexions en public, distribuer des bibles ou arborer mon hidjab, mon niqab, ma kippa ou ma croix. Est-ce une limitation de ma liberté d'expression ? Sans doute. Mais est-elle inacceptable. A ce stade, certains doivent déjà fulminer en me voyant mettre sur le même pied le fumeur, le naturiste et le croyant. Je les rassure : j'ajoute bien volontiers l'athée à la liste qui sera prié de ne pas exhiber son flambeau laïque ou son t-shirt « A bas la calotte » ou « Dieu est mort »... (p.93).

Autres contributions : jurisprudence américaine et européenne, racisme positif, les femmes et la laïcité, la virginité, le mariage, la sexualité

Notons en passant que livre est introduit en une préface rédigée par Mohamed Sifaoui , un Musulman croyant. Notons aussi que le chapitre de Nadia Geerts corrige clairement le chapitre intitulé Lexique (pp.15-17), où Gisèle De Meur écrit que « la laïcité proclame la séparation des sphères publiques et privée, le religieux se situant dans sa totalité au sein de la sphère privée. » (p.16). L'esprit du chapitre suivant, dû à la plume de Pierre Efratas (militant historique du régionalisme bruxellois, soit dit en passant), est dans le même esprit que les pages de Nadia Geerts et il est intitulé significativement En finir avec les clichés binaires (pp19-34). Dans La Laïcité et le poids des mots (pp.35-48), Guy Haarscher, montre bien que certains mouvements religieux se réclament de la liberté laïque avec pour conséquence de la retourner contre elle-même. Il oppose aussi de manière intéressante un jugement de la Cour européenne de Strasbourg condamnant des propos choquants pour une sensibilité religieuse musulmane, estimant que l'attaque gratuite dans le cas d'espèce heurtait profondément des sensibilités religieuses sans aucun profit pour l'intérêt général (arrêt de 1976) à un arrêt de la Cour suprême des US en 1952. Cet arrêt de la Cour suprême US refuse de condamner un film ridiculisant l'histoire évangélique de Joseph et Marie en estimant que l' « Etat n'a pas d'intérêt légitime suffisant à protéger une des religions ou toutes les religions, de conceptions qui leur seraient répugnantes... » (cité par G.Haarscher, p.46). Dans Racisme positif, respect et droit à la critique (pp. 49-59), Philipppe Bekaert, souligne la distinction entre la République qui connaît les différences entre ses citoyens et la République qui les reconnaîtrait en les reprenant à son compte dans son action publique (nous reviendrons sur cela). Fatoumata Sidibe dans Laïcité, mixité, égalité et droits des femmes pourfend la tradition machiste de l'islam et d'autres religions monothéistes, comme le catholicisme . Catherine François dans Pour une divine étoffe... (pp. 73-83), met l'accent sur le fait que la liberté vestimentaire des femmes (pantalons,minijupes, flirts avec la nudité), est très clairement une volonté d'égalité avec les hommes. Il me semble que c'est un argument très central dans le débat dans la mesure où la modestie sexuelle n'était jamais exigée que d'un seul genre. Ce point est vraiment fondamental. Il est certainement important d'aborder ces questions sur le plan pratique comme le font aussi Elie Cogan Laïcité et médecine hospitalière (pp.125-129), ou encore Jamila SiM'hammed (psychiatre) et Hugo Godoy (gynécologue), dans un entretien avec Nadia Geerts (pp. 131-145). Dans ce dernier texte, une foule de questions pratiques sont abordées comme la virginité exigée avant le mariage, la circoncision, les mutilations sexuelles (ou psychologiques, comme avec l'exigence de la virginité avant le mariage dont seule la femme doit faire la preuve). Charles Susanne évoque le créationnisme dans Ne nous laissons pas assoupir! L'exemple du créationnisme (pp. 97-108) mais peut-être en malmenant un peu (ou en résumant trop brièvement), ce que peut être la position des protestants classiques et des catholiques sur le sujet dans la mesure où le créationnisme n'est pas leur doctrine. Michèle Preyat et Lara Herbinia discutent de cette possibilité Pour un cours philosophique commun à tous les élèves (pp.109-124), en faisant des propositions concrètes mais de telle façon qu'on peut avoir le sentiment que les différentes religions sont intéressantes à connaître pour leurs contributions à l'histoire et à la culture de l'humanité, non pas par leur "potentiel de savoir" comme en parle Habermas. Georges Verzin propose Vers une charte de la laïcité politique dans les services publics (pp. 147-154). Evoquant la diminution de la pratique chez les catholiques, Chemsi Cheref-Khan propose une Postface qui est une réflexion sur la manière dont les différentes cultes sont subsidiés en Belgique et en particulier en Wallonie et à Bruxelles dans De l'urgence d'un débat citoyen sur la place des cultes et des philosophies non confessionnelles dans la société du XXIe siècle (pp. 167-171).

La question de la religion et de sa place dans la modernité (I)

Le chapitre de Claude Javeau Du bon usage de l'intolérance doit retenir l'attention dans la mesure où les questions de fond sont ici, à nouveau abordées. J'ai tout de même quelques critiques à faire d'emblée à cet exposé. Claude Javeau distingue la « foi » (par exemple en un principe transcendant), et les « croyances ». La première est, selon lui, distincte d'une religion instituée ou peut l'être. Les secondes sont au contraire liées à une institution et à des pratiques. Il reprend à cet égard la définition de Durkheim « Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Eglise, tous ceux qui y adhèrent. » (cité p.157). Claude javeau explicite ainsi la croyance chrétienne « Ce Fils de Dieu, celui qu'ils appellent Jésus-Christ, devait s'immoler volontairement sur la croix, supplice que l'occupant romain d'Israël réservait aux esclaves, rachetant ainsi les péchés des hommes et leur montrant la voie pour ne plus en commettre. » (p.156). Je ne suis pas très à l'aise avec une définition aussi brève qui ressemble plus à l'hymne inauthentiquement chrétien du Minuit chrétiens, qu'à l'Evangile. Mais passons, car cela demanderait toute une démonstration. Quant à la définition de Durkheim, elle est intéressante et un spécialiste aussi pointu des religions que Camille Tarot dans Le symbolique et le sacré 5, pense qu'elle peut, légèrement corrigée, concerner toutes les formes de religion à condition d'entendre par le mot (comme le laisse deviner la définition de Durkheim), les religions qui supposent l'existence d'entités métaphysiques (dont Durkheim estimait voir l'origine dans la société elle-même, étant quant à lui athée ou agnostique), mais aussi tout rapport au sacré qui n'est pas nécessairement métaphysique, mais peut être religieux. Il y a en effet des religions sans dieux ni immortalité, mais liées au sacré, comme la religion de la patrie (la France éternelle par exemple, la religion de Carthage, peut-être les dieux grecs...). Camille Tarot s'appuyant sur René Girard (dont on connaît les convictions religieuses , mais dont l'approche est authentiquement naturaliste, je reviendrai assez rapidement sur ceci), estime qu'il y a pas de société sans sacré, donc pas de société sans violence ni sans religion au sens que l'on vient de le préciser (ce qui, soulignons-le, ne veut pas dire que tout est religieux au sens de croyances particulières, mais au sens sociologique).

La question de la religion et de sa place dans la modernité (II)

Claude Javeau pense aussi (et cela, à mon sens, contre les auteurs de Du bon usage de la laïcité), qu'on « ne pourrait se satisfaire d'une irénique adhésion à une laïcité purement " politique" » (p. 164). Il pense qu'il existe un conflit entre « partisans d'un véritable espace public inscrit dans la foulée des Lumières » et « les partisans de l'une ou l'autre fragmentation communautariste » (ibidem). Mais, croit-il, pour intervenir dans ce conflit, les vrais démocrates doivent afficher des convictions qui ne sont pas seulement « instrumentales » soit seulement pratiques ou politiques. Ces convictions nécessaires à l'appui de la laïcité politique « s'alimentent au courant de laïcité "philosophique" qui refuse tout argument d'autorité qui serait prétendu "révélé" et fait passer la preuve avant la croyance (pour ce qui est de la foi, telle que je l'ai définie en début d'article, ce n'est pas son affaire). » (p.164). Notons, avant de la critiquer, l'extrême ouverture de Claude Javeau, renvoyant elle-même à l'extrême ouverture de l'ensemble de cet ouvrage. Et il me semble que par « foi », Claude Javeau pourrait viser par exemple la Foi philosophique de Karl Jaspers (même si par ailleurs cet auteur, allant à l'extrême du protestantisme tient à se démarquer de toute Eglise, me semble admettre encore qu'il est un existentialiste chrétien). Il me semble aussi que la « foi » dont parle Claude Javeau pourrait être celle de Gabriel Marcel par exemple ou Emmanuel Lévinas ou Martin Buber ou Paul Ricoeur. Il s'agit de philosophes chrétiens ou juifs (Buber et Lévinas).

Si l'on prend les Français de ce petit groupe, on s'aperçoit vite qu'ils sont des produits de l'école laïque et républicaine, qu'ils y ont conquis leurs titres de philosophes, extraordinairement confirmés par une pensée forte et originale qui a inspiré pour la plupart d'entre eux un enseignement prolongé dans les mêmes écoles laïques françaises, dont la substance n'a jamais été contredite par les principes de la laïcité. Ils représentent sans doute une manière exceptionnelle d'être religieux dont l'assiette rationnelle est exceptionnellement développée. Mais ces penseurs connus renvoient à une pratique d'indépendance de la philosophie que l'on rencontre dans le protestantisme assurément, mais aussi dans le catholicisme, le judaïsme et même l'islam.

A partir de là, je voudrais faire quelques remarques. La première sera inspirée de récents travaux d'Habermas argumentant « Aussi longtemps qu'ils sont dans leur rôle de citoyens, ceux qui partagent une vision laïque du monde ne peuvent en tirer avantage pour contester par principe aux images religieuses un quelconque potentiel de vérité, ou contester à leurs concitoyens croyants le droit de contribuer aux débats publics par des arguments religieux. Une culture politique libérale attendra au contraire d'eux qu'ils s'associent aux efforts de traduction propres à transposer les contributions pertinentes qui sont énoncées dans la langue d'une religion dans celle, réputée accessible à tous, de la sphère publique. » 6 Je renvoie à tout l'article que j'ai publié sur TOUDI en ligne Habermas : la religion comme Savoir. L'idée d'une ère post-séculière que développe Habermas consiste en réalité à mettre justement à égalité croyants éclairés et ceux qu'il appelle les « laïcistes ». Le mot n'est pas nécessairement péjoratif et il me semble qu'Habermas désigne par là ceux que Claude Javeau appelle les partisans de la la laïcité philosophique. L' « égalité » que prône Habermas entre les uns et les autres (par rapport à l'Etat libéral et laïque), se fonde, positivement, selon lui, sur le potentiel de savoir des traditions religieuses éclairées, qui lui semble à la hauteur d'autres traditions rationnelles (comme les Lumières et rappelons que Kant en est sans doute le représentant le plus éminent, alors qu'il est difficile de nier qu'il ait été aussi un protestant piétiste convaincu). Elle se fonde aussi, négativement si l'on veut, sur le fait que si les traditions religieuses sont porteuses de pathologies évidentes et actuelles (disons tous les intégrismes), menaçantes pour la démocratie et la laïcité, il existe aussi une certaine tendance au naturalisme (allusion au titre du livre d'Habermas), dans la laïcité philosophique, avec des courants qui mettent en doute la réalité du libre-arbitre ou qui mettent en cause le sentiment d'identité individuelle en le ramenant à un pur phénomène cérébral. Or ces tendances, selon Habermas, sapent, tout aussi gravement, les fondements de l'Etat laïque (qu'il appellera libéral).

Le cas particulier de René Girard

Très brièvement, mais toujours dans le sens de cette discussion, je voudrais dire quelques mots, non de la pensée de René Girard en elle-même, mais d'un certain accueil qui lui est fait dans l'institution philosophique française. Si je prends par exemple le Dictionnaire des philosophes édité par les Presses Universitaires de France en 1984, j'ai beau lire attentivement les articles consacrés à Lévinas, Marcel ou Ricoeur (pour reprendre trois auteurs déjà cités), je ne vois dans les lignes qui leur sont consacrées aucun jugement dépréciatif. Leur système philosophique (pourtant si lié à leurs convictions religieuses), est exposé tel quel. A mon sens ces auteurs le méritent, car, aussi proches qu'ils soient de leurs convictions religieuses, ils demeurent intégralement des philosophes. C'est clair que l'expérience juive ou l'expérience chrétienne leur sert de point de départ, mais toute expérience humaine peut servir de point de départ à une pensée philosophique. On pourrait d'ailleurs dire la même chose de Kierkegaard ou Schleiermacher, tous les deux considérés aussi comme des philosophes authentiques. Et si - comme Jaspers le fait - on peut taxer Kierkegaard ou Nietzsche de philosophes de l'exception, il me semble que l'athéisme de l'un, la foi de l'autre ne met pas en cause leur intérêt philosophique fondamental.

Etrangement, par contre, Girard est souvent dénoncé en raison de la proximité de son anthropologie ou de sa philosophie et de ses convictions religieuses. Ainsi dans le Dictionnaire des philosophes déjà cité on peut lire, dans la conclusion de l'article qui lui est consacré, un jugement sans doute nuancé mais finalement profondément négatif en raison de ce que je viens de dire : « Parler à propos de ces écrits d'anthropocentrisme, c'est peu dire. L'œuvre de Girard culmine en une apologétique sans complexe, s'autorisant d'un tableau qui dépeint à travers les mythes des temps horrifiques et barbaresques, où les hommes étaient aveuglés par leur désir, à faire frémir. » 7 Or c'est une manière de traiter de l'œuvre de Girard qui se reproduit souvent. Les éditions Ellipses par exemple proposent une série de petits ouvrages fort bien faits intitulé Le vocabulaire de... (Habermas, Malraux, Ricoeur, Parménide etc.). Ceux que j'ai eus l'occasion de lire se contentent d'exposer simplement la pensée de l'auteur, certes, en ne cachant pas telle ou telle contradiction ou telle obscurité. Mais le volume de cette collection consacré à Girard et écrit par Charles Ramond (en 2005), n'hésite pas - derechef - à mettre en cause l'inspiration chrétienne de Girard et toutes les difficultés que cela pose et qui m'ont semblé bien supérieures à toutes celles que l'on peut voir mentionnées dans cette collection quand il s'agit d'autres auteurs, athées, religieux ou agnostiques, peu importe.

Enfin, en 2008, je l'ai déjà signalé en notes, Camille Tarot consacrait une somme immense - La symbolique et le sacré - destinée à rendre compte de tous les théoriciens de la religion en France au XXe siècle, de Durkheim à Girard en passant par Mauss, Hubert, Dumézil, Levi-Strauss, Bourdieu, Gauchet, Debray, Piette, Girard... Non content de synthétiser la pensée de ces différents penseurs, Tarot les met en face les uns des autres, les compare, les oppose pour finir par considérer que Durkheim et Girard ont été les plus perspicaces sur le phénomène religieux, et en particulier le second aux idées (seulement sociologiques) duquel il se rallie. Il ne se détourne pas du problème posé par un Girard qui estime que sa pensée est une manière de traduire le message judéo-chrétien et en particulier celui du Christ. Mais il m'a semblé estimer que l'œuvre de Girard , même si elle affecte la compréhension actuelle du message chrétien, représente, du seul point de vue anthropologique, une avancée énorme . Il la résume par la formule que la religion ne naît pas de la peur des hommes devant le Monde, mais de la peur des hommes par rapport aux autres hommes (le conflit, le massacre, la guerre, à la Hobbes, de tous contre tous, la menace réelle aujourd'hui de l'anéantissement de l'humanité). Or, en septembre 2008, François Gauthier dans Revue du Mauss permanente, consacrait à l'ouvrage de Camille Tarot un très long compte rendu saluant l'extrême érudition de l'auteur de Le symbolique et le sacré, la performance intellectuelle exceptionnelle de cette somme sans comparaison récente. Il surtitrait son compte rendu des mots « Enjeux pour une théorie de la religion au-delà du mirage girardien ». C'est sur le plan anthropologique qu'il détaillait toutes les objections qu'il avait à faire au tournant girardien de Camille Tarot, non sans mettre en cause le lien entre Girard et le christianisme. Il joutait aussi cependant, ce qui me trouble autant que les exemples que j'ai relevés plus haut sur Girard : « Il faut dire que Tarot professe également la foi chrétienne et sa propre biographie n'est pas sans rapports avec l'Eglise, ce qui soulève au minimum certaines questions, mais à nouveau, ce dernier n'a pas cru bon de s'en expliquer. » 8

Notons enfin que certains catholiques eux-mêmes (comme le Père Valadier d'Etudes ou Jean-Marie Domenach d'Esprit), ont remis durement en cause le lien entre l'anthropologie de Girard et la Révélation chrétienne 9, et cela, dans un esprit qui n'est pas étranger aux préoccupations des laïques. Il me semble qu'au total, cela permettrait de poursuivre la discussion que me semble devoir engendrer le très beau livre dirigé par Nadia Geerts. Le cas de René Girard permettant de se demander - c'est la question centrale à mon sens - dans quelle mesure et si les traditions religieuses ne seraient pas aussi des traditions rationnelles par certains aspects, à mettre par conséquent à égalité avec d'autres "potentiels de savoir" comme le propose Habermas. Car il me semble que c'est cela la clé d'un vrai dialogue.
  1. 1. La place des convictions religieuses à l'école
  2. 2. Emmanuel Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, Traduction française Vrin, Paris, 1972, p. 86. Texte original Was heizst sich in Denken orientieren ? in Berlinische Monatsschrift , octobre 1786.
  3. 3. Voir les extraits de cet auteur publiés par TOUDI n° 6 en 1997 La République est toujours une Révolution.
  4. 4. La burqa,masque et prison ; à la fois au-dessus et au-dessous de la loi
  5. 5. Camille Tarot, La symbolique et le sacré, La Découverte, Paris, 2008, un ouvrage de plus de 900 pages qui passe en revue de Durkheim à René Girard en passant par Mauss, Hubert, Dumézil, Levi-Strauss, Bourdieu, Debray, Gauchet, toutes les théories françaises importantes du phénomène religieux au XXe siècle...
  6. 6. J.Habermas, Entre naturalisme et religion, Gallimard, Paris, 2008, p. 169.
  7. 7. Sandra Salomon, René Girard in Dictionnaire des philosophes, Tome I, PUF, Paris, 1984, pp. 1043-1044.
  8. 8. Enjeux pour une théorie de la religion au-delà du mirage girardien. A propos de La symbolique et le sacré de Camille Tarot
  9. 9. René Girard From Wikipedia, the free encyclopedia

Commentaires

Ayant apporté quelques

Ayant apporté quelques modifications cosmétiques à ce texte, je préfère maintenant le laisser tel quel pour n'ajouter qu'ici que, tout en appréciant la démonstration impeccable du livre, je me demande toujours s'il est opportun d'interdire le voile dans la mesure où l'on peut s'interroger sur le fait de savoir si, dans tous les cas, il s'agit réellement d'un signe religieux. Et aussi parce que je me demande s'il n'est pas plus politique de s'interdire d'interdire dans la mesure où interdire est aussi une provocation, l'interdiction manquant alors le but projeté.