La littérature "en Wallonie-Bruxelles" et au Québec
J-P Bertrand et Lise Gauvin ont dirigé cet ouvrage intitulé Littératures mineures en langue majeure, Québec Wallonie-Bruxelles , Les presses de l'Université de Montréal, Montréal, 2004, lui-même élaboré à partir d'un colloque tenu à Liège sur la même question en octobre 2001. Le titre de l'ouvrage emballe. Spontanément, on perçoit bien que la littérature en Wallonie et à Bruxelles doit être, par rapport à la littérature française dominante, celle de l'Hexagone, dans une situation analogue à la littérature française du Québec. La lecture de l'ouvrage a cependant quelque chose de surprenant.
Les conclusions en sont tirées en termes quantitatifs (pour mesurer le degré d'autonomisation de la littérature en Wallonie et à Bruxelles) : Québec 2 - Belgique 0. Et cela sur la base des seuls textes du colloque de Liège publiés (la plupart). On est donc tenté de procéder d'abord à une appréciation quantitative de l'ouvrage qui amène à ce résultat très mauvais proclamé d'ailleurs par une sorte d'arbitre qui est lui-même un chercheur liégeois et wallon (Laurent Demoulin). Comme il s'agit d'une conclusion tirée à partir des seuls textes du colloque, on pourrait espérer que cette conclusion n'a pas une valeur universelle. Mais je serais moins optimiste.
La table des matières, si l'on excepte les contributions de Lise Gauvin et Jean-Marie Klinkenberg, surtout théoriques, nous révèlent que les chercheurs québécois ou wallons ainsi que d'autres pays, ont étudié une quinzaine de problèmes se rapportant au Québec (et au Canada français en général, mais le Québec c'est 90% du Canada français, proportion semblable notons-le en passant au poids démographique wallon dans la Belgique francophone), pour cinq seulement à «la Wallonie et Bruxelles».
Ce «Wallonie-Bruxelles» est en outre un peu déséquilibré. Sur les cinq études consacrées à cet espace, trois sont consacrées à des auteurs bruxellois, Jean Muno (qui a droit lui-même à deux études), et Charles Paron. Il y a bien une étude consacrée à des poètes wallons du dimanche publiant leurs poésies dans des toutes-boites, et une à Joseph Grandgagnage, le seul écrivain wallon traité, par une chercheuse flamande à qui on semble avoir demandé de fabriquer cet alibi au recueil (sur la Wallonie-Bruxelles en principe). Nous ne disons pas que ces études seraient inintéressantes en soi, mais quand, du côté wallon, on n'exhibe que deux études, l'une qui ne concerne plus la littérature proprement dite et l'autre qui analyse un écrivain wallon publié il y a 165 ans, livre complètement oublié, on commence à se poser des questions sur la conclusion péremptoire Québec 2- Belgique 0. Il semble que cette «Belgique» ait marqué contre son camp et ait au surplus soudoyé l'arbitre pour être sûr de perdre.
Le parti pris du livre, côté «Wallonie-Bruxelles» : la belgitude
Il faut insister sur le fait que l'étude consacrée à Jean Muno a été confiée à un universitaire canadien d'Ottawa, Rainier Grutman, qui part en guerre contre le fait que la Wallonie aurait trop de visibilité en Belgique et à l'étranger (et la Flandre) : «Il faudrait commencer par dépasser la vision d'une Belgique où les communautés néerlandophone et francophone seraient comme les rails parallèles d'un chemin de fer (que les Italiens appellent justement binari). Ce manichéisme, qui fait volontiers abstraction de Bruxelles, part du constat de la coïncidence de trois grandes différences entre la Flandre et la Wallonie.» (pp.146-147) Et il évoque les analyses de Val Lorwin qu'il met en cause. Personne ne niera que Bruxelles représente une réalité incontournable en Belgique. Mais il nous semble quand même assez honnête d'admettre, sans nier Bruxelles, que les deux grands éléments forts de la dualité belge sont malgré tout la Wallonie et la Flandre, Bruxelles se nourrissant d'ailleurs largement de ces deux éléments qui peuvent légitimement être opposés comme fondamentaux. Or, toute l'étude de Rainier Grutman s'acharne à relativiser la dualité wallo-flamande. Mais, très illogiquement, il souligne ce qui, dans l'œuvre de Jean Muno participe du contact des langues (français et néerlandais), non pas dans l'ensemble du territoire belge, mais dans le seul territoire flamand et son appendice bruxellois francisé. Après qu'il ait été question de la Wallonie seulement pour dire qu'elle prenait trop de place, on poursuit l'étude sur Muno en la passant donc complètement sous silence : remède de choc. Il faut savoir ce que veut dire relativiser. Et si R.Grutman n'a pas voulu d'abord nier. Le procédé utilisé par Grutman est abusif, car, insensiblement, cette confrontation entre le néerlandais et le français, chez Grutman comme chez Muno, devient emblématique de toute la Belgique. On a reconnu là l'essentiel de l'idéologie de la belgitude qui présente cette particularité de n'avoir été conçue que pour Bruxelles (à l'exclusion de la Wallonie), et d'être complètement ignorée des Flamands. On a ici l'impression gênée ressentie à la lecture des BD de François Schuyten où une Ville déploie ses bâtisses et ses aventures tout en laissant au dehors d'elle un désert peuplé de barbares et de monstres.
Enfin, on pourrait se demander si la littérature belge n'est pas justement autre chose que mineure quand elle relève du monde flamand. La place accordée par les grands écrivains flamands de langue française en France est tout à fait importante. À un tel point qu'on peut se demander si, avec eux, la Flandre n'est pas devenue un dispositif de l'Institution littéraire française elle-même. Certes, ces écrivains flamands y restent mineurs, mais pas du tout comme le sont les écrivains québécois confrontés à l'anglais au Canada et qui sont effectivement des écrivains minorisés. On veut bien admettre que le mot «mineur» ne veut pas nécessairement dire «moins important». Mais la littérature flamande de langue française ne peut pas se définir par l'un ou l'autre écrivain mineur (au sens où Kafka l'était comme juif de langue allemande dans la Tchéquie austro-hongroise). Dans quelle mesure ce versant flamand de la littérature belge ne continue-t-il pas à s'imposer, malgré tout ? La littérature flamande de langue française a réussi à se tailler une place en France que peuvent lui envier la littérature québécoise et wallonne (et bien au-delà de la France encore avec Charles de Coster). Elle continue d'ailleurs à dominer l'institution littéraire belge, cet ouvrage en est une éclatante confirmation.
Rainier Grutman devait être profondément satisfait à Liège d'autant plus que sur les cinq études belges ou partiellement, l'une d'entre elles est encore consacrée à Jean Muno (décidément incontournable?), et une autre encore à Charles Paron à propos duquel on insiste aussi sur la dualité linguistique belge, français/flamand telle qu'elle se joue en Flandre et à Bruxelles. Pour un livre qui parle de la Wallonie et Bruxelles, n'est-ce pas un peu insatisfaisant? D'autant plus que sur les deux seules études wallonnes, l'une ne concerne pas vraiment la littérature, ni le thème général (langue majeure et littérature mineure), et l'autre vise un écrivain publié il y a presque deux siècles, dont l'emprise sur le destin littéraire de la Belgique ou de la Wallonie ne semble pas évidente. Même s'il a voulu bâtir une littérature wallonne, mais sur des bases proprement linguistiques, avec l'idée de mélanger wallon et français. Ne peut-on pas constater qu'il y a de fait une littérature française de Wallonie s'autonomisant tout en se servant d'une langue française proche de celle de l'hexagone? Est-ce que c'est l'écart à la langue, dont se sert l'écrivain par rapport à la norme de la langue majeure, qui fonde l'autonomie de la littérature de laquelle il participe? Ou des choses plus fondamentales comme les thèmes abordés, le rapport au réel social etc.? Plus profondément encore, Jean-Marie Klinkenberg remarque que tout écrivain est d'une certaine manière mineur par rapport à sa langue car «l'écrivain est celui qui se bat avec la langue» (p.55).
Le Québec « défend » sa littérature
Venons-en aux travaux des Québécois ou sur la littérature du Québec. Disons de suite qu'ils sont plus diversifiés, qu'ils travaillent sur des écrivains vivants, se rapportent à une tradition nationale, posent le problème des concurrences de langue français/anglais, non seulement au Québec, mais aussi au Canada et chez des auteurs contemporains vivants, examinés avec faveur et donc valorisés même si c'est avec esprit critique. Le champ examiné est plus large alors que, du côté «wallon (?) et bruxellois», l'on ne s'intéresse quasiment qu'à Bruxelles et à la seule confrontation français/ néerlandais (ou langue régionale proche du néerlandais). D'une certaine manière dans ce match (Québec 2 Belgique 0), les participants wallons au colloque ont marqué contre leur camp en convoquant des oeuvres marginales (ou même pas des œuvres), ou qui ne concernent pas directement la Wallonie, je l'ai déjà dit.
Du côté québécois ou acadien, canadien, l'attitude est toute autre. Prenons par exemple Michel Biron qui analyse une œuvre importante et récente, celle de Louis Hamelin, La Rape, Montréal, 1989. Biron cite très longuement un texte d'Hamelin, le décrivant comme un écrivain des marges, des frontières, porté donc à la démesure (n'ayant pas la mesure de sa langue), et l'oppose à Camille Lemonnier. Mais si Hamelin est liminaire et n'a pas l'exacte mesure de sa langue, il reste lui-même et québécois tandis que Lemonnier ne ferait qu'imiter (selon Biron) de manière pâle les écrivains naturalistes français. Catherine Khordoc a elle lu également un écrivain contemporain, Francine Noël, Nous avons tous découvert l'Amérique, 1992. Et sa conclusion est la suivante : «la littérature québécoise est une littérature d'Amérique », elle insiste aussi sur la présence de multiples langues dans ce roman. Mais souligne : «parce qu'écrit en français - même en un français américain - ce roman, et sans doute la littérature québécoise, demeurent en marge de la littérature américaine de langue anglaise (...) plutôt que d'une littérature mineure en langue majeure, ne s'agit-il pas d'une littérature en langue mineure au sein d'une culture majeure?» (p.80). L'étude suivante aborde à nouveau un recueil de poésie contemporain, La vie prodigieuse de Rose Desprès, publié en 2000. Notons qu'il s'agit ici d'une écrivaine acadienne et l'Acadie, même si elle compte moins d'habitants que notre Ardenne est nantie d'une littérature perçue par nos amis d'Outre-Atlantique comme nationale. Les participants québécois ou canadiens français au colloque ou les spécialistes de la littérature québécoise ont donc décidé de la prendre au sérieux. Ce qui n'est pas le cas en face...
Les écrivains acadiens sont censés être «pris entre le français, l'anglais, le chiac et l'acadien» et «incarnent de manière extrême la posture moderne de déchirement et d'ambivalence face à la langue et aux langues.» (p.87). Gwénaelle Lucas étudie elle l'itinéraire très singulier de Marie Le Franc, Bretonne qui fait le voyage au Canada français, finit par être reconnue dans les milieux littéraires de Montréal. Mais par l'être également à Paris. Or, son attitude à partir de là ne varie pas. Elle se refuse à entrer dans le système littéraire français, à la fois par fidélité à la Bretagne et au Québec. Elle considère même qu'il faut émanciper de Paris tant la littérature du Québec que la littérature des autres provinces de France (nous ne retrouvons pas dans cette étude la moindre allusion à la Suisse romande ou à la Wallonie). Nous ne savons pas quel a été le destin du projet de Marie Le Franc et nous n'avons pas une claire idée de la valeur de son œuvre. Mais on peut parier que ses tentatives ont joué aussi dans le sens d'une autonomisation de la littérature québécoise. L'itinéraire de Marie Le Franc par rapport à la France a quelque analogie avec le destin littéraire de Jean Louvet, d'abord reconnu à Bruxelles puis à Paris (où il est même édité deux fois). Louvet se refuse lui aussi à faire partie du système institutionnel littéraire français, pensant que cela l'amènera à trahir le sens de son œuvre née de Wallonie pour la conformer aux attentes du public parisien, avide de théâtre « social » à partir de mai 68, alors que le projet littéraire de Louvet - qu'on le considère comme wallon ou pas n'a à la limite pas d'importance - est autre. Mais il y a aussi chez Louvet une fidélité à soi-même qui est aussi fidélité à un pays.
Nous l'avons dit, toutes les autres études québécoises portent sur de grands écrivains reconnus, le plus souvent publiés en France, se colletant avec la question des langues tel Réjean Ducharme étudié par JC Delmeule.
Il existe aussi une analyse linguistique serrée du français du Québec : accents, tournures, confrontations avec l'accent français etc. Soit dans la réalité sociale simple, soit dans la littérature elle-même. Une autre étude analyse les critiques du Journal des débats de Montréal où s'affirme une volonté d'affirmation nationale quoique liée à la France.
Nous aurions pu parler de bien d'autres études de la littérature québécoise, mais l'ensemble des intervenants québécois à Liège, ou des intervenants sur le Québec, ont manifestement travaillé cette littérature et cette littérature comme contemporaine, valorisant à l'occasion de cette rencontre internationale, une littérature se construisant à la fois dans le choc des diverses langues opposées au Québec et en Acadie et dans les relations complexes avec la France. C'est toute l'histoire de la littérature au Québec (et au Canada français) qui est prise en compte jusque la plus contemporaine.
La démission des élites intellectuelles wallonnes
Au contraire du côté wallon (ou belge), on exhume de l'oubli un travail sans doute intéressant de Grandgagnage qui, datant de près de 160 ans, n'est peut-être plus probant aujourd'hui. En ce qui concerne le choc des langues, on se contente de parler de ces phénomènes en tant qu'ils intéressent Bruxelles ou la Flandre et donc seulement le français et le néerlandais (ou les langues régionales qui lui sont proches), mais jamais les langes régionales proches du français : grâce à ce colloque de Liège, la Wallonie atteint au plus haut point un statut de minorité puisqu'il n'y est que chuchotée.
Une première révolte vient au cœur qui n'est pas de nature théorique ou intellectuelle : en dehors des écrivains morts (Munon, Paron), n'existent-t-il pas des écrivains vivants en Wallonie et à Bruxelles? Ces fonctionnaires de la littérature, les universitaires, qui sont les seuls à pouvoir en vivre dans leurs activités de recherche ou d'enseignement, semblent décidément peu préoccupés de la littérature vivante, de celle qui s'écrit dans des conditions de travail bien moins confortables que les leurs. On a le sentiment que ces « fonctionnaires » poussent la prudence, malgré la situation confortable qui est la leur, à ne pas se positionner sur la littérature contemporaine. Mais si l'historiographie et la critique universitaire fuient la littérature qui se fait, à quoi servent-elles encore ? Et que défendent-elles, en étant si prudentes (et absentes), sinon leurs propres privilèges?
En quoi sa prudence est-elle probante d'ailleurs? Elle ne veut pas prendre parti ? Elle ne désire pas défendre une littérature nationale en demeurant «neutre»? On peut retourner l'argument de la «neutralité» ou de l'«objectivité» contre cette démarche qui aspire à ces deux qualités. En agissant de cette façon, la critique universitaire, la recherche universitaire qui, avec les fonctionnaires ad hoc sont les seuls que la littérature fait vivre en Wallonie et à Bruxelles, ne s'engagent pas sur la littérature vivante. Soit! Mais on peut légitimement se demander si leur prudence ne s'explique pas surtout par la peur de perdre ce prestige universitaire, lié au détachement et à la neutralité, en évitant de se prononcer sur l'actualité, toujours hélas! problématique et controversée, pour lui préférer la tranquillité des choses mortes ou consacrées.
La maigreur épouvantable des œuvres de Wallonie étudiées à ce colloque donne en outre la fâcheuse impression que notre pays wallon et bruxellois n'aurait rien à dire face à la riche littérature québécoise, telle que ses critiques universitaires en parlent et à notre sens, avec justesse. N'avons-nous donc à montrer au monde et à des amis québécois que Charles Paron, Jean Muno et Joseph Grandgagnage? Et pourquoi s'en tenir - puisque c'était le thème du colloque - au seul choc des langues tel qu'il se produit en Flandre et à Bruxelles?
Les participants au colloque n'auraient-ils pas pu (par exemple), instruire leur public québécois de la richesse de la confrontation français/langue wallonne en Wallonie à travers écrivains secondaires ou essentiels, en tout cas différents dans leur inspiration, tels que Masson, Biron, Verheggen, Denis, entre autres? Le choc des langues et du niveau des langues a même fait l'objet d'un roman qui prend la chose comme thème : L'oeil de la mouche de AJ Dubois. Dans un colloque comme celui-là, on peut être légitimement étonné qu'il n'y ait aucun participant qui dise quoi que ce soit de la littérature en langue wallonne. On peut diverger d'avis sur ce que sera l'avenir de langue wallonne, mais elle aura profondément imprégné toute notre littérature directement (j'ai donné l'exemple de Verheggen ou Denis), ou indirectement (ne retrouve-t-on pas ces empreintes jusque chez Rimbaud?). Pour ne rien dire des premiers siècles d'une littérature qui s'est édifiée sur l'espace constitué aujourd'hui par la Wallonie à partir de 881 et de la Cantilène de Sainte-Eulalie. Ces fonds romans et wallons ne devaient-ils pas être explorés dans un colloque qui avait mis au centre la question des langues, leurs voisinages, leurs conflits?
Il est question, à propos de Charles Paron par exemple, de la «littérature prolétarienne». Pourquoi n'avoir rien dit de Constant Malva ou Francis André justement dans un contexte comme celui-ci? Parce qu'ils ne sont que borains ou gaumais et pas bruxellois?
On a évoqué le rapport à la France et les rapports ambigus de ces périphéries de la France que sont la Wallonie et le Québec. Mais pourquoi, sortant du domaine wallon, n'a-t-on pas cru intéressant de dire au moins quelque chose de CF Ramuz ou de Jacques Chessex? Ou pour y rentrer, comment personne ne s'est-il interrogé sur les rapports d'un Simenon avec Liège, la Wallonie, la France et la Belgique?
La langue et les langues dans leurs rapports et conflits étaient au centre des débats. Mais il nous semble que cela a fait glisser ceux-ci vers une assimilation du français moins normé (celui du Québec), à l'autonomie littéraire et, en contrepoint, vers l'assimilation d'écrivains (wallons ou belges), usant d'un français plus normé, à une absence d'autonomie ou même tout simplement d'existence littéraire, par soumission au modèle hexagonal. Pourtant, peut-on passer sous silence le travail d'une Nicole Malinconi qui travaille la langue populaire au cœur d'un français normé, mais qui accueille de manière originale les formes du parler populaire?
La littérature de Wallonie n'est pas hantée par son statut, elle vit
On ne nie pas l'extraordinaire efflorescence et autonomie de la littérature québécoise d'aujourd'hui, qui est sans doute parvenue à créer son institution littéraire. Mais cela n'empêche pas de faire remarquer qu'en raison de l'ancienneté de son exercice (1000 ans et plus), compte tenu du fait que les Québécois ont été longtemps moins nombreux que les Wallons jusqu'au cours du XXe siècle, la littérature française, simplement de Wallonie (sans tenir compte des Flamands ni des Bruxellois), est infiniment plus riche, en qualité et quantité, que la littérature québécoise. Je me suis toujours demandé pourquoi dans l'histoire de notre littérature, on avait abandonné complètement le point de vue de Charlier et Hanse et délaissé ce qui nous appartient comme les écrivains médiévaux de Wallonie. Est-ce parce que ceux-ci ne rentrent que malaisément dans une littérature conçue comme «belge»? On peut évidemment reprocher aux Québécois d'être «nationalistes». Mais cette coupure dans la réalité vivante de ce qui s'est écrit en Wallonie, dans une langue très proche souvent, au Moyen Âge, de la langue wallonne d'aujourd'hui, on ne pourra jamais dire qu'on l'a faite au nom de l'objectivité scientifique. Et plusieurs des études de ce livre concernent des faits littéraires très lointains (Grandgagnage). S'il était question de langue, n'aurait-il pas été au moins aussi intéressant d'aller faire un tour du côté de Watriquet de Couvin ? De Jean Froissart? De Jean Lebel? De la version wallonne du roman de Renart? Des livrets de l'opéra comique liégeois au 18e siècle? De la littérature en langue wallonne au 17e ou aujourd'hui?
La supériorité de la littérature de Wallonie ne se maintiendra pas et tant mieux pour le Québec appelé à un vaste essor. Mais pourquoi fallait-il abaisser ainsi la littérature française de Wallonie et la Wallonie (Québec 2 - Belgique 0), en en présentant une image délibérément misérable ? Une phrase de Pierre Halen nous a fait sursauter. Parlant de Muno et de François Galarneau il écrit «on voit à travers ces exemples que les textes peuvent être riches d'enseignements pour l'analyse des littératures francophones en tant que système.» (p.231). On a l'impression en lisant cela que les critiques ou chercheurs universitaires sont avant tout soucieux de fonder une ou des théories de la littérature, la littérature n'étant plus que le prétexte à théoriser sociologiquement. C'est l'impression que donne la partie «belge» de tout ce colloque : en allant chercher des écrivains quasiment inconnus (Grandgagnage), voire des non-écrivains (les poètes du dimanche), on a le sentiment qu'il s'est surtout agi de faire de la sociologie. On se dit naïvement que la critique, la recherche, universitaires ou non, existent pour la littérature. Puis l'on lit la partie «belge» du livre où c'est semble-t-il l'inverse. C'est encore plus criant si l'on se pose la question de qui détient le capital économique et symbolique les plus élevés dans toute cette affaire. Pour l'économique, certainement pas les écrivains en tant qu'écrivains. Mais peut-être pas non plus le capital symbolique! Il semble que la littérature perde toute prétention à la priorité : Muno, Grandgagnage font penser aux «beaux cas» des médecins. Ils ne sont presque pas étudiés en tant qu'écrivains et Grandgagnage non plus. Voilà donc un colloque sur la littérature en Wallonie-Bruxelles qui évite de parler des écrivains wallons, mais même aussi des écrivains tout court.
Il faut bien poursuivre dans le terre-à-terre. Un rassemblement comme celui de Liège a dû coûter une petite fortune à la proportion de toutes les personnes obligées de s'y déplacer. À la proportion de ce livre dont il a fallu payer l'impression, les auteurs, l'éditeur. Les Québécois ont, eux, parlé vraiment de leur littérature. Les Wallons ou les Belges de marges de cette littérature, pour raisonner sur celle-ci autrement que de manière littéraire. Mais alors à quoi servent la littérature et la critique universitaire? Quelle est leur utilité culturelle ou sociale? On se demande ce que pareille mobilisation universitaire (mais aussi financière, on s'excuse de le rappeler), va permettre de faire connaître de la littérature de Wallonie au Québec ou de la littérature de Wallonie en Wallonie même.
La Wallonie a vraiment un problème avec ses élites. Avec ses classes dominantes symboliquement ou économiquement. D'une certaine façon, le professeur ou le chercheur universitaire est dominant par rapport à l'écrivain qui tente une œuvre, au départ dans l'obscurité, le risque, la non reconnaissance (surtout peut-être), la précarité. On peut se poser aussi la question de savoir si ces rapports tourmentés avec la France ne finissent pas aussi, du fait, en sus, de la complexité de la Belgique, par rendre difficile un vrai point de vue des élites universitaires sur les réalités wallonnes, notamment littéraires mais aussi politiques, sociales, culturelles. Alors à quoi bon s'attendre à quelque chose d'un peu substantiel?
Lise Gauvin écrit de la littérature québécoise «qu'il s'agit d'une littérature qui, dès le début, a été hantée par la conscience de son statut». Elle ajoute qu'elle a cherché longtemps à se constituer en littérature nationale mais qu'elle ne l'est devenue «qu'au moment où elle laisse dans l'ombre le qualificatif et se conçoit comme littérature avant d'être québécoise.» (p.38). On pourrait me rétorquer que je suis moi-même hanté par le statut que doit se donner la littérature wallonne. Pourtant, je pense pouvoir me défendre de cette accusation. Ce que nous lisons depuis un quart de siècle de belgitude, c'est une théorie répétitive de l'identité de la non-identité de la littérature belge, enracinée dans la seule dualité linguistique belge reconnue, à savoir la dualité français/néerlandais (ou langues régionales proches du néerlandais). Ceux qui pensent notre littérature en termes wallons ne déploient pas le même gigantesque effort idéologique et théorique de la belgitude (assez creux finalement), pour exister. Ils se contentent de lire et d'écrire. Ils réfléchissent aussi au déni de la littérature wallonne par la critique universitaire à partir d'un d'un dispositif intellectuel et théorique factice, rendu solide seulement par le conformisme national belge. À cet égard, le concept de littérature belge ressemble de plus en plus à un mur de Berlin à la veille de son écroulement.
La preuve? Ce livre.