La Nation et l'Etat mondial
Le génocide rwandais repose la question d'un «État mondial», ou d'une «Communauté internationale». Les plus idéalistes se méfient cependant de l'État mondial...
Le cas du génocide rwandais, vision pragmatique
Sur cette «communauté internationale» en formation - dominée par les USA! et au sein de laquelle grandes puissances (France, Angleterre, etc.) et moyennes puissances (Belgique, Hollande, etc.), apportent leur conflictualité au nom des intérêts nationaux -, J-C Willame1 remarque, dans le cas rwandais: « À l'heure de la "mondialisation de l'information", aucun système d'alerte et de prévention n'a fonctionné, alors que, au niveau de certains segments de la " société civile internationale " (Amnesty International, Human Rights Watch, Fédération internationale des Droits de l'homme, et surtout organisations locales de défense des droits de l'homme), les rapports alarmants ne manquaient pas, même si aucun n'avait pu clairement prévoir l'ampleur du sinistre.[...] deux experts ont de ce point de vue souligné l'utilité pour l'organisation de s'adjoindre des connaisseurs de la société rwandaise et de son histoire politique " dans le but de comprendre une suite d'événements d'apparence irrationnelle " et de contribuer éventuellement à la gestion de la conflictualité rwandaise.»2 La réflexion de JC Willame se porte ensuite sur la Communauté internationale (au-delà de l'ONU si l'on peut dire): «L'évalutation critique du mode de fonctionnement des agences de l'ONU ne dispense évidemment pas d'une analyse des carences et/ou des contraintes des États-membres qui ont partie liée avec le système de sécurité collective de l'organisation internationale. C'est sans doute à ce niveau que le manque de leadership et de vision politique novatrice fut le plus évident. On doit toutefois d'emblée souligner le caractère particulier de la tragédie rwandaise. Dans l'opération " Tempête du Désert " (en Irak), la problématique était claire et les moyens pour sortir du conflit étaient adaptés à l'objectif: un État en agressait un autre et une unanimité existait pour confier à une superpuissance le soin de restaurer la sécurité collective. En Bosnie-Herzégovine, en Somalie et au Rwanda, c'est d'une tout autre problématique qu'il s'agit puisque le fondement de la crise était localisé à l'intérieur d'un pays donné, même s'il est vrai que la crise était porteuse de déstabilisation régionale respectivement dans les Balkans, dans une région sensible pour le commerce international (le détroit d'Ormouz) et dans les Grands Lacs. Il y a une probabilité beaucoup plus forte aujourd'hui que ce type de crise se multiplie à l'avenir. Leur gestion internationale demandera une tout autre perspective.»3 Propos prophétiques à critiquer.
Vision philosophique
Les USA intervenaient en Irak d'abord en fonction de leur intérêt. Mais il peut se faire que cette puissance se couvrant des idéaux de paix et de droit, voie un jour se retourner contre elle, les éléments, hypocritement habillés de principes que ses interventions mettent en place malgré tout (la fameuse «ruse de la raison»).
Jean-Marc Ferry remarque à partir de l'Irak: «L'Organisation des Nations unies, si modeste soit-elle, dispose [...] d'un embryon de pouvoir législatif, de pouvoir exécutif, de pouvoir juridictionnel, de pouvoir monétaire, de pouvoir policier [...] fonctions de souveraineté d'un " État gendarme ". Les Nations unies assument en outre quelques fonctions sociales, telles que la Santé et l'Éducation, c'est-à-dire quelques éléments d'un " État providence ". Une " opinion publique internationale " commence à se constituer à travers différentes autorités morales dont les États démocratiques font partie avec les Eglises transnationales, des associations humanitaires internationales, des grandes figures cosmopolites. Le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un pays est battu en brèche par une morale politique universelle qui, au nom des droits de l'Homme soutenus par l'opinion humaniste internationale, refuse que les Nations unies s'abstiennent d'intervenir pour mettre fin aux scandales de la torture, de l'emprisonnement politique, de la guerre de conquête, de la dictature. Il deviendra légitime, sinon légal, d'exiger d'un État qu'il gère son patrimoine naturel de telle sorte que la solidarité écologique mondiale soit prise en compte[...] De même pour la grande question de la guerre et de la paix, il sera aussi légitime que légal qu'une armée des Nations unies intervienne comme une police pour éventuellement déloger un usurpateur d'un pays occupé ou, plus fondamentalement détruire toutes les bases d'armement illégal, chimique ou bactériologique, ainsi que toutes les bases d'armement atomique des pays non démocratiques qui constitueraient une menace évidente ou permanente pour la paix mondiale et la survie de l'humanité.»4
Discrimination entre puissances atomiques démocratiques (ou non) fondée? Quel usage « humaniste» de pareille arme? L'intérêt de ces réflexions, c'est qu'elles insistent sur le dépassement et le maintien de l'État-nation: «L'État-Nation cesse d'être le point de référence ultime de l'identité politique, dès lors que le droit international et la morale internationale commencent à conquérir une force politique.» Cependant, poursuit, Ferry, contre la tendance à critiquer l'État-nation sans réserve ni logique, «ceux qui conservent la référence à l'État-Nation au sein d'une communauté politique qui le dépasse, ceux-là situent implicitement l'identité politique sur un régime universel, cosmopolitique, qui trahit un dépassement du principe nationaliste. En revanche, l'européanisme radical [...] si antinationaliste soit-il, reste cependant attaché au principe nationaliste - soit qu'il fasse de l'Europe politique le nouveau lieu du sentiment5, soit que du nouveau lieu de la loi il se serve pour construire une conscience identitaire d'appartenance culturelle élargie. Dans ce cas, la Communauté européenne élargie ne se distinguera pas fondamentalement des États-Unis d'Amérique. Ces derniers forment une nation.... [...]»6 Ferry met en cause l'Europe des Régions qui fractionne les nations en envisageant la culture «comme une donnée multiforme ancrée dans la diversité folklorique de traditions régionales». Cette régionalisation de ce qui n'est pas supranational, poursuit-il «revient à méconnaître un mode de communication que E.Gellner renvoie à la responsabilité des États-nations modernes. Elle nie dangereusement un espace de lien social typiquement moderne, et fait courir de ce fait aux individus le risque d'un écartèlement entre une appartenance régionale trop particulariste pour convenir aux exigences de l'intégration sociale et une appartenance supranationale trop universaliste pour convenir aux exigences de l'identité culturelle.»7 Qui est mise en cause de l'identité humaine et politique des individus/citoyens. Ferry propose, en lieu et place, une Communauté politique européenne où, d'une part, les Nations restent le pivot de l'appartenance sociale et où, d'autre part, elles sont parties prenantes d'une Communauté politique supérieure. Cette «Communauté supérieure» n'est que politique: ni Nation ni État-nation, l'État-nation continuant à assurer la formation des identités citoyennes/individuelles par l'intégration à une identité culturelle unique, celle-ci étant invitée à s'ouvrir aux autres (européennes ou non) dans la cadre de la Communauté politique qui y incite logiquement.8
La tradition kantienne d'une «Société des nations»
Des marques sont ainsi posées dans lesquelles peuvent se penser la Wallonie, la Flandre mais aussi (pour Wallonie et Bruxelles) la Francophonie internationale et l'échelon suprême de la Communauté internationale que l'ONU incarne (vaille que vaille). L'esprit de tout ceci vient d'un Kant que nous avons souvent cité:
«L'idée du droit des gens suppose la séparation de beaucoup d'États voisins, indépendants les uns des autres, et bien qu'une condition de ce genre constitue déjà en soi un état de guerre (si toutefois une union confédérative9 ne prévient pas l'ouverture des hostilités), cette condition vaut mieux néanmoins, suivant l'idée rationnelle, que la fusion de ces États opérée par une puissance qui l'emportant sur toutes les autres, se transforme en une monarchie universelle ; les lois, en effet, à mesure que le gouvernement acquiert de l'extension, perdent toujours plus de leur force, et un despotisme sans âme, tombe après avoir extirpé les germes de bien, finalement dans l'anarchie. C'est pourtant le désir de tout État (ou de son souverain) de parvenir de cette manière à une paix durable, c'est-à-dire en gouvernant, si possible, toute la terre. La nature cependant veut qu'il en soit autrement. Elle utilise deux procédés pour empêcher la fusion des peuples et pour les séparer, à savoir, la diversité des langues et des religions. Cette diversité entraîne, il est vrai, avec elle, le penchant à des haines réciproques et des prétextes de guerre, mais conduit d'autre part, avec les progrès de la civilisation et le rapprochement graduel des hommes vers une harmonie de plus en plus grande dans les principes, et une entente dans un état de paix, qui n'est point produit et garanti comme le précédent despotisme (sur la tombe de la liberté) par l'affaiblissement de toutes les forces, mais au contraire, par leur équilibre et l'émulation la plus vive.»10
En 1967, Jérôme Grynpas, philosophe bruxellois fait face lucidement à ces questions (remarquez l'emploi de «mondialisation» différent de l'usage d'aujourd'hui) : «Il n'est pas évident du tout qu'un développement dans le sens de la supranationalité et, à plus lointaine échéance, de la " mondialisation " de l'institution étatique soit pour l'heure tellement souhaitable. En effet, si le mode de vie démocratique ne trouve pas, entre-temps, le moyen de se revigorer, les super-États qui naîtraient accroîtraient encore les vices actuels de la vie politique. Ces nations-continents (ou cette nation-planète) seraient gouvernés par des équipes totalement soustraites au contrôle démocratique et protégés par la complexité encore plus terrifiante de ses rouages. D'une façon plus générale, on peut se demander si une universalisation qui aurait éliminé toute confrontation, toute émulation ne supprimerait pas, ipso facto, la dynamique même du progrès tant moral que matériel. Quand on parle de confrontation, il ne faut pas traduire cela par guerre. Quand on rejette - du moins dans l'état présent des choses - l'idée de mations-continents ou de nation-planète, cela ne signifie nullement le retour aux vieux antagonismes nationaux. On se contente de croire, pour les raisons exposées plus haut, que la dynamique du progrès sera mieux préservée si coexistent des entités nationales dont la diversité laissera libre cours à plus d'expériences, tout en limitant chaque fois ce qu'elles auraient d'excessif si elles avaient de trop vastes espaces pour s'implanter.»11
- 1. JC Wilame, L’ONU au Rwanda, Labor, Bruxelles, 1996.
- 2. Antonio Donini et Norah Niland, Rwanda: Lessons learned. A report on the Coordination of Humanitarian Activities, United Nations, Department of Humanitarism, novembre 1994, cités in JC Wiolame, op. cit., pp. 141-142.
- 3. JC Wilame, op. cit., p. 143-144.
- 4. JM Ferry, Les puissances de l’expérience, Tome II, Cerf, Maris, 1991, pp. 187-188.
- 5. Ferry fait ici remarquer que pour Nietzsche, la « folie des nationalités » masque le désir d’unité de l’Europe...
- 6. Ferry, op. cit., pp.188-189.
- 7. Ferry, op. cit., pp. 189-190.
- 8. Cette identité postnationale est expliquée dans les n° 4 de République (septembre 92), 6 du TOUDI annuel (1992), 11 de TOUDI mensuel (mai 1998), dans le n° spécial de TOUDI, Nivôse, 1999 (in rubrique «ailleurs»)
- 9. Gibelin traduit «föderative Vereinigung» en «union fédérative» car Kant s'oppose plus haut à un «État fédératif» («Völkerstaat»: nous dirions un «État fédéral»), au bénéfice d'une «Völkerbund» («Ligue des peuples» ou «Société des Nations»), expression proche, selon ses propres dires, du projet postnational de JM Ferry.
- 10. Emmanuel Kant, Zum ewigen Frieden, Berlin, 1795. Tr. française de Gibelin, Projet de la paix perpétuelle, Vrin, Paris 1992.
- 11. Jérôme Grynpas, La philosophie, Marabout, Verviers, 1997, p. 287.