La particratie, handicap de l'idée wallonne

Toudi mensuel n°10, mars 1998

Le mot particratie, tel qu’il sera employé dans le présent article, n’implique nullement une intention polémique ou un jugement de valeur connoté négativement. La particratie sera considéré ici comme l’un des modèles de régimes politiques existant dans les démocraties parlementaires. Nous essayerons donc de définir ce qu’est, en théorie et en pratique, une particratie et ce qui la différencie des autres régimes parlementaires. Nous verrons en quoi l’Etat belge peut être considéré comme une sorte d’idéal-type de la particratie et pourquoi ce modèle s’est reproduit en Wallonie. Nous soulignerons toutefois le début d’éloignement du système particratique qui semble se manifester au sein du monde politique wallon.

Qu'est-ce que la particratie?

Si l'on s'inspire des écrits du politologue français Maurice Duverger, il existe 4 grandes catégories de régimes parlementaires pluralistes: les systèmes bipolaires, les systèmes bipolarisés, les systèmes multipolaires avec un parti dominant, les particraties.

1) Les systèmes bipolaires Ces systèmes sont assez rares, ils sont surtout typiques des démocraties parlementaires anglo-saxonnes. Ils se caractérisent par l'affrontement sur la scène publique de deux grands partis politiques, l'un étant plutôt conservateur, l'autre plutôt libéral et favorable au mouvement. Ces partis s'articulent plus sur un vaste regroupement d'intérêts divers que sur un programme politique ou une idéologie déterminée. Le modèle historique de ce système est la Grande-Bretagne du XIXe siècle où Tories (Conservateurs) et Whigs (Libéraux) se partageaient les bancs du parlement. Ces partis comprenaient en leur sein de multiples factions, courants et sous-courants, ce qui explique une certaine mobilité des élus entre ces deux pôles de la vie politique. Un exemple montre qu'un changement d'étiquette ne présentait absolument pas l'importance qu'il a acquis dans la vie politique contemporaine. Winston Churchill changea deux fois d'affiliation politique au cours de sa longue carrière, en 25 ans , il passa des conservateurs aux libéraux pour enfin retourner chez les premiers cités. La perpétuation d'un tel système politique est favorisé par le mode de scrutin laminoir qu'est le vote uninominal à un tour, il permit notamment au parti travailliste de prendre la place des Libéraux après la première guerre mondiale. Depuis le début des années 70, le bipolarisme n'existe plus en Ecosse et au Pays de Galles avec l'apparition des deux partis autonomistes. En Angleterre, seul le mode de scrutin en place empêche une représentation équitable de la troisième grande force politique nationale qu'est le parti Libéral-Démocrate (17.2% des suffrages en 1997 pour seulement 46 députes sur un total de 659). Un même constat de disparition peut être fait pour le Canada depuis l'installation du Parti Québécois et du Reform party ou pour la Nouvelle-Zélande depuis l'instauration d'une dose de proportionnelle en 1996. Seul la rivalité Parti Démocrate - Parti Républicain qui continue à exister aux Etats-Unis reste assez conforme à un mode de vie politique surtout caractéristique du XIXe siècle et de l'ouverture aux "masses" du débat politique.

2) Les systèmes bipolarisés Ces systèmes se caractérisent par l'existence d'une pluralité de partis politiques, souvent articulés sur une base idéologique, mais celle-ci ne fait pas obstacle à un grand rassemblement de ces partis en deux grands pôles (la Droite contre la Gauche). La Nation illustrant le mieux cet état de fait est la France, la bipolarisation étant favorisée par le scrutin uninominal à deux tours qui oblige chaque camp à se rassembler entre les deux tours. Tant l'actuel gouvernement Jospin que l'ancien gouvernement Juppé sont en fait des coalitions de plusieurs partis qui se sont rassemblés autour d'un programme politique déterminé préalablement aux élections. En raison de sa stabilité qui préserve en même temps la coexistence d'une pluralité d'opinion politiques, ce système politique jouit d'une grande faveur en occident. L'Italie tend actuellement à s'éloigner de la particratie qui caractérisait la première République pour se rapprocher de ce modèle

3) Les systèmes multipolaires avec parti dominant Ceux-ci connaissent aussi une multitude de partis politiques mais la bipolarisation Droite-Gauche prend une forme différente de celle vue ci-dessus. L'existence d'un parti dominant fait que souvent celui-ci affronte une coalition d'opposants obligés de s'allier afin de pouvoir remporter les élections. Ces systèmes connaissent donc très souvent des cabinets minoritaires au parlement, les deux camps en présence obtenant rarement la majorité absolue. Ce fait ainsi que l'absence d'une bipolarisation formelle est du en partie à l'emploi du scrutin de listes à la proportionnelle. Les pays Scandinaves où les sociaux-démocrates sont dominant depuis l'entre-deux-guerres sont assez représentatifs de ces régimes politiques. On peut citer l'exemple du Fianna Fail qui dominent la vie politique de la République d'Irlande depuis 1932 (45 années de présence au gouvernement!)

4) Les systèmes particratiques Ces systèmes peuvent être aisément défini après l'examen des trois modèles précédents. Ils comprennent une multitude de partis politiques, aucun de ceux-ci n'arrivant à être suffisamment dominant. Cet état de fait rend nécessaire la formation de coalitions gouvernementales et empêche la constitution de cabinets minoritaires. Le gouvernement sera le résultat d'une coalition de deux ou plusieurs partis, celle-ci se formant après la tenue des élections et non préalablement, ce qui empêche toute amorce de bipolarisation réelle de l'enjeu électoral. Ces coalitions sont rarement renversées par le parlement ou défaites par les urnes, le résultat des élections se caractérisant par des mouvements essentiellement marginaux (quelques % de hausse ou de baisse). Elles auront plutôt tendance à imploser suite à l'apparition de divergences entre les composantes du gouvernement, la survie de ce dernier est donc essentiellement conditionnée par la recherche systématique et renouvelée d'un compromis en ses composantes. Il en découle logiquement un exécutif plutôt faible, les présidents de partis devenant les véritables détenteurs du pouvoir, notamment en désignant les ministres appelés à siéger au gouvernement. Enfin, cette particratie se retrouve souvent au sein de la fonction publique, chaque parti exigeant d'être représenté proportionnellement à sa force électorale. Ces comportements débouchent sur un sens de l'Etat et de l'intérêt publique très faiblement développé, tant chez les gouvernants que les gouvernés. Les deux Etats emblématiques de ce système politique étaient l'Italie et la Belgique. Depuis 1992, l'Italie s'étant progressivement éloigné de celui-ci, l'Etat belge demeure seul en piste au sein de l'UE. Avant de nous pencher brièvement sur la particratie au quotidien, nous allons examiner brièvement les origines historiques de la particratie à la belge .

Aux sources de la Belgique particratique

Au XIXe siècle, l'Etat belge connaissait un système politique similaire à celui de la Grande-Bretagne, les Libéraux s'opposant aux Catholiques. L'arrivée sur la scène politique du POB en 1885 aurait pu s'accompagner d'une évolution comparable, le POB remplaçant progressivement comme «parti du mouvement» les Libéraux. Les élections au suffrage majoritaire plural de 1894 et 1898 semblaient marquer le début d'un tel clivage, mais le parti catholique fut effrayé de constater que sa victoire électorale ne tenait qu'à sa position majoritaire dans une Flandre déjà plus peuplée. Il décida donc d'introduire le scrutin proportionnel de listes pour les élections de 1900. Le POB ne s'opposa pas à ce changement en raison du passé libéral de nombre de ses dirigeants et du soutien constant des Libéraux radicaux dans la lutte pour le suffrage universel. Il faut aussi ajouter à cela que la direction du POB, depuis l'échec de la dissidence d'Alfred Defuisseaux, était déjà dominée par la Flandre et Bruxelles, le scrutin proportionnel représentant le seul moyen pour le POB de percer dans une Flandre où il ne possédait aucun parlementaire. Ce mode de scrutin stoppa donc, comme espéré, le déclin du parti libéral, mais il n'empêcha pas l'existence jusqu'en 1914 d'une certaine bipolarisation, libéraux et socialistes se présentant en cartel aux élections de 1904, 1908, 1912.

L'arrivée du suffrage universel et l'effritement progressif du parti catholique va obliger ce dernier à s'allier alternativement avec les libéraux et les socialistes. Ces deux partis, mais, plus particulièrement, les socialistes se satisfaisant de cures d'opposition plus ou moins longues grâce à la tenue de leurs bastions communaux et provinciaux. Rappelons à quel point l'Etat belge fut façonné par le parti Catholique, depuis 1884 celui-ci n'a connu que 6 années d'opposition ! (1945-1947 et 1954-1958). Cela n'est évidemment pas dû à la cinquième roue du carrosse que sont les sociaux-chrétiens wallons et bruxellois mais bien à la domination du CVP sur la Flandre. Depuis un siècle, le système politique belge est caractérisé par un immobilisme forcené, presque toutes les tentatives de nouveaux partis ont échoué y compris celle du PCB et du RW qui pourtant furent, respectivement en 1946 et 1971, le deuxième parti de Wallonie. Les seules exceptions sont les partis dits «communautaires» (la VolskUnie et le Vlaams Blok en Flandre, le FDF à Bruxelles) et depuis le début des années 80 le mouvement écologiste, même si ce dernier n'a pas encore acquis une base locale stable. La conclusion apparaît donc évidente, la Belgique ne pourrait survivre à une quelconque forme de bipolarisation, la particratie, l'immobilisme est la condition même de la survie de l'Etat belge. Depuis longtemps, il n'existe plus que de manière épisodique et ponctuelle une opinion publique belge, ne parlons même pas d'une société civile. Wallonie, Bruxelles et Flandre connaissent des comportements électoraux distincts, la Flandre apparaissant comme plus volatile, ainsi que l'a montré les percées électorales éphémères du parti de Van Rossem (ROSSUM) et du parti des personnes âgées (WOW) et le PNPB créé par le père d'une victime de Dutroux..

Il est intéressant de constater que la Wallonie semble vouloir se diriger vers une évolution à l'italienne, c'est à dire l'apparition d'une certaine bipolarisation entre d'un côté un bloc libéralo-conservateur et un bloc vaguement progressiste de l'autre. La marginalisation voire la disparition du PSC ainsi que la création du MCC de Deprez, sont peut-être les signes avant-coureurs de cette évolution. Ce parti, depuis longtemps marginal en Wallonie (20 à 25% des suffrages depuis plus de 25 ans), ne vit que de sa participation au pouvoir, celle-ci étant assurée par la position dominante du CVP en Flandre. Il faut toutefois compter avec l'opposition des divers piliers de ce parti (l'enseignement libre confessionnel, la CSC, les mutualités, le MOC) qui, même s'ils sont moins puissants qu'au CVP, refuseront certainement de voir leur pouvoir d'influence diminué par la constitution de ces deux pôles. L'Italie s'est éloignée du système particratique depuis que la démocrate-chrétienne (DC) a implosé, deux morceaux rejoignant le pôle de droite, le troisième le pôle réformiste. Le pôle chrétien CVP-PSC joue au sein de l'Etat belge le même rôle que la DC italienne, une dislocation du PSC entre tous ses courants aura peut-être les mêmes effets. Wallonie et Flandre semblent donc se diriger vers une évolution politique distincte; le processus de bipolarisation en cours en Wallonie étant freiné voire paralysé par la puissance du CVP, le parti créateur et perpétuateur de la particratie à la belge et à la flamande, la vie politique flamande semblant avoir hérité des errements et vicissitudes de la politique belge, le principal bénéficiaire de cet état de fait ne pouvant être que le CVP.

La particratie au quotidien

Dans un système particratique, la vie politique, ainsi que celle de la société civile, se caractérisent par le conformisme et d'individualisme. Un homme politique qui veut conquérir et conserver le soutien du public doit, à cette fin, se constituer une clientèle personnelle d'électeurs. Ce but sera atteint s'il agit comme intermédiaire entre, d'une part, les électeurs de sa circonscription, et, d'autre part, l'Etat ou des sociétés privées, et ce en particulier s'il soutient ou s'il paraît soutenir l'acquisition par ses électeurs de divers avantages. En raison de cette nécessité d'agir comme intermédiaire, le parlementaire de base dépense une beaucoup plus grande partie de son temps de travail au profit de ses électeurs plutôt qu'à une participation active au processus législatif. Une des causes de ce phénomène tient au système électoral. Le scrutin proportionnel autorisant les votes de préférence, chaque candidat se retrouve en compétition avec tous les autres candidats en présence (y compris et surtout avec ceux de son propre parti). D'une manière générale, ce candidat ne pourra se distancier grandement de ses colistiers sur des questions de politique générale, il devra donc employer une autre méthode pour acquérir l'ascendant sur ceux-ci. Habituellement, il essayera d'apparaître comme un serviteur plus assidu et plus efficace des électeurs de sa circonscription, à cette fin, il devra aborder avec sympathie toutes les demandes d'interventions ou d'aides qui lui sont soumises, et ce, même s'il considère qu'il ne pourra être d'aucune aide réelle. Une autre explication de ce système est bien sûr la faiblesse du pouvoir législatif face à l'exécutif, faiblesse que l'on peut retrouver presque partout en Europe.

Enfin de nombreux électeurs demandent l'aide de leur député car ils croient, à tort ou à raison, que celui-ci possède un pouvoir et qu'il peut leur obtenir des choses qu'ils ne pourraient se procurer par eux-mêmes. La question de savoir si le public croit que les efforts d'un intermédiaire peuvent influencer les événements est aussi importante que la réalité objective, il ne fait aucun doute que la plupart des hommes politiques encourage la croyance que leur services valent la peine d'être utilisés. Le clientélisme ne peut évidemment qu'encourager l'individualisme! L'argent et l'emploi n'existant qu'en quantité limitée, tout individu sait que ses souhaits ne peuvent être rencontrés qu'aux dépens de ceux d'une autre personne. Il est, par exemple, dans l'intérêt d'un individu de s'assurer que sa candidature auprès d'une entreprise, dont le patron est l'ami d'un député, soit mieux présentée que celle d'autres individus qui, dans les faits, sont ses adversaires. Cet individualisme ne s'est pas accompagné de l'individualité. L'insistance faite sur le bonheur personnel et la réticence à coopérer trop profondément avec d'autres n'ont pas permis la création d'une vivante diversité d'opinions et d'une société pluraliste, mais bien celle d'un consensus étriqué et d'un conformisme ennuyeux sur presque tous les sujets de société. Une variété de pressions se combinent par ailleurs pour maintenir l'opinion politique et le comportement électoral de chaque individu en concordance avec ceux de la majorité, quelle qu'elle soit.

Conclusion

Des événements récents semblent montrer que la Région wallonne reproduit les errements du système politique belge. Le clientélisme en soi n'est pas condamnable, mais quand il tient lieu de programme électoral ou de manière d'être, le système politique commence à se gangrener! Le processus de bipolarisation en cours (création du MCC, départ du PS d'Ernest Glinne et Jean Guy) est un pas dans la bonne direction pour enfin nous éloigner de l'immobilisme du système particratique. Mais il semble bien que nous aurons encore un certain temps des hommes politiques gardant la mentalité du système précédent, notamment certains de ceux qui ambitionnent de diriger la Wallonie, les structures évoluant hélas! de manière plus rapide que les mentalités.

Mais si la Wallonie veut être autre chose qu'une Belgique en modèle réduit, nous ne devons plus faire l'économie d'un débat sur la Nation wallonne en gestation. Nous laisserons le mot de la fin à l'historien français Raoul Girardet: «On a déjà annoncé par le passé la fin du sentiment national, et on a toujours assisté à sa renaissance. Donc on peut imaginer un retour de la conscience d'appartenance à une communauté historique, qui implique des devoirs. A mes yeux, aucune idéologie autre que celle de la Nation ne peut reconstituer (en France) un certain type de civisme qui est respect de l'autre, respect de ses droits, bref le sentiment fort d'une appartenance collective qui oblige.» 1

PS Le présent texte constitue la première version d'un article qui devrait faire partie d'un ouvrage collectif futur sur la Wallonie élaboré par l'asbl Vivre en Wallonie.


  1. 1. L'Histoire n°201, juillet-août 1996, p.107.