La Wallonie et la Première Guerre mondiale, perspectives historiques récentes (I Paul Delforge)
[Il est conseillé d'agrandir le texte à l'aide des outils de votre PC pour pouvoir mieux lire les deux illustrations. Publié le 2 septembre 2009]
Au cours du long cheminement des Wallons vers l’autonomie, la Grande guerre fut longtemps considérée par les historiens comme une page blanche ou comme un coup d’arrêt, la défense de la Wallonie passant au second plan au bénéfice de la reconquête par la « Belgique martyre » de son indépendance nationale violée par l’Allemagne. Comme un seul homme et durant tout le conflit, les militants wallons se drapèrent dans les plis du drapeau belge et se rangèrent dans le sillage du Roi- chevalier et de sa vaillante armée. Ce beau mythe historique, que certains continuent à perpétuer, est pourtant mis à mal depuis de nombreuses années. Dans le sillage du renouveau que connaît dans toute l’Europe l’étude de la grande guerre depuis le début des années 90, les travaux se sont multipliés pour reconsidérer la situation de la Belgique au cours de cet événement majeur de l’histoire contemporaine. Deux livres récents et complémentaires apportent un nouveau regard sur l’histoire de la Wallonie mais aussi de certains militants wallons durant la guerre et les mois qui suivirent la fin du premier conflit mondial.
Sous un titre d’une grande modestie 1, Paul Delforge nous livre ni plus ni moins qu’une analyse historique approfondie du mouvement wallon pendant toute la deuxième décennie du siècle passé. Le livre commence par rappeler l’opposition de nombreux militants wallons à la politique de défense des divers gouvernements catholiques qui se succèdent sans discontinuer depuis 1884. En 1906, une loi fixe la position officielle du gouvernement : en cas d’attaque, l’armée belge ne livrera qu’une résistance sporadique via quelques combats de retardement et se réfugiera dans les forts d’Anvers où sont stockées toutes les réserves de vivres et de matériels. Le bassin industriel wallon ne sera pas défendu, les fortifications autour de Liège et Namur n’ont d’autres objectifs que de retarder aussi longtemps que possible une éventuelle percée ennemie, qu’elle provienne de France ou d’Allemagne… Pour l’Assemblée wallonne, l’ennemi ne pourra venir que de l’est et elle réclame la création d’une deuxième ligne de défense via une division positionnée entre la Meuse et Bastogne afin de protéger le territoire wallon. Ensuite la question épineuse de l’emploi des langues dans une armée désormais composée de conscrits va susciter de nombreux débats. Disons pour simplifier et pour diverses raisons, qu'une forte majorité des députés et sénateurs libéraux et socialistes wallons rejetèrent l’idée de l’imposition d’un bilinguisme généralisé, dès le niveau des sous-officiers, violemment combattue par le mouvement wallon qui proposa de privilégier le recrutement régional des unités combattantes et la mise en place d’unités distinctes de langue française et de langue flamande. 2 Le bruit de la guerre ne cessait d’enfler dans toute l’Europe: crises de Tanger, guerres balkaniques de 1912 et 1913, pourtant la question de la défense nationale demeura embourbée dans les clivages traditionnels de la vie politique belge depuis 1831, le gouvernement de Broqueville, résolument optimiste, estimait quand à lui que la nouvelle armée belge, reposant sur le principe, défavorable aux Wallons, du service obligatoire d’un fils par famille, serait opérationnelle en 1920… L’ensemble de la Belgique fut conquise en quelques mois par les armées allemandes, « le réduit national anversois » se révélant une erreur stratégique et tactique, le territoire national fut réduit à quelques dizaines de kilomètres carrés à l’ouest de l’Yzer.
Dans le sillage de l’analyse toujours pertinente que l’historien allemand Fritz Fischer fit au début des années soixante des buts de guerre de l’Allemagne 3, Paul Delforge examine ensuite le sort que la puissance occupante entendait réserver à la Wallonie. Le gouvernement impérial prévoit l’annexion au Royaume de Prusse de Liège et de Verviers, la province de Luxembourg est démantelée pour être rattachée au Grand-Duché. La Belgique agrandie de la Flandre française deviendra un Etat vassal tant du point de vue politique qu’économique et militaire, les côtes de la mer du nord et les fortifications subsistantes étant contrôlées par les armées allemandes. Le Royaume de Bavière a aussi divers plans et projets concernant le futur de la Belgique 4 Certains font même de la Wallonie une monnaie d’échange avec une France vaincue amputée définitivement de l’Alsace-Lorraine et du bassin minier de Longwy-Briey. De son côté, le gouverneur général de la Belgique, de fin 1914 à son décès début 1917 (le général Moritz von Bissing), fit du contrôle de l’ensemble du territoire belge, administré par une multitude d’autorités civiles et militaires (comme illustré par les deux figures ci-dessous), un but de guerre fondamental auquel l’Allemagne ne devait renoncer à aucun prix. Pour atteindre cet objectif, sa stratégie personnelle reposait sur cinq principes : une politique de force et d’expropriation appliquée aux Wallons ; favoriser le mouvement flamand pour diviser la Belgique en deux sans toutefois autoriser la constitution d’un Etat flamand indépendant ; se rapprocher du clergé ; introduire diverses réformes sociales et se débarrasser du Roi. 5
La « Flamenpolitik » menée par l’occupant à partir de 1915 a donc pour unique objectif de favoriser les buts de guerre allemands par le biais de diverses réformes : flamandisation des communes bruxelloises, de l’université de Gand, de la Justice et de l’Enseignement, transfert unilatéral à la Flandre des communes « bilingues » situées le long de la frontière linguistique, scission des ministères en section flamande et wallonne, etc. La séparation administrative décidée en mars 1917 ne s’adresse qu’aux Flamands et ne se soucient nullement des Wallons et de leurs éventuelles préoccupations. Mais « après avoir considéré le territoire wallon comme quantité négligeable (…) l’occupant lui accorde une attention soutenue dès l’été 1917.» 6 L’Allemagne verrait bien la mise en place d’une confédération de deux Etats, unis par une couronne commune. « En créant les conditions de la séparation administrative, l’occupant allemand n’a rien inventé ; il a joué sur des aspirations politiques inscrites dans la société belge avant l’éclatement du conflit mondial. » 7.
Au même moment, certains militants wallons essentiellement libéraux et socialistes hennuyers 8, interpellés par la séparation administrative et voulant réagir à la Flamenpolitik de l’occupant, commencent à réfléchir à l’après-guerre. Les projets élaborés par Emile Buisset, Arille Carlier, Franz Foulon, René Branquart, Léon Troclet et Oscar Colson imaginent tous une Belgique fédérale qui devra être mise en place une fois le territoire libéré. Paul Delforge souligne d’ailleurs que l’on néglige trop souvent de se pencher sur le « particularisme » hennuyer : « dans l’Etat belge centralisé et conservateur–catholique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, le pouvoir provincial hennuyer a valorisé au maximum ses prérogatives d’autonomie pour développer la politique qui correspondait le plus à ses aspirations politiques. (…) Il y a de fortes chances que le mouvement wallon ne serait pas né dans le Hainaut si le pouvoir central n’avait tenté d’entraver les initiatives menées par les libéraux puis surtout les socialistes. » 9 Si l’on ajoute à cela les activités des Wallons de « l’extérieur » dont le plus connu est Raymond Colleye et son journal L’opinion wallonne publié à Paris, il y eut clairement une activité politique wallonne durant la guerre. Pour ce qui est des « activistes » wallons, c’est pour l’essentiel en nombre infime que les Allemands trouvèrent des Wallons prêts à gérer administrativement et politiquement leur pays sous tutelle allemande. Ainsi les activités du Comité de Défense de la Wallonie, hypothétique embryon de gouvernement wallon, semblent être proches voire téléguidées par les autorités allemandes, mais la représentativité du Comité est pour le moins limitée. Par contre les journaux Le Peuple wallon de Désiré De Perron et Ernest Houba et L’Echo de Sambre et Meuse furent clairement inféodés (et financés) à la propagande allemande. 10 Assez curieusement, après guerre, la justice belge se révèlera très clémente, tant pour ceux qui publièrent sous censure allemande que pour ceux qui relayaient par leurs écrits la politique allemande, ce furent les dirigeants des ministères wallons qui furent frappés le plus durement, le procès en Cour d’Assises de Namur fin 1919 étant symboliquement considéré comme celui des « activistes » wallons 11. En conclusion, pour Paul Delforge, c’est donc au cours de la Grande guerre que de petits noyaux wallons dispersés et la plupart du temps en secret tentèrent de donner une définition et un contenu à l’idée de séparation administrative. Ce dernier terme assimilé à la politique allemande est discrédité « mais dans les rangs wallons, elle n’est plus une vague idée ou une simple menace, elle est devenue un projet, elle a acquis un contenu, avec de nombreuses variantes, qu’il conviendra de populariser et de défendre lorsqu’un consensus aura été trouvé, non plus sous (ce nom) mais sous celui de fédéralisme et d’autonomie. » 12
Lorsque l’on referme l’ouvrage de Paul Delforge, dont je dois aussi souligner la qualité de l’iconographie, de nombreuses cartes étant présentes, on a clairement le sentiment qu’il fait déjà clairement date dans l’historiographie du mouvement wallon, par son étude originale et approfondie des archives disponibles, son utilisation des innombrables biographies rassemblées dans le cadre de l’Encyclopédie du mouvement wallon 13 , par ses questionnements et ses conclusions, il pose sans aucun doute un jalon par rapport auquel les travaux futurs devront se référer et se situer. Il n’est pas impossible que l’analyse d’autres archives conservées notamment aux archives fédérales allemandes 14 apportent d’autres révélations ou confirmations, Paul Delforge semblant notamment discerner des politiques concurrentes à Liège entre la « politische abteilung » dépendant du Ministère des Affaires étrangères du Reich et la « Zivilverwaltung » dépendant du Ministère de l’Intérieur du Reich. A ma connaissance, peu ou pas d’ouvrages récents qui traitent de l’occupation de la Belgique durant la Grande guerre ont eu recours aux archives tant du Ministère de l’Intérieur du Reich 15 que du Ministère prussien de l’Intérieur 16, organes auxquels était rattachée la Zivilverwaltung. Les quelques archives ayant survécu à la Seconde guerre mondiale de l’armée de terre allemande renferment-elles peut-être aussi quelques informations 17
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Au sortir de la guerre, ce n’est nullement une Belgique apaisée et réconciliée qui se manifeste : dès 1919, les clivages politiques et nationaux traditionnels, latents pendant la guerre y compris au sein même de l’armée belge, sont bien toujours bien vivants et réapparaissent en plein jour 18 notamment en ce qui concerne la répression des « inciviques », et c’est ici qu’intervient l’ouvrage dirigé par Laurence van Ypersele et Xavier Rousseaux : « La Patrie crie vengeance ! La répression des inciviques belges au sortir de la guerre 1914-1918 » que je présenterai dans un prochain article.
Dans Toudi mensuel n°21-22, septembre-octobre 1999, on peut lire un compte rendu d'un ouvrage sur la même période qui est en réalité la publication des lettres de deux jeunes Wallons pendant la guerre dont l'un est le père du Professeur honoraire de l'ULB Bolle de Bal : Les survivants du boyau de la mort
Sur la même période également (ou sujets très très proches) il faut lire Figures belges lors du centenaire en 1930, La politique militaire belge et la Wallonie (1920-1940), La première guerre et sa mémoire, La Grande guerre dans la mémoire: de l'avenir infini à l'avenir fini
- 1. La Wallonie et la première guerre mondiale. Pour une histoire de la séparation administrative, Institut Jules Destrée, Namur, 2009.
- 2. P. Delforge, pp.44-45.
- 3. F. Fischer Les buts de guerre de l’Allemagne impériale. 1914-1918. Paris, Trévise, 1970
- 4. voir P. Delforge, pp.68 et s.
- 5. P. Delforge, p.112.
- 6. P. Delforge, p.484.
- 7. P. Delforge, p.494.
- 8. Pour la petite histoire, sa date de naissance n’étant presque jamais évoquée, le Dr Louis Caty, cité page 327 par Paul Delforge, député permanent du Hainaut de 1900 à son décès en 1923 et président de la fédération « socialiste républicaine » boraine du POB après le décès de Désiré Maroille en 1919, est né à Leuze-en-Hainaut le 11 avril 1862.
- 9. P. Delforge, p.258.
- 10. P. Delforge, p.486.
- 11. voir P. Delforge, pp.445 et s.
- 12. P. Delforge, p.495.
- 13. Une petite correction, c'est fin 1921 et non fin 1920 que le professeur Ernest Mahaim fut pendant six semaines dans un gouvernement en affaires courantes Ministre de l'Industrie, du Travail et du Ravitaillement
- 14. Archives fédérales allemandes
- 15. R 1501 - Reichsministerium des Innern, Abteilung IAO Okkupationsangelegenheiten 1914-1925
- 16. I. HA Rep. 77 - Ministerium des Innern
- 17. RH 18 Chef der Heeresarchive-1.2.6.4.2 General-Gouvernement Belgien
- 18. P. Delforge, pp.435 et s.
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Commentaires
La question wallonne plus importante que la question flamande