Le combat de la Wallonie

29 mai, 2016

Femmes wallonnes en lutte

Femmes wallonnes en lutte

Il n'est pas normal que dans le contexte des luttes actuelles on s'étonne tant de la différence des réactions en Wallonie et en Flandre à la politique du gouvernement le plus à droite et le plus belgo-flamand de notre histoire depuis Jules Destrée. Même le gouvernement du Wallon Duvieusart qui fit revenir Léopold III en Belgique le 22 juillet 1950, déclenchant l'insurrection la plus violente de notre histoire depuis 1830, ne l'était pas autant. Un examen minutieux des grandes grèves de 1886 à 1961 permet de voir que la Wallonie a presque toujours eu l'initiative du combat, même en 1830, en dépit du fait que l'on insiste trop sur les événements bruxellois sans tenir compte de tout ce qui à Mons, à Liège, à Charleroi répondait aux actions menées à Bruxelles.

Analyse historique et politique rapide

Les réactions de la Wallonie ont toujours été différentes de celles de la Flandre et ont toujours été plus combatives1. Il y a une tendance dans la droite flamande à le souligner et on sait pourquoi elle le fait. C'est pour des raisons analogues à celles de la droite flamande que la droite wallonne assiste, rageuse, à ce qui est un fait récurrent. Mais c'est à tort que la gauche wallonne peut être aussi gênée ou silencieuse que la droite flamande et la droite wallonne ne sont volubiles.

Certes, on comprend pourquoi il en est ainsi. Le combat syndical a comme cadre l'Etat national belge et c'est dans ce cadre que la lutte doit devenir victorieuse.

Pourtant, les travailleurs, la classe ouvrière ne sont pas des entités abstraites. Merleau-Ponty dans Sens et non-sens a déjà indiqué que l'internationalisme dont Marx a tant mis en avant la nécessité n'a pas comme conséquence de gommer les différences entre ceux qui subissent la domination et l'exploitation. Merleau-Ponty parlait et partait d'un pays bien plus important que la Wallonie, mais ce qu'il dit demeure vrai pour le Pays wallon : « Être marxiste, ce n'est pas renoncer aux différences, à être Français, Tourangeau ou Parisien, ce n'est pas renoncer à l'individu pour se confondre avec le prolétariat mondial. C'est bien rejoindre l'universel, mais sans quitter ce que nous sommes. Même dans une perspective marxiste, le prolétariat mondial, tant qu'il n'existe qu'objectivement et dans l'analyse de l'économiste, n'est pas un facteur révolutionnaire. Il le devient s'il se saisit comme prolétariat mondial, et cela n'arrivera que par la pesée concordante ou par la rencontre au même carrefour des prolétariats de fait, tels qu'ils existent dans les différents pays, non par un internationalisme ascétique où chacun d'eux perdrait ses plus fortes raisons d'être marxiste. » 2.

Tous les mots sont importants dans ces quelques phrases.

Dans le mouvement social actuel, il est frappant de constater que les initiatives viennent toutes de Wallonie et de ce qui en est le prolongement, le monde francophone belge : la grève des gardiens de prison qui se poursuit depuis un mois ; l'interpellation sans précédent dans notre histoire du Pouvoir exécutif et législatif par le Premier président de la Cour de cassation, Jean de Codt, le 15 mai à la RTBF (et la grève des magistrats wallons et francophones) ; la grève spontanée des cheminots qui éclate le 26 mai et qui se prolongera encore plusieurs jours de toute façon jusqu'au 31 mai. On peut toujours interpréter tout cela en termes dits « culturels » soit pour en être fier, soit pour insister sur le fait que la Wallonie travaille moins, est plus frondeuse, plus tire-au-flanc que la Flandre et lui prévoir à cet égard le pire. Ou qu'en s'affirmant si différente de la Flandre, elle fait le jeu des séparatistes flamands.

Il y a dans ce dernier reproche quelque chose de parfaitement invraisemblable. Nous avions parlé pour commencer du Jules Destrée des années 1910, de l'insurrection wallonne et républicaine de 1950. A chacune de ces périodes la Wallonie se trouvait gravement mise en minorité politiquement. Comme elle l'était aussi lors de la grève du siècle en 1960-1961. Mais jamais — jamais !—, la Wallonie n'a été autant mise en minorité qu'elle ne l'est aujourd'hui. Dans les années de Destrée, 40% du corps électoral wallon étaient représentés dans les gouvernements catholiques conservateurs homogènes à la tête de l'Etat belge. Elle l'était également en 1950 (un peu moins), dans le gouvernement Duvieusart. Elle l'était encore (près de 50% dans le gouvernement de Gaston Eyskens) en 1960-1961.

Jamais elle n'a été aussi minorisée politiquement que dans les circonstances présentes. Les chiffres le démontrent puisque à peine un quart des suffrages wallons supportent ce gouvernement prétendument belge, en réalité flamand.

C'est Charles Michel qui fait le jeu de la NVA, ce qui somme toute n'est pas pour déplaire à ceux qui savent depuis longtemps que pour la Wallonie populaire l'Etat où nous sommes
ne sera jamais vraiment le sien.

Un gouvernement belgo-flamand de droite soutenu par l'Europe

Ce ne sont que des chiffres ? Non, justement, ce ne sont pas que ces chiffres ! Il faut voir que tant dans les années 1910 qu'en 1960-1961 et même en 1950, la domination flamande de droite n'était pas aussi dure. Ce n'est un secret pour personne que Gaston Eyskens notamment (Premier ministre avant Duvieusart et ministre encore sous sa direction), n'était pas léopoldiste. Il l'a réaffirmé dans ses Mémoires dont nous avions publié des bonnes feuilles dans République. Tous ceux qui connaissent bien Leuven savent où était son domicile, bien au centre de la cité brabançonne flamande où il avait tenu avant la Consultation populaire à ce que ne figure sur sa maison (ce qui est contraire à la tradition), aucune invitation à voter OUI à Léopold. Duvieusart était au moins aussi anti-léopoldiste que lui. Alors qu'ici, nous avons un gouvernement profondément acquis à la politique d'austérité ultra-libérale imposée par l'Union européenne, mais désirée sans aucun doute par la NVA, l'Open VLD, et même le CD&V avec un Kris Peeters qui joue le rôle de la ministre française du travail dans un PS français tout autant rallié au néolibéralisme.

L'Union européenne est donc un soutien de taille à la domination flamande de droite que subit la Wallonie.

Ce qui se passe aujourd'hui en matière d'agitations sociales en France révèle un trait permanent de la France et on aurait bien de la peine à trouver cela dans certains autres grands pays européens aujourd'hui. La France est de fait le pays qui, dans ses profondeurs, recèle le plus de forces potentiellement opposées à l'actuelle direction néolibérale et germanique de l'Union européenne. Il y a là un immense espoir. Ce qui se passe aujourd'hui révèle aussi un trait national de la Wallonie qui la différencie aussi très profondément de la Flandre. Est-ce quelque chose d'ethnique, de linguistique, de culturel ? Qu'importe ! Au-delà de cela, il y a quelque chose de plus permanent, de plus rationnel aussi parce que lié à la culture démocratique de nos sociétés : la Wallonie est depuis près de deux siècles une minorité dans l'Etat belge. Il y a là ce qu'il y a de plus objectivement réel (si l'on peut s'exprimer ainsi), dans le phénomène national : un rapport de force, un état des lieux, une situation géopolitique qui s'inscrit dans la longue durée chère à Braudel, une durée faite pour durer longtemps encore. C'est sans doute cela la nation et la nation démocratique encore plus.

La Belgique le nie. L'Union européenne qui ne vaut pas mieux que la Belgique à cet égard, le nie aussi puisque, à travers les traités européens TSCG et MES, elle a suspendu tout contrôle parlementaire possible sur la politique budgétaire de chaque nation au mépris très profond de la souveraineté nationale, c'est-à-dire de la démocratie. Avec cette conséquence aggravante que cette suspension de la démocratie ne vise pas « que » (si l'on peut dire !), la démocratie politique, mais aussi la démocratie économique (les services publics) et sociale (la Sécurité sociale) 3. Démocratie économique et sociale sont d'ailleurs liées à la démocratie politique comme Jean-Marc Ferry l'a bien montré 4.

Il y a ici quelque chose qui a de quoi inquiéter. Le Gouvernement de Charles Michel, tout en disant le contraire, refuse en réalité toute concertation sociale. On peut s'étonner à nouveau qu'on s'en étonne. Quand Ferry parle d'une démocratie qui ne se limite pas à la vie électorale et parlementaire il songe notamment à la concertation sociale, et même dans d'autres secteurs : songeons ici à la Justice. Les aveugles ne voient pas que l'Union européenne est en train de nous mener dans un autre Régime.

A quoi bon se soucier encore de concertation sociale puisque les Parlements eux-mêmes n'ont plus rien à dire!

A quoi bon se soucier de la séparation des Pouvoirs puisque déjà le Pouvoir législatif surtout est paralysé par les traités européens actuels, comme l'a dit Jean de Codt !

Ces traités ne se soucient évidemment plus depuis plusieurs années de l'indépendance de la Justice : d'autres traités, notamment avec les USA, vont d'ailleurs également la nier.

Cette guerre sociale menée contre l'Union européenne et son relais rue de la Loi à Bruxelles, est une guerre de défense des nations et la démocratie, par conséquent une guerre de défense de l'Inter-national et de l'Internationale.

Il est urgent que, sans mettre à mal toutes les solidarités avec d'autres peuples européens et notamment les peuples voisins, comme le peuple flamand, la Wallonie mène aussi, contre la dictature qui vient,
son combat qui est aussi —pas seulement, mais aussi—un combat national.

  1. 1. Grèves générales en Wallonie
  2. 2. Marxisme et sentiment national
  3. 3. L'Union européenne et la nouvelle gouvernance économique : un système politique contre l'Etat démocratique
  4. 4. Le Parlement peut-il tuer la démocratie ?