Le retour des nationalismes en opposition à la mondialisation

Toudi mensuel n°72, septembre-octobre 2006

Un arrêt dans l’extension du libre-échange

Le néolibéralisme affirme que le libre jeu des marchés assure la régulation la plus efficace de l’économie. Il implique, nécessairement, le libre-échange le plus large possible des capitaux, des marchandises, des services et même des personnes.

Dans les faits, c’est pratiquement réalisé pour les marchés des capitaux et on parle de «globalisation financière». Pour les marchandises industrielles, les droits de douane et les limitations aux importations ou exportations ont été très fortement réduits. Dans le domaine des produits agricoles et d’élevage, des droits de douane, des subventions publiques ou d’autres restrictions existent dans les pays développés comme les États-Unis d’Amérique ou l’Union européenne. Dans le domaine des services, y compris certains services financiers des restrictions existent encore.

Depuis quelques années, environ depuis 2000, on constate des difficultés de plus en plus grandes à une progression du libre-échange. Cela se marque tant à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) que dans l’Union européenne.

L’Organisation mondiale du Commerce

1) cycle de Doha

Les négociations à l’Organisation mondiale du Commerce ont échoué. Il s’agissait du cycle de négociations appelé «cycle de Doha» parce qu’elles avaient débuté dans la capitale du Qatar en novembre 2001.

Le Directeur général de l’OMC, l’ancien Commissaire européen Pascal Lamy y avait mis tout son poids, mais aussi toute sa persévérance. Rien n’y a fait.

Quand on analyse les raisons de cet échec, on s’aperçoit d’un retour important des nationalismes. Aucune nation puissante ou groupe de nations, comme l’Union européenne, n’accepte de céder quoi que ce soit qui puisse nuire à ses intérêts.

Les états Unis d’Amérique refusent de réduire les subventions considérables à leurs agriculteurs, tellement importantes que le riz américain ou le coton américain est moins cher que les riz asiatiques ou les cotons des pays africains, portant atteinte au développement de ces pays.

L’Union européenne refuse d’abaisser ses droits de douane sur les produits agricoles et d’élevage. Elle inonde les pays africains de poulets congelés mettant en péril le petit élevage rural.

L’Inde, le Brésil, l’Argentine s’en tiennent à la protection des leurs propres intérêts. Le temps où le libre-échange était la règle à laquelle tout le monde croyait - ou se pliait - semble appartenir au passé. Si cela se confirme, on se trouve à l’amorce d’un changement radical.

2) négociations bilatérales et zones économiques

De plus en plus d’accords d’échanges internationaux se concluent en dehors de l’OMC. Il s’agit soit d’accords bilatéraux, soit du développement de zones de coopérations économiques comme le Mercosur en Amérique latine ou l’ASEAN en Asie du Sud-est.

Ces accords ont la particularité de réserver aux seuls signataires les avantages concédés par l’accord; ils en excluent donc le bénéfice pour les autres pays, tandis que les accords conclus par l’OMC sont applicables et valables pour tous les pays : ce qu’on appelle «la clause de la nation la plus favorisée».

Cela ne signifie pas pour autant un progrès, car les pays puissants imposent leurs vues à des pays plus faibles mais contraints à ces accords pour assurer leurs débouchés. C’est notamment le cas des états-Unis d’Amérique qui ont tenté de réaliser un grand marché américain englobant l’Amérique du Sud. N’y étant pas parvenus suite à l’opposition de plusieurs pays, ils tentent de conclure des accords bilatéraux pour contourner petit à petit cette opposition.

3) émergence de nouveaux ”grands” pays

Des pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil sont devenus des puissances économiques mondiales et leurs taux de croissance sont très élevés. Les anciens pays développés ont de plus en plus de difficultés à leur faire admettre un développement du libre-échange qui risque des freiner leur propre expansion. Et, d’autre part, les anciens pays développés sont confrontés à la concurrence des produits fabriqués dans des pays où les salaires sont peu élevés en regard des leurs.

L’Union européenne

Le NON de la France et de la Hollande au référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen et le retrait de toute idée de référendum dans plusieurs autres pays marquent une volonté de retour des nationalismes dans les politiques économiques. C’est clair quand on examine les arguments venant de la gauche en France.

La construction européenne marque, aujourd’hui, un net temps d’arrêt, qu’il s’agisse du budget européen, de projet de directives ou de ce qu’il en est advenu de la directive dite « Bolkestein ».

Dans plusieurs pays, on voit des comportements « nationalistes » de la part des Gouvernements lorsqu’une entreprise importante, considérée comme un « fleuron » national, est l’objet d’une OPA (Offre publique d’achat) de la part d’une entreprise étrangère. Ce fut le cas en France à propos de Danone, c’est le cas à présent en France à propos de Suez, c’est le cas en Espagne à propos de Endesa (importante entreprise dans le secteur énergétique, objet d’une OPA de la part de la société allemande E.O.N.)

Dans tous ces cas, les Gouvernements interviennent, voire même négocient entre eux des garanties de sauvegarde de leurs intérêts nationaux.

Un retour des nationalismes ?

Le libéralisme et à sa suite le néolibéralisme dominant aujourd’hui ont toujours prôné le libre-échange pour deux raisons : d’une part le libre jeu des marchés est censé assurer la meilleure allocation des ressources et les meilleurs prix pour les consommateurs, d’autre part, le libre échange est censé être bénéfique pour tous les partenaires, au contraire du protectionnisme, parce qu’il permet à chacun de mieux valoriser ses propres avantages naturels ou technologiques dans tels ou tels produits et d’acquérir les autres produits fabriqués ailleurs à meilleur prix. Telle est la théorie.

La réalité apparaît autre. On ne croit plus aux « bienfaits » automatiques du libre-échange, Cela ne signifie pas, pour autant, qu’on croie dans un protectionnisme et un isolationnisme forcenés. Mais chacun veut rester maître chez lui de sa propre politique économique. Le tournant qui s’amorce dans la pensée économique du monde politique peut être important.

L’autosuffisance alimentaire a, de tout temps, été un souci majeur du pouvoir public. Ce souci existe toujours. Malgré les affirmations de libre-échange, beaucoup d’États continuent à appliquer des mesures de protection de leurs productions alimentaires. Cela explique, notamment, le poids de la Politique agricole commune (PAC) dans le budget de l’Union européenne.

Ce souci d’autosuffisance ou de garantie des approvisionnements s’étend maintenant à l’énergie.

L’opposition des citoyens et des villes et communes au projet d’Accord général sur le commerce des services (AGCS) que tente de faire admettre l’OMC est également significatif. Plus de 70 communes wallonnes dont les principales villes se sont déclarées hors AGCS, marquant ainsi leur opposition à ce projet. Un même mouvement se développe en France, en Italie, en Espagne, notamment. Des rencontres internationales ont eu lieu à Bobigny (France) et Liège où une résolution a été adoptée. Ces rencontres groupaient des représentants des autorités communales, des organisations syndicales et des associations et mouvements.

La sauvegarde du service public devient un objectif de plus en plus important, s’opposant à la privatisation. Cela semble acquis au niveau des citoyens et des communes, il faut maintenant convaincre, de proche en proche, les pouvoirs régionaux, fédéraux et le niveau européen.

En matière économique, retour des nationalismes signifie retour de l’état dans le contrôle, voire la régulation de l’économie. C’est, donc, un frein au libéralisme.

L’État régulateur (1945-1975)

La « grande crise » des années 1930 qui a affecté les pays industrialisés en Amérique du Nord et en Europe, a entraîné une réflexion des économistes, en particulier du grand économiste J.M. Keynes. Il a montré qu’une économie de marché livrée à la concurrence n’évoluait pas d’elle-même vers le plein emploi mais qu’au contraire elle pouvait rester en équilibre de sous-emploi. Seules des interventions de l’état peuvent la faire évoluer vers le plein emploi.

De même si une économie de marché livrée à la concurrence s’emballe, une inflation prend naissance qui ne se résorbe pas d’elle-même; il faut, là aussi, une intervention de l’état.

Les interventions de l’état sont de nature monétaire (fixation du taux d’intérêt ou, éventuellement, dévaluation ou revalorisation de la monnaie), budgétaire (travaux publics, soutien de la consommation, aides aux entreprises,...) ou administrative (droits de douane, contingentements, création d’entreprises publiques industrielles et de services, ...)

Dans les années 1945-1975, grâce à un pacte social entre les entreprises, les organisations syndicales et l’état, une telle politique a été mise en oeuvre dans les démocraties occidentales. Elle a produit la forte croissance et l’amélioration considérable du bien-être qu’on a connu entre 1945 et 1975.

Le néolibéralisme (à partir de 1980 environ)

Des mutations profondes sont intervenues dans le début des années 1970 : inconvertibilité du dollar, flottement du dollar, vague d’inflation généralisée, puissance des sociétés multinationales issues de la forte période de prospérité, interpénétration plus grande des économies nationales, mutation du capitalisme industriel vers un capitalisme financier et de services. Les méthodes keynésiennes devenaient inopérantes au niveau des états.

Parallèlement, le développement des idées néolibérales (ultralibérales) principalement à partir de l’Université de Chicago ont déferlé sur l’ensemble des milieux universitaires et ont influencé le monde politique. Pour les néo-libéraux, la crise est due aux interventions des états et à l’existence de systèmes développés de sécurité sociale ; seul le libre jeu des marchés est apte à réguler l’économie au mieux des intérêts de tous.

Le néolibéralisme va prendre de l’extension partout, du fait de la volonté même des pouvoirs politiques : Fonds monétaire international, Banque mondiale, G-7, OCDE (Organisation de coopération et de développement économique), Union européenne et la plupart des états, Reagan (1981-1989), Thatcher (1979-1990) et même les Gouvernements Martens-Gol (1982-1987) donneront le ton. L’Union européenne se fera de plus en plus néolibérale, verrouillant les possibilités d’intervention des états.

C’est le règne de la mondialisation, de la compétitivité, de la privatisations des services publics et des « réformes de la sécurité sociale ».

On connaît les effets de ces politiques : chômage important et permanent, inégalités sociales de plus en plus grandes dans les pays industrialisés, écarts croissants entre pays en développement et pays industrialisés, crises financières et monétaires, instabilité politique dans le monde.

Des réactions au néo-libéralisme

Les réactions des citoyens vont émerger. Elles prendront l’orientation d’une opposition à la mondialisation, forme actuelle du capitalisme financier mondial. Le premier Forum social mondial tenu à Porto Alegre en 2000 en marque l’émergence aux yeux du monde et en particulier à l’égard des Gouvernants et dirigeants politiques.

Le «retour des nationalismes» peut être considéré comme un premier signe de réaction du pouvoir politique au néolibéralisme.

On affirme souvent que le nationalisme est source de guerre et, donc, que le protectionnisme qui l’accompagne serait aussi lui aussi source de guerre. Ce qui a été source de guerre, c’est la volonté de puissance et de domination de certains états économiquement forts. Ce furent les guerres coloniales et les guerres entre états européens puissants. C’est une analyse qu’on peut encore faire aujourd’hui à l’égard de certains pays comme Les états-Unis d’Amérique ou Israël.

La mondialisation, donc, le libre-échange, n’est pas source de paix comme l’affirment les néolibéraux. Parce qu’il conduit à des décalages de développement entre les pays, le libre-échange provoque nécessairement des conflits entre pays. Parce qu’il provoque des écarts de revenus et de bien-être entre catégories d’une même population, il est source de conflits et de violences à l’intérieur même des états développés.

La mondialisation a ouvert toutes grandes les portes à de nombreux trafics de toutes sortes, notamment au commerce des armes, au trafic d’êtres humains et à la prostitution, aux produits contrefaits, aux drogues, etc.

Enfin, le néolibéralisme basé sur la recherche par chacun de ses intérêts propres est source de désagrégation de la solidarité nécessaire dans toute société et de perte d’identité. On voit alors naturellement apparaître les revendications régionales, identitaires et communautaires à l’intérieur des états.

Conflits et violences sont d’autant plus présents et forts lorsque se conjuguent à la fois des écarts nationaux (entre pays) et des écarts sociaux (entre communautés d’un même pays).

Mondialisation et néo-libéralisme constituent une impasse. Les réponses politiques ne suffisent pas à apaiser les sources de conflits; elles doivent pouvoir s’appuyer sur des changements économiques profonds dont la voie principale est un retour à une régulation par les pouvoirs publics : états ou Associations d’états comme l’Union européenne.

Le passage d’une économie de marché régulée par les états à une économie néo-libérale s’est opéré par décision des états : suppression des contrôles des capitaux, privatisations de services publics, et dans l’Union européenne : autonomie de la Banque centrale européenne, pacte de stabilité et de croissance bloquant toute politique budgétaire de croissance et d’emploi, règles de concurrence empêchant toute politique industrielle de développement.