Les chances du Mouvement de Gauche
Les militants de base s'expriment
Il n'est pas si simple que cela de réunir 400 militants l'avant-dernier dimanche de juin au Palais des Congrès à Namur. Beaucoup de personnes étaient au début demeurées debout dans les couloirs qui y conduisent ou dans les couloirs séparant les rangées. Marie Corman et Eric ont animé toute la réunion s'expliquant déjà eux-mêmes sur leur engagement.
Il y a eu une série de témoins de tous âges, de toutes professions et originaires des quatre coins de la Wallonie ou venant de Bruxelles, les uns et les autres déclinant ces appartenances et ces identités. Patrick, de la région de Charleroi, par exemple, créateur d'une petite entreprise a l'intuition de dire que plus la pauvreté devient visible, plus elle fait peur (y compris aux plus riches) et plus les écarts entre les revenus s'accentuent avec des joueurs de football qui peuvent aller jusqu'à gagner 200 fois par an les revenus d'un médecin. Brigitte Busieaux qui est une employée issue du monde ouvrier ne veut pas que la crise soit payée par les pauvres. C'est la première fois qu'elle parle en public et elle le dit pour que la salle l'aide. Elle parle aussi de son stress de caissière. Dominique Nuydt de Charleroi est marqué par ses origines ouvrières. Jean-Claude insiste sur le socle commun de valeurs, liées à la laïcité qui doit être au fondement d'une nouvelle gauche en Wallonie. Eulalia est une professeure d'origine portugaise, a fait ses études à la Sorbonne et enseigne dans un athénée de la région de Liège : elle voudrait qu'il y ait plus d'enfants qui réussissent à l'école. Christophe est de Jodoigne, consultant en informatique, il est mal à l'aise avec la particratie et s'étonne que l'on songe à taxer les petits producteurs d'électricité verte. Il a le sentiment que les citoyens sont repliés sur eux-mêmes. Véronique, née à Bernissart, a vécu son enfance dans un ancien coron de charbonnage, habite maintenant à Yvoir entre Namur et Dinant sur la Meuse et malgré le fait qu'elle ait gardé beaucoup d'amis au PS, veut faire connaître le mouvement de gauche, préoccupée qu'elle est de lutter pour les femmes. André a lui aussi monté sa petite entreprise, étonné (après avoir vu récemment trois copains faire faillite), de voir que les grandes entreprises payent bien moins d'impôts que les petites. Julien est bruxellois et se présente comme tel, il travaille dans une ASBL qui accueille notamment des Sud-américains qui ont transité par l'Espagne.
On entend ensuite, via une vidéo, la secrétaire nationale du parti de gauche en France qui salue les camarades de Belgique, le mouvement en Wallonie et à Bruxelles et le mouvement Rood en Flandre.
Anne Thomas, de Bruxelles, est une autodidacte issue d'une famille d'intellos de gauche qui l'a adoptée (elle est d'origine asiatique) et elle a toujours voté pour les partis de gauche mais désire maintenant un changement plus radical. Christophe Seghin, né à Rocourt d'un père binchois et d'une maman gantoise est courtier en assurances à Yvoir. Il tient à parler de la laïcité lui aussi et des valeurs acquises au long de générations d'hommes et de femmes en lutte. Aurore-Mary Colombo de Jodoigne est d'origine italienne, flamande et wallonne et se présente comme une femme typiquement belge. Elle a étudié le droit de la famille et s'engage corps et âme dans le projet du parti de gauche dont elle a revêtu les couleurs pour s'exprimer. Jean-Marie est un syndicaliste CSC de Verviers qui travaille à Voo et se pose des questions sur le fonctionnement de cette entreprise publique et ces mêmes questions qu'il se pose, il remercie Bernard Wesphael de les avoir relayées au Parlement wallon. Une intervenante en quelque sorte de l'extérieur, du mouvement Constituante.be 1 met en cause la politique de l'Europe en matière d'austérité et souligne qu'en Europe les élus sont sans pouvoirs et les gens qui ont du pouvoir ne sont pas des élus.
Francis Bismans et Bernard Wesphael
Francis Bismans, Professeur à l'université de Nancy, rappelle qu'il y a 250.000 personnes qui vivent dans la rue à Athènes, que la politique d'austérité menée depuis 2009 y a aggravé la dette qui est passée de 112 % du PNB en 2008 à 165% en 2011. Il cite Chavée, le surréaliste de La Louvière, le militant du Mouvement Populaire Wallon, disant que son aphorisme On fait de terribles économies au bénéfice du néant 2 résume les mesures prises depuis 2008. Pour lui, c'est dans cette voie que s'est engagé Elio Di Rupo. Il souligne que la NVA n'est pas seulement un parti séparatiste mais aussi un parti en faveur d'une austérité renforcée. Et il affirme que ni le Mouvement de gauche, ni la Wallonie, ni Bruxelles ne lâcheront rien. Il rappelle que la Wallonie est la première région du monde après l'Angleterre à avoir connu la révolution industrielle, que, il y a cinquante ans, au plus fort de la plus grande grève de son histoire, André Renard s'était lancé comme syndicaliste dans un programme d'autonomie wallonne lié à des réformes de structures anticapitalistes. Il parle aussi « programme » sur trois points particuliers : dans le domaine financier, la séparation radicale des banques de dépôts et des banques d'affaires ; en matière de fiscalité, une plus grande taxation des plus hauts revenus qui doit aller jusqu'à 75% de ceux-ci ; dans le domaine de l'indexation des salaires, il ne faut pas seulement en défendre le principe mais l'étendre en tenant compte de bien d'autres éléments tels que le prix des loyers (il faut dire sur ce point précis que parmi les témoins de la première partie de l'assemblée, c'était quelque chose qui revenait souvent).
Georges Karatsioukabanis, membre du Comité central du parti de la gauche radicale en Grèce, Syrisa, venu spécialement de son pays rappelle le programme réaliste de son parti et les progrès qu'il a enregistrés partant de quelques % pour représenter aujourd'hui 27% du corps électoral grec.
Bernard Wesphael, député wallon (un des députés qui a toujours été très actif au Parlement), en veut beaucoup aux socialistes qui ont dit oui au traité européen de 2005, traité qui a introduit les « réformes » qui interdisent à la Banque centrale européenne de prêter aux Etats, mais lui permette de prêter aux banques. Il remarque que, déjà à partir de 1982, le gouvernement belge s'est mis à privatiser à tour de bras, s'arrêtant cependant en 1985, par peur des réactions des socialistes alors dans l'opposition, les privatisations reprenant de plus belle après leur retour au pouvoir (un pouvoir qu'ils n'ont jamais quitté depuis, il faut le préciser). Il rappelle aussi que les Wallons devront s'assumer seuls d'ici dix ans en vue d'assurer, seuls aussi, leur redéploiement économique. Pour lui, nous ne vivons plus en démocratie en Belgique dans la mesure où tout est contrôlé par la particratie. Il ne faut pas penser que le Mouvement de Gauche est à la gauche du PS mais que le PS étant devenu un parti de centre-droit, c'est le Mouvement de Gauche qui est devenu la seule gauche authentique. Avec cela, pense-t-il, nous aurons des députés aux prochaines élections qui sont les législatives régionales et les élections européennes en 2014.
Impressions
Le sentiment que l'on peut avoir, c'est que tout d'abord il est rare de pouvoir assister à une réunion politique dont l'âge moyen est si peu élevé et où les femmes sont si présentes. Comme il s'agit d'un mouvement naissant, il y a beaucoup de spontanéité tant du côté du public que des intervenants. Mais la spontanéité des intervenants se marie chez la plupart d'entre eux à une vision de la crise qu'ils sont parfaitement capables de synthétiser, qui les fait apparaître comme bien informés des enjeux nationaux et internationaux de celle-ci (moins peut-être des enjeux nationaux, justement les plus politiques, où ils s'engagent moins). Les intervenants se présentent souvent explicitement ou implicitement comme enracinés en Wallonie. Les Bruxellois se sont présentés comme tels. Il y a chez tous une volonté de marquer le caractère multiculturel de la Wallonie. On songe à l'article 4 de la Constitution de l'an I 3 qui dispose : «Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt et un ans accomplis ; - Tout étranger âgé de vingt et un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard ; (...) est admis à l'exercice des droits de citoyen français. » Ce n'est pas rien, car, en dépit de l'ancienneté des termes (on pourrait sans dénaturer l'esprit du texte y faire rentrer les femmes), c'est une sorte de phénoménologie de l'existence humaine dont les caractéristiques fondamentales sont énumérées : avoir un domicile depuis un certain temps et quelque part à la surface du Monde, travailler, posséder quelque chose, avoir un compagnon ou une compagne dans la vie, être en relation avec la génération qui vous précède et celle qui vous suit. La condition posée pour être un citoyen est seulement d'être un être humain et de vivre sur un espace particulier de la Planète Terre. On songe aussi à l'article 35 de la Déclaration des droits qui précède cette Constitution de l'an I et qui affirme « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. » Le rappel de cet article par Francis Bismans a déchaîné le plus applaudissements de toute la réunion, dont on a dit qu'ils étaient républicains alors que pourtant personne n'a parlé de la République dans cette réunion, mais seulement de ceci qui, il est vrai, est ce qui la fonde la plus fortement. Et qui a un réel écho parce que le Parti de gauche en France a sans cesse répété cette nécessité de l'insurrection pacifique durant toute la campagne des élections présidentielles.
Il y a une loi qui dit qu'en Belgique - mais on devrait dire en Wallonie, car cette question ne s'est posée que là - il est impossible qu'existe une gauche à la gauche du PS. La tentative communiste étant la seule exception autant vaut dire des années 30 aux années 50, le PC s'affaiblissant quand même considérablement ensuite pour finir par disparaître, même de ses bastions les plus ouvriers. On n'est pas obligé de reprendre l'analyse fatalement très politique de Bernard Wesphael sur le fait que le PS ne serait plus un parti de gauche. Simplement, tant sur la crise financière et bancaire dans le monde et en Europe que sur les politiques d'austérité, l'aggravation de la santé de la population en Wallonie et à Bruxelles, des questions comme le montant énorme des loyers en une époque où se rétractent tous les budgets des familles les moins loties et des familles de la classe moyenne, personne, ni dans les médias, ni dans les partis politiques actuels ne tient de discours qui puissent vraiment convaincre.
Analyse : les chances du Mouvement de gauche
De plus, le gouvernement Di Rupo a, d'entrée de jeu, par la voix de son chef, défini son projet prioritaire qui est d'éviter que les partis flamands de la coalition au pouvoir ne subissent de revers électoral en 2014. Le Soir du 26 décembre écrit : « Les ministres viennent à peine de prêter serment entre les mains du Roi. Chacun cherche un peu sa place, le 6 décembre à la grande table ronde du Seize, rue de la Loi. Le tout nouveau Premier Ministre, Elio Di Rupo préside son premier Conseil des ministres. Il prend la parole. Son intervention est quelque peu solennelle. Il y va de la survie des familles politiques traditionnelles en Flandre. Il s'agit bien là de sa priorité absolue «Nous devons tout faire pour soutenir les partis flamands de la majorité, pour leur faire gagner les prochaines élections. Nous devons être parfaitement conscients que leur position n'est pas facile. Nous leur sommes redevables de l'effort qu'ils ont fait.» »
Il est possible que le Premier Ministre belge actuel se trouve là où il est en raison de circonstances qui l'y ont contraint. Mais aussi parce que la présidentocratie, système dont il est en Wallonie et à Bruxelles, le modèle achevé (mais qui risque aussi de s'achever en un autre sens), l'ont conduit là où il est c'est-à-dire dans une impasse pour la gauche et la Wallonie.
La gauche et la Wallonie sont en effet invitées par son chef (chef du gouvernement belge mais toujours « Président en titre » du PS, de la même façon que la présidentocratie le fait « Bourgmestre en titre » de Mons ou encore Président wallon de fait), à épouser les intérêts de partis flamands guère moins flamands que la NVA et souvent (sauf les socialistes flamands et certains CD&V), tout aussi à droite. Et cela - on peut se demander si l'habile Di Rupo n' a pas agi de manière inconsidérée, croyant qu'il n'aurait jamais de problèmes sur sa gauche et sur sa gauche wallonne en particulier - à quelques années de la date où la Wallonie devra s'en tirer seule et dans un contexte d'austérité qui frappe ignoblement les chômeurs et les plus déshérités.
D'ici à 2014, sur ces deux terrains sensibles que sont l'avenir de la Wallonie et l'avenir de notre modèle social européen, de même que sur la crise financière internationale, toute la gauche officielle est donc obligée en quelque sorte de se taire et de ne rien proposer. Il existe certes une autre gauche non traditionnelle, celle du PTB, mais si cette gauche est radicale dans son analyse et ses propositions sur la dimension internationale de la crise, elle est également obligée de demeurer muette sur l'avenir de la Wallonie (à cause de son unitarisme). Il est donc évident que le Mouvement de gauche occupera dans les deux années qui viennent - peut-être ne s'en rend-on pas encore bien compte aujourd'hui - tous les créneaux d'où pourront venir les propositions et les analyses de progrès pour ce qui regarde, au moins quand on lie ces questions, la résistance au néolibéralisme, la défense des pouvoirs publics et l'avenir de la Wallonie. Ce n'est quand même pas rien. Car, justement, les autres sont contraints, sinon de ne rien dire du moins, comme le PTB, de ne pas lier ces questions.
La présidentocratie, par ses errements et ses excès, vient donc peut-être d'ouvrir un boulevard à une alternative de gauche. Dans les deux années à venir, la seule association politique à même de s'exprimer et de proposer quoi que ce soit sur l'avenir de la gauche et de la Wallonie - ces deux thèmes unis, qui l'ont été souvent -, ce sera le Mouvement de Gauche. S'il réussit à tenir bon à Bruxelles, d'ici juin 2014, à la tête d'un pouvoir central dont la Wallonie doit de toute façon s'émanciper (c'est-à-dire aussi se passer comme chacun le sait ou devrait le savoir), le socialisme d'Elio Di Rupo va donc au devant d'un recul électoral. Si, au contraire, il ne réussit pas dans le cadre encore belge où se situe notre avenir, il devra faire face à une situation que les dirigeants politiques wallons n'ont que peu préparée en clamant leur attachement à la Belgique telle qu'elle est encore aujourd'hui - ou telle que trop de citoyens wallons la croient « toujours grande et belle » - , en raison de leur politique consternante d'anesthésie constante de l'opinion publique du Pays wallon sur ce qui engage son destin et celui de Bruxelles.
Les chances du Mouvement de Gauche se déduisent peut-être de ce contexte.