L'Europe, la France, le gâchis

Toudi mensuel n°69, octobre-décembre 2005

Notre ami Paul Romus nous demande de publier ce texte (paru dans Wallonie-France, 2005) en réaction aux positions favorables au NON dans le dernier référendum français. Bien que nous estimons ne pas être tombés dans les travers dénoncés par Paul Romus, son argumentation classique en faveur de la Constitution européenne nous a semblé intéressante à faire connaître. Nous ne pouvons être d'accord avec l'idée que le rejet de cette Constitution serait le fait de l'ignorance. Tous les médias français en ont abondamment parlé et pratiquement dans un seul sens. Ce qui peut être irritant dans l'argumentation de notre ami Romus, c'est qu'elle laisse quasiment supposer que la décision de faire l'Europe doit échapper au Suffrage universel. Et cela a été insinué constamment par Le Monde durant la campagne. Certains ont même estimé que le peuple français n'aurait pas dû donner son avis...

Enfin, l'idée qu'être «performant» peut résoudre le chômage (seulement cela?), et que le NON français est un «repli sur soi» (nous en avons trop pris avec les Manifestes wallons), sont des positions finalement néolibérales.

Le dernier n° de Wallonie-France (juillet-août 2005) contient une série d'articles relatifs aux récentes péripéties de la Constitution européenne.

En résumé, la trame de ces articles est faite de critiques de l'Europe, et de louanges de la France.

S'il est permis d'introduire un bémol dans ce concert, on notera que l'auteur du présent article est, à la fois, un ouvrier de la première heure de la construction européenne et un amoureux de toujours de la France. Ces deux caractéristiques ne sont pas nécessairement incompatibles. Devant le gâchis - européen et français - auquel on assiste depuis le 29 mai, il est urgent de tenter de reconstruire.

Une constitution pour l'Europe

Quand on sait la somme d'ignorance, d'inexactitudes, de mensonges dont la Constitution européenne a été gratifiée, on aurait envie de dire: l'avez-vous lue? La vérité est que très peu de personnes, à notre connaissance, l'ont non seulement lue, mais entrevue. Soyons sérieux: le citoyen européen moyen va-t-il se farcir un volume de 340 pages, 448 articles, 36 protocoles et 50 déclarations?

La tentation serait donc de commencer cet article par un résumé de la Constitution européenne. Mais le rédacteur en chef ne l'autoriserait probablement pas. Nous voudrions donc rappeler en quelques mots ce qui en fait la singularité.

Sa plus grande caractéristique est, si l'on peut recourir à ce paradoxe, son manque d'originalité. Sa partie principale (la troisième) est en effet consacrée aux politiques et au fonctionnement de l'Union européenne, et occupe plus de la moitié du document. En résumé - et les connaisseurs nous excuseront de cette façon cavalière d'en faire la synthèse - cette troisième partie est la reproduction des traités constitutifs de l'Union européenne: Rome, Maastricht, Amsterdam, Nice. Il n'est en soi évidemment pas condamnable de fondre en un texte unique des documents qui ponctuent l'histoire européenne.

N'attendons pas plus longtemps pour titiller le lecteur: si, pendant cinquante ans, on n'a rien trouvé à redire à ces textes, pourquoi a-t-on attendu 2005 pour s'en offusquer?

Puisque la politique sociale semble être un enjeu particulier, sait-on que celle qui est définie dans la Constitution est la reproduction de celle qui figure dans le traité de Rome de 1957?

On pourrait en dire autant de la partie de la Constitution (la deuxième), réservée à la Charte des droits fondamentaux de l'Union, qui n'est rien d'autre que la reproduction des principes émis dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Faut-il s'en plaindre?

En définitive, les seuls éléments nouveaux par rapport à la législation européenne sont faits d'aspects institutionnels; élection du président du Conseil européen pour une durée de deux ans et demi, élection du président de la Commission par le Parlement européen, création d'un poste de Ministre des affaires étrangères, amorce d'une politique de sécurité et de défense, possibilité de coopération renforcée entre certains États, droit de pétitionnement des citoyens européens, système de pondération des voix des Etats membres au sein du Parlement et du Conseil, attitude à définir par le Conseil européen en cas de ratification de la Constitution par moins des quatre cinquièmes des Etats membres.

Loin de nous de qualifier d'accessoires ces nouvelles avancées de la construction européenne. Elles ne semblent pas avoir particulièrement inspiré ceux qui critiquent la Constitution. Sans doute n'étaient-elles pas électoralement payantes?

Non, les critiques se sont concentrées sur des thèmes sociaux (le chômage) ou l'économie (les délocalisations). En l'espace de quelques mois, l'Union européenne est devenue le bouc émissaire des maux dont souffrent certains États membres: «c'est la faute à l'Europe!» Sans minimiser en aucune manière la gravité de ces problèmes, il faut convenir qu'ils échappent à la compétence de l'Union européenne. D'ailleurs, aucune critique n'a indiqué quelles devraient être les mesures à prendre pour réduire le chômage, ou empêcher les délocalisations. La seule réponse est inscrite en filigrane dans les traités: être performant. Si vous avez une autre recette, écrivez à la revue.

Élargissement et approfondissement

D'un même élan, les critiques adressées à la Constitution ont mis dans le même sac l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie.

S'il est une extension géographique de la Communauté qui pose problème, c'est bien le projet d'y inclure la Turquie. Un État dont la majeure partie est asiatique, un pays où la religion et l'armée font bon ménage dans l'oppression du peuple, un État qui refuse à une minorité de plus de six millions de Kurdes toute liberté d'expression, une armée turque qui envahit Chypre. Voilà bien l'exemple du mauvais candidat à l'élargissement.

Parce qu'un représentant de la Turquie a assisté aux travaux de la Convention européenne chargée d'élaborer un projet de Constitution, certains ont cru comprendre que cette Constitution prévoyait formellement l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne. Cette accusation est évidemment inexacte: le projet de Constitution ne parle pas de la Turquie.

Les élargissements successifs de la Communauté, de 6 États membres en 1950 à 25 États membres actuellement, contiennent en germe la fin de cette Communauté. Les défenseurs de ces élargissements n'ont cessé de proclamer que ces extensions allaient de pair avec l'approfondissement de l'Union européenne.

En réalité, il existe une incompatibilité fondamentale entre ces deux orientations. On ne peut pas prétendre à l'adoption de politiques communes - ce qui est dans la nature même de l'Union - et l'extension de la Communauté à des États aux structures et niveaux de vie aussi dissemblables.

Sans doute existe-t-il des raisons politiques respectables d'étendre la Communauté à l'ensemble du territoire européen. Si la frontière atlantique et méditerranéenne est inscrite sur la carte, où s'arrête la frontière continentale et orientale?

En privilégiant l'élargissement par rapport à l'approfondissement, on ne peut qu'affaiblir l'Union européenne, rendre inapplicables des politiques communes, et confiner l'Union à une simple zone de libre-échange. Mais peut-être est-ce là en définitive le but caché des partisans de l'élargissement?

L'information européenne

A part les collaborateurs de Wallonie-France qui l'ont évidemment lu, nous n'avons pas encore rencontré de gens qui nous aient déclaré qu'ils savaient ce que contenait le projet de Constitution.

En n'informant pas les citoyens par des moyens efficaces, aux vertus pédagogiques éprouvées, l'Union européenne a pris le risque de ne pas être comprise et, au pire, d'être dénaturée. Elle a laissé la place à une cabale permettant de faire endosser à l'Europe tous les maux de notre temps, de supposer des compétences qu'elle n'avait pas, et donc finalement de l'accuser d'incompétence.

Qu'est-ce que cela aurait coûté, plutôt que de diffuser un traité déclaré illisible, de publier en quelques centaines de millions d'exemplaires, dans toutes les langues et dans toutes les boîtes aux lettres de la Communauté, une petite plaquet- te rappelant d'abord les acquis de la Communauté, et indiquant ensuite les nouveaux progrès qu'elle envisageait d'accomplir pour la paix et la prospérité de l'Union?

En n'informant pas, ou en informant mal, on a laissé la porte ouverte à tous les démagogues, aux falsificateurs, aux menteurs. Cette carence s'est payée comptant.

Quant au vote lui-même sur le projet de Constitution, pourquoi ne pas l'avoir organisé, le même jour, dans toute l'Union européenne, comme cela se fait pour les élections au Parlement européen? Mais cette proposition sera probablement jugée trop simpliste!

La France

La France, cette seconde patrie que nous aimons, occupe une position unique dans l'histoire européenne. C'est d'elle qu'est parti, le 9 mai 1950, le plan de Robert Schuman et de Jean Monnet de créer une Communauté européenne, en commençant par le charbon et l'acier. Après trois guerres en 70 ans avec l'Allemagne, après des millions de morts et des destructions incalculables, la France tendait la main à son ennemi d'hier, et l'invitait à se fondre dans une même communauté. Ce moment est à tout jamais inscrit dans l'histoire de l'Europe.

Il ne faudrait pas que le 29 mai 2005, 55 ans après, la France ait signifié son congé à cette idée généreuse.

Ce revirement inattendu est inquiétant, non seulement pour l'Europe, car on ne peut construire l'Europe sans la France, mais aussi pour la France, car ce pays, pas que d'autres, ne peut vivre replié sur lui-même.

Une information déficiente

La carence d'information que nous dénonçons au niveau européen s'est répétée en France.

Le Gouvernement français a cru qu'il satisfaisait la curiosité des Français en diffusant 44 millions d'exemplaires du traité. On voudrait savoir quel est le génie qui a eu cette trouvaille. Nous avons rencontré de nombreux Français qui nous ont tous avoué que, s'étant endormis dès la seconde page de ce document, ont quand même voté «oui» ou «non». La France avait commis la même erreur lors du référendum de 1992 sur le Traité de Maastricht, encore plus incompréhensible puisque se référant à des articles, non cités, des précédents traités. C'est ainsi qu'un sénateur RPR a pu déclarer, que bientôt les Français ne parleraient qu'anglais.

Les déficiences de l'information se sont également manifestées cruellement dans les débats à la télévision. La rencontre entre le président de la République et 80 jeunes a tourné au désastre: en réponse aux préoccupations de ces jeunes, le président a répondu qu'il ne comprenait pas leur peur. D'autres débats ont montré que les partisans du «non» ne pouvaient justifier leur position que par des références inexactes ... au traité.

Une France déchirée

Quelle est la signification du résultat du référendum en France?Les partisans du «non» constituent une coalition hétéroclite de l'extrême droite groupant, d'une part, ceux qui nient les fours crématoires et veulent une France seule et protectionniste, de l'extrême gauche qui depuis le plan Schuman a toujours été contre l'intégration européenne, et, d'autre part, la «gauche opportuniste» qui voit dans le «non» un tremplin à l'élection présidentielle de 2007.

La critique principale du «front du non» se situe au niveau social. La France en a marre d'un taux de chômage parmi les plus élevés de l'Union. Mais aucune réponse, aucune proposition n'est formulée sur la politique que l'Europe devrait développer dans ce domaine. Le seul point commun entre les tenants du «non» est le rejet du président de la République. Indépendamment de ce dernier, il semble qu'ils n'aient pas voté sur un texte, mais sur des acteurs de la politique française.

On observe que la perspective de pouvoir renégocier le traité - un mystérieux projet B - a pu inciter certains à voter «non», alors que cette éventualité n'est nullement prévue dans le projet de traité.

Les partisans du «oui» n'ont pas été gâtés par les apparitions du président de la République. En se posant en héraut du «oui», celui-ci a suscité l'opposition. On peut dire que, pour une part au moins, il est responsable du rejet du projet.

Le gâchis

Qu'il s'agisse de la façon dont a été présenté le projet de traité établissant une Constitution pour l'Europe, ou de l'accueil que la France lui a réservé, la situation présente peut se résumer d'un seul mot: le gâchis.

L'Europe remise en question ?

Le coup de semonce que constitue le résultat du référendum en France va-t-il être à l'origine d'une remise en question de l'intégration européenne? On peut le craindre en vertu du principe «qui n'avance pas, recule».

Dans une «Déclaration à l'acte final», il est dit que «si, dans un délai de deux ans à compter de la signature du traité, les quatre cinquièmes des États membres ont rencontré des difficultés pour procéder à ladite ratification, le Conseil européen se saisit de la question.» On appréciera la précision d'une telle déclaration!

Peut-on supposer que si 23 États membres sur 25 ont ratifié le traité, on ne tiendra pas compte des desiderata des deux votes négatifs? Vu l'importance de la France, va-t-on au contraire s'aligner sur les positions françaises, positions qui n'ont d'ailleurs pas encore été formulées?

Avant d'en arriver là, on en restera à l'Union européenne telle qu'elle est définie par les Traités de Rome, Maastricht, Amsterdam et Nice.

Ceux qui imaginaient que le «non» de la France allait ébranler les convictions de certains, sont d'ores et déjà prévenus. Le Premier ministre britannique a déclaré, à la suite du référendum français, qu'il fallait maintenant construire une Europe «moderne», capable de faire face à la mondialisation. Les tenants d'une Europe plus sociale, qui ont cru pouvoir rejeter le traité, risquent d'être entraînés dans une négociation aboutissant à moins d'Europe sociale. Ce même Premier ministre a dit qu'il pourrait troquer le remboursement britannique du budget européen contre la quasi-suppression de la politique agricole commune, dont la France est la principale bénéficiaire.

Quand on sait que l'actuel projet de convention a demandé une négociation de plusieurs années, on peut imaginer qu'une renégociation exigerait de nouvelles années de marchandage, sans aucune sécurité que les partisans de «non» obtiennent la moindre avancée de leurs thèses, qui doivent d'ailleurs encore être définies.

La France souveraine?

Le gâchis européen se double d'un gâchis pour la France. Ce pays que nous aimons, dont nous partageons la langue, dont nous admirons la culture, peut-il croire que son avenir consiste en un repli sur soi? Peut-il imaginer que, dans la compétition internationale, le «modèle social» dont il se vante, pourra être maintenu à l'abri de mythiques barrières? Sait-il qu'en rejetant le projet de Constitution, sa représentation au Conseil passera de 13,5% à 8,4%? A-t-il l'illusion de croire que le prestige de la France lui permettra d'infléchir la politique européenne de manière décisive?

Que dire de la cassure qui vient de s'opérer au sein du Parti socialiste français? De tout temps, ce parti a été un fidèle soutien de l'intégration européenne. Va-t-il sacrifier son unité à la stratégie présidentielle de son second secrétaire? Son affaiblissement prévisible sera-t-il de nature à renforcer les prétentions des «plus de social» dans la politique européenne? Son effacement ne sera-t-il pas contagieux pour les partis socialistes des autres Etats membres de l'Union? La droite européenne pour régner sans partage.

Ainsi, la France, qui occupait le rang éminent et incontesté de fondateur de l'Europe, en deviendrait le fossoyeur.

Une Europe à reconstruire

En terminant cette chronique des temps difficiles pour l'Europe, un poème de Kipling nous revient en mémoire:

«Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie,

Et sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir..

C'est une tâche magnifique et de longue haleine qui attend les jeunes qui vont prendre la relève.

A ces jeunes, nous disons: dans une Europe à reconstruire, bon courage!