Notes prises durant "Le Grand complot "

(Ajout 2019) Spectacle donné du 15 août 1990 au 1er septembre
30 août, 2019

Affiche du spectacle "Le Grand complot"

[Le 18 mars 1886, à Liège, à l'invitation d'un groupe anarchiste, des milliers ­d'ouvriers se réunirent pour célébrer l'anniversaire de la Commune de Paris.­ Après un meeting terminé par la Marseillaise, ce fut une soirée d'émeute. Le ­bris des vitrines, le pillage des magasins, des restaurants et des cafés dans ­le centre de la ville terrorisèrent les bourgeois. L'ordre fut rapidement ­rétabli. Le lendemain, la grève était générale dans les charbonnages de Seraing­ et des environs. L'armée occupa le terrain et des incidents graves éclatèrent.­ Il y eut des morts. L'unité de la Wallonie ouvrière se manifesta alors par la ­répercussion de cette secousse dans le bassin de Charleroi. Le 25 et le 26­ mars, les mineurs se mirent en grève et pressèrent métallurgistes et verriers ­de les suivre. Les actes de violence se multiplièrent. Les verreries, où l'on­ avait installé des fours à bassin, ce qui avait eu pour effet de réduire la ­main-d'oeuvre, furent détruites. Déchaînés, les émeutiers mirent le feu aux­ usines, saccagèrent des châteaux. Une grande peur saisit toute la région.­ L'armée, commandée par le général Van der Smissen, réprima le soulèvement. A ­Roux, le sang coula à trois reprises. A la stupeur succéda le calme. La grève­ cependant s'était étendue aux charbonnages du Centre et du Borinage et les­ remous agitèrent toute la Wallonie, du Tournaisis à Verviers. Carriers de ­l'Ourthe et du Tournaisis, mineurs du pays de Herve réagirent aux événements­ qui avaient ébranlé les grands centres industriels du sillon ­Haine-Sambre-et-Meuse.

Le gouvernement, effrayé, chargea une Commission du travail de faire une vaste­ enquête et il s'engagea dans la voie de l'intervention. C'était une véritable­ révolution dans les conceptions des dirigeants de l'époque, qui promettaient­ aux faibles et aux malheureux une protection spéciale de l'Etat. En 1889, ­l'interdiction du travail industriel pour les enfants de moins de 12 ans et les­ jeunes filles de 12 à 21 ans, la durée du travail ne pouvait excéder 12 heures­ et le travail de nuit était prohibé.

Extrait de Léopold Genicot, Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973, pp. 382-383.]



Nous sommes dans le cour du charbonnage du Carre du Bois-du Luc à La Louvière. Nous sommes au milieu de quartiers d'habitations qui sont les anciennes demeures des mineurs, toujours habitées.

Il y a, au fond de la cour, des gradins aménagés et tout l'espace de la cour est bientôt envahi par des comédiens professionnels ou amateurs -parmi eux une majorité d'ouvriers ou d'employés-et des figurants.

Ce qui frappe d'abord : la mise en scène de l'Histoire

On se demande parfois ce qu'il faut comme image, comme cadre, comme spectacle à un texte pour dire le mieux ce qu'il cherche à exprimer. Le texte du « Grand complot », Louvet l'a voulu épique comme la plupart de ses textes. Mais la scène d'un théâtre d'aujourd'hui se prête peut-être mal à l'épopée ? Est-ce que, peut-être, la célèbre pièce d'Edmond Rostand n'avait pas besoin du cinéma pour donner le maximum de ce qu'elle est ?

La cour du charbonnage du Carré du Bois-du-Luc est, après le 15 août, submergée par la nuit à partir de 21 heures. C'est à ce moment-là que le spectacle commence et que l'Histoire peut se mettre en scène. Par un procédé d'une simplicité terrible. La nuit ne connaît pas l'Histoire parce qu'elle est l'indifférenciation même. Faites surgir alors de la nuit des meetings, des grèves, des marches, des chants, l'Internationale, des orateurs, des Borains venus rejoindre les ouvriers du Centre et vous assisterez alors à la naissance de l'événement même, au commencement de l'événement qu'aucune circonlocution intellectuelle ne peut saisir. Or, les pièces de Louvet, chargées d'Histoire, avaient peut-être besoin de ces outils concrets que sont une grande cour herbeuse, plantée de quelques arbres, avec quelques projecteurs qui peuvent la fouiller. Car chaque fois qu'un événement troue la nuit, commence son trou dans la nuit, nous assistons à sa naissance. Il y a là quelque chose de plus fort que le cinéma. Rien n'est plus producteur d'Histoire que ces étoffes rouges des drapeaux soudainement éclairés par les projecteurs tandis qu'en même temps, ou peu avant, un chant de révolte se lève ou s'est levé. Sur la grande cour de La Louvière, il est possible de mettre assez d'hommes et de femmes pour donner le sentiment d'un peuple en marche.

La Wallonie

Louvet tire de la grève de 1886, d'acteurs en train de jouer 1886, à la fois assez de pouvoir distanciant de pouvoir d'évocations d'autres grèves —de nos huit grèves générale, c'est-à-dire de notre histoire de Wallons— pour mettre sur la scène, la Wallonie.

Non pas la Wallonie « nationale » mais la Wallonie de la solidarité, la Wallonie de la révolte, la Wallonie qu'on ne pourrait même pas dire anti-belge parce que tout simplement elle est non-belge. Sur le terrain herbeux, le peuple wallon, la classe ouvrière. Juchés sur la hauteur de leurs chevaux, sur des scènes surélevées dans la scène même, le Roi, les officiers, gouverneurs et bourgmestres, la répression. Ils disent leur texte en flasch-back. Ils ne sont pas réels. Sur l'espace du théâtre où la bourgeoisie se contemple quotidiennement, Louvet a renversé les rôles. Le personnage central ce n'est pas la bourgeoisie. Elle annonce même qu'elle va s'anonymiser notamment en s'internationalisant, prendre ainsi l'humain au piège, le détruire, détruire les « mondes vécus ». Le personnage central c'est la classe ouvrière représentée par une jeune femme, ardente et belle. Cette jeune femme n'est pas qu'elle même mais tout un peuple, la Wallonie. Et la Wallonie n'est pas qu'elle-même : elle est la figure de l'exploitation jamais résignée, toujours en train de se vouloir à nouveau résister. Nous, Wallons, nous ne sommes « que » cela : cette figure de la lutte des exploités contre ceux qui les dominent et qui tentent toujours de leur prendre, le plus possible.

Il est rare d'assister à une telle coïncidence entre un spectacle et la chose qu'il veut représenter. C'est bien ce qu'il nous a été donné de voir grâce à Louvet, Yves Vasseur, La Louvière. Et peut-être devrait-on aller plus loin : la Wallonie est un de ces pays où la pression exercée par la classe qui domine numériquement par une classe qui a si souvent imaginé sur le plan théorique et pratique qu'elle renverserait l'ordre ancien (toujours actuel hélas !), où cette pression, dis-je, est si forte qu'elle s'exerce même sur les domaines les plus réservés de la culture bourgeoise (comme ici le théâtre).

Un théâtre qui est l'action

Car il n'est pas possible d'assister au « grand complot » sans communier à ceux qui jouent —mais qui sont aussi — la résistance à l'oppression. Il est impossible que les cris, les fureurs, les ardeurs et les chants dans un océan d'étoffes rouges sur fond de nuit ne nous arrachent pas les larmes de l'émotion et du trouble.

Peut-être que ce que Louvet parvient le mieux à montrer , c'est ceci. Représentez l'exploitation et vous susciterez peut-être une sorte d'indignation qui ne sera qu'intime. Mais représentez, en même temps que l'exploitation (par exemple le roi Léopold II aussi grotesque que toute la dynastie), la lutte contre l'exploitation, l'exploitation jamais acceptée, la lutte qui n'est pas toujours claire où les camps ne sont pas nécessairement tranchés et, alors, vous éprouvez le sentiment, devant la cour d'un charbonnage noyé dans la nuit, qu'un peuple en a bavé, bavé, bavé... Vous éprouvez qu'il n'y a pas de terme aux luttes pour écraser la bourgeoisie ou tous les noms qu'ont pris et prendront les dominants de l'histoire.

Toutes les ruses, habiles ou non, sont ici étalées, anticipées. Toutes les formes des luttes qui ne seront plus nécessairement des grèves mais autre chose, de plus dur, de plus efficace, un acteur du « grand complot » l'explique pendant qu'au loin la foule défile au son de l'Internationale : « Moi, ce qui me surprendra toujours, c'est le premier. Le premier qui, tout à coup, s'arrête comme ça, au milieu de la cour, au milieu de la rue ; chez lui, en train de se raser. Le premier, tout seul. Il n'y a pas eu de mot d'ordre, bien sûr, rien. Le premier tout seul qui dit : « Faut arrêter ». Ça vient de loin, de très loin. Tant qu'il y aura un premier tout seul, tu verras... Et puis deux jours plus tard, il va dire à un autre : « Faut faire la grève. » Il y a ses mains, sa voix qui tremblent un peu. Il crie fort, plus fort que d'habitude, il regarde l'autre. Plus tard, ça va gagner du terrain, deux, trois cents, dix mille. On dira : ils ne savent pas pourquoi ils font grève. En partie, c'est vrai. L'ouvrier gréviste retient deux ou trois chiffres dans sa tête. Regarde-le bien : il garde toute la durée de la grève un tract, très complet, dans sa poche... Tous les renseignements. Un aide-mémoire ; il est paré. Il est censé savoir pourquoi il fait grève.

Oui, bien sûr il faut prendre très au sérieux les motifs économiques de la grève, mais ne perds pas de vue que, depuis des mois, des années peut-être, il se fait chier. Chier comme un rat. On a beau lui raconter des histoires, c'est toujours des histoires de rats : l'ennui, les emmerdements, les fins de mois, les vieux, les jeunes, la télé de merde, le boulot, j'en passe. Tout à coup, il dit : non. Pendant une, deux, quatre semaines, parfois. Tu te rends compte ? »

Ce besoin de lutter, s'il disparaît —et on veut le faire disparaître, aujourd'hui malgré de moins en moins de gendarmes qui tirent réellement— nous savons bien que l'humanité disparaîtra avec lui. Et, comme, rationnellement, nous devons faire l'hypothèse que l'humanité ne peut pas périr, nous nous sentons prêts. Prêts à l'autonomie du pays wallon, à la République, au socialisme universel. Prêts à lutter à nouveau.

P.S. : Une suggestion : reprendre le spectacle l'an prochain car tous n'ont pas pu le voir.

Ajouts de ce 30 août 2019


Quatre ans et un jour après la mort de Jean. Il écrivait en 1991 : « Avec Le Grand Complot, nous sommes dans l'histoire locale, nationale, internationale. M'est donnée une occasion exemplaire d'illustrer ce que pourrait être aujourd'hui la culture wallonne. » (dans Au fil de l'histoire. Pour un théâtre d'aujourd'hui, LLN, 1991, p. 74-75).
Jacques De Decker parle dans Le Soir d'un spectacle qui donne le sentiment d'une plénitude.