Pathologie mentale et migrant maghrébin

Entretien avec le professeur de neuropsychiatrie et de psychologie médicale Belkacem Bensmaïl. Par Sadri Bensmaïl, enseignant - chercheur, Académie de Paris / université de Paris IV.
3 novembre, 2009

Les Barons

Affiche du film

L'affiche du film Les Barons , film qui illustre l'immigration maghrébine en Wallonie et (surtout) à Bruxelles nous sert d'introduction à cet entretien avec le Docteur Bensmaïl.

Présentation :

Ayant exercé en Algérie depuis son retour de Toulouse en 1962, le Docteur Belkacem BENSMAIL a été professeur de neuro - psychiatrie et de psychologie médicale, Médecin - chef de la clinique universitaire de psychiatrie du Centre hospitalo - universitaire de Constantine, ancien président de la Société algérienne de Psychiatrie. Il a également été expert et consultant auprès de l'OMS, Division de la Santé mentale, membre du Conseil scientifique de plusieurs sociétés savantes internationales. Il est l'auteur de nombreux travaux et publications d'épidémiologie psychiatrique, de psychopharmacologie clinique, de psychologie médicale, de psychopathologie sociale et de psychiatrie transculturelle. Cet entretien a eu lieu lors de l'été 2001, avant sa disparition en juillet 2002.

TOUDI - Ancien Médecin - chef de la Clinique universitaire de psychiatrie du Centre Hospitalo-Universitaire de Constantine, professeur de psychiatrie à l'Université de Constantine, à l'Université de Nice et à celle de Toulouse, tu as été, avec Khaled BENMILOUD et Mustapha NEGGADI, l'un des fondateurs de la psychiatrie algérienne moderne. Tu as formé depuis le début des années de l'indépendance une équipe performante et réputée, et œuvré à la connaissance de cette spécialité, notamment par le biais de tes travaux reconnus sur l'impact des mutations sociales sur la pathologie mentale, et, plus généralement, sur les rapports entre psychiatrie et culture. A partir de ta pratique et de tes recherches sur les migrations maghrébines et leur dimension psychopathologique, peux--tu nous parler d'abord du profil du migrant, transplanté d'un milieu d'origine à l'autre, anciennement colonial?

Belkacem Bensmaïl - Le profil du migrant maghrébin a bien évidemment changé et s'est élargi en quelque sorte. Ce n'est plus uniquement l'adulte, chômeur ou travailleur saisonnier, à bas niveau de ressources, contraint de s'expatrier provisoirement dans une société très idéalisée et perçue comme riche. Il n'est plus seulement ce rural issu d'un système familial classique et communautaire, fortement imprégné de la tradition arabo-musulmane, mais également cet urbain, jeune adulte le plus souvent, n'ayant pas de débouchés, de possible concrétisation de ses projets dans son pays.

TOUDI - Rappelons - nous ces groupes de jeunes Algérois interpellant à Alger, il y a quelques années, le Président Jacques Chirac en visite officielle, en scandant au grand dam des autorités algériennes : « Un visa, un visa ! ». Pour tous ces jeunes, désœuvrés mais aussi - ce qui est important - actifs, et pour une grande partie des Algériens, l'Algérie - pour ne prendre que cet exemple emblématique du Maghreb - est vécue et perçue comme une « immense prison à ciel ouvert », selon leurs propres mots. Verrouillages multiples, tabous, mal-vie accentuée ces dernières années par un sentiment partagé de profonde injustice sociale, bien faible rôle régulateur de l'Etat face à une sorte d'anarchie et de brutalité d'un marché économique débridé, « filet social » ridicule, régressions de toute nature y compris du champ de la pratique religieuse et culturelle, violence généralisée des rapports sociaux, corruption...

Belkacem Bensmaïl - En effet, la situation est réellement catastrophique, en particulier en Algérie, très anxiogène, pathogène sur le double plan mental et physique. La connaissance fine et sans cesse réactualisée du type de profil psychosociologique dont nous évoquions l'évolution constante, est donc nécessaire afin de saisir dans une démarche compréhensive le transplanté maghrébin dans sa totalité, avant et après son départ, qu'il ait un projet migratoire ou qu'il soit poussé à l'exil.

TOUDI - Parlons un moment de ce phénomène d'acculturation, que tu as longuement étudié en théorie et en clinique psychiatrique.

Belkacem Bensmaïl - Sans revenir largement sur ce thème abordé par nombre de spécialistes, ce processus d'acculturation, qui frappe les Maghrébins dans leur ensemble, est une sorte d' « hybridation culturelle », une « scission du moi » (ominus), une « transplantation immobile » s'effectuant in situ. Depuis les années 1980 et 1990 - le milieu des années 1980 pour être plus précis en ce qui concerne l'Algérie coïncidant avec sa sortie du régime socialiste et la mort du Président Houari Boumediene -, la société maghrébine est progressivement devenue une large mosaïque offrant au regard toutes les transitions de la vie et de la pensée traditionnelles à celles d'une modernité d'emprunt. A l'arrivée en France, le choc culturel et l'isolement avec rupture de tous les liens conduit à une recherche de la sécurité par le regroupement communautaire avec conservation, autant que possible, des us et des coutumes. Le migrant maghrébin cherche en général à rester fidèle à ses racines, tout en changeant pour s'adapter à la société qui le reçoit, à l'entreprise qui le recrute. Ceci aggrave l'incompréhension et le rejet du milieu - hôte qui ne voit pas ces efforts d'adaptation mais focalise sur une certaine fidélité aux origines « arabo - musulmanes », du moins sur ce qui est jugé comme tel.

TOUDI - Pour reprendre Pierre Bourdieu, dont la parole manque cruellement de nos jours, et qui, depuis sa première étude sociologique, a gardé une affection toute particulière aux Algériens - et notamment aux Emigrés 1comment et en quoi la transplantation peut-elle être psychopathogène ?

Belkacem Bensmaïl - Pierre Bourdieu a en effet travaillé sur la disparition des repères temporels et spatiaux et l'immersion violente dans un environnement différent. Je pense que cette question l'intéressait fortement, du village kabyle de ses années algériennes de jeune sociologue, au milieu ouvrier en France 2 Ph. Koechlin a effectué quant à lui un rapprochement intéressant entre les troubles psychopathologiques rencontrés chez les sourds et ceux observés chez les transplantés, migrants ou exilés, connaissant peu ou mal la langue du milieu d'accueil. Dans les deux cas, Koechlin a constaté une grande fréquence d'états dépressifs à prédominance de troubles somatiques, d'affections psychosomatiques, de délires interprétatifs à thématique persécutive ou hypocondriaque. Dans une perspective analytique, M. R. Berthelier considère chez le migrant algérien que l'exil, au sens large, se définit avant tout « à travers la disparition des institutions protectrices et sécurisantes de la société d'origine, comme perte fantasmée de l'objet maternel et la reviviscence actualisée de l'angoisse de castration ». Ceci expliquerait la fréquence des décompensations régressives orales s'exprimant cliniquement sur le mode dépressif somatisé. Ces avis variés et complémentaires permettent d'avancer chez les migrants souffrant de troubles mentaux les facteurs psycho-socio-génétiques suivants : la mobilisation des angoisses primitives, l'écart culturel entre la personnalité de base du migrant et le nouvel environnement d'accueil, les difficultés d'adaptation et, enfin, les conditions de vie et de travail dans la société occidentale post-industrielle.

TOUDI - Depuis ton retour en Algérie en 1962 , après avoir été formé à la Faculté de médecine de Toulouse - où tu rencontras des maîtres et professeurs exceptionnels et encourageants en pleins « Evènements d'Algérie » et grèves estudiantines -, et exercé au sud de la France quelques années, tu as pris en charge de très nombreux migrants malades en situation de retour. Quelles explications donnaient-ils à leur « maladie » ?

Belkacem Bensmaïl - A cette époque de l'émigration, comprise entre 1962 et le début des années 1990 3, les principales causes alléguées par ces immigrés pour expliquer leur « maladie » pouvaient être déclinées de la manière suivante, par ordre de fréquence : l'hostilité du milieu d'accueil surtout, allant du racisme « ordinaire » à l'attitude ambiguë de la Sécurité sociale ou d'autres institutions publiques françaises, l'ensorcellement par un compatriote envieux, la nostalgie, la rigueur du climat et, enfin, les conditions pénibles de vie et de travail.

TOUDI - Excepté certaines initiatives, notamment dans des unités de soins psychiatriques et ce grâce notamment à la sensibilisation de chefs de service et au travail de la Société Franco-maghrébine de Psychiatrie - dont tu as été l'un des membres fondateurs -, je crois savoir que peu de choses ont été faites en France pour mieux connaître ces migrants, avec ou sans papiers, et en particulier ces migrants malades. Quels sont les principaux éléments de la pathologie mentale à étudier, selon toi, dans la durée ?

Belkacem Bensmaïl - Pour aborder la pathologie mentale du migrant maghrébin, il est indispensable de soulever plusieurs aspects. Parmi eux, la corporalité, très importante. L'investissement privilégié du corps, son langage, est une donnée très fréquente dans la société maghrébine. La plupart des maladies psychiatriques prennent ainsi une coloration somatoforme. L'importance de cette problématique en psychothalogie peut s'expliquer par la conjugaison de divers facteurs.

En premier lieu, le développement libidinal en milieu traditionnel est caractérisé par la prégnance de l'oralité du conflit œdipien. Ceci permet de comprendre la fréquence des conduites régressives oro-oedipiennes. En effet, l'hystérie apparaît comme une forme assez traditionnelle d'organisation névrotique, surtout chez la femme. D'autre part, une symptomatologie hystérique plus ou moins marquée est souvent retrouvée dans des affections psychiatriques diverses. Il convient cependant d'éviter une inflation du diagnostic d'hystérie, car il existe de nombreuses manifestations hystériformes culturelles : modalités hyper-expressives avec exubérance verbale et gestuelle, assez courante, dramatisation de l'événement vécu, théâtralisme et démonstrativité, pratiques magiques de désenvoutement et d'exorcisme avec cérémonies rituelles et transes collectives.

Secundo, en dehors des personnalités « border - line », on relève souvent une position narcissique au niveau de la dynamique relationnelle : le corps propre devient objet élu de la libido avec hyper-valorisation de l'intégrité physique. Le mal-être existentiel va surtout s'exprimer par un mal-être somatique, et inversement, toute atteinte réelle ou supposée du corps est vécue comme une plaie narcissique insupportable.

TOUDI - La « répression » publique de la sexualité joue-t-elle aussi un rôle, en continuité de cet aspect de la corporalité ?

Belkacem Bensmaïl - Oui, c'est un autre facteur important, qui se combinera, avec l'insuffisance de la formulation idéo-verbale et un accès malaisé au discours, à l'ensemble ; ce qui fera l'extrême richesse de l'investissement symbolique du corps. Cette « carapace somatique » va encore être renforcée car la bonne santé physique est un capital précieux pour pouvoir travailler et réussir son immigration ou son exil. C'est une véritable « carte de séjour » à venir, et toute menace contre elle, concrète ou fantasmatique, est profondément angoissante. De plus, la difficulté de communication en français favorise aussi la somatisation. Enfin, la virilité, la puissance sexuelle, étant un élément fondamental de l'intégrité somatique et de l'harmonie du moi, tout fléchissement de la libido ressenti comme une blessure narcissique, voire une catastrophe. L'impuissance sexuelle mène souvent à une incapacité à travailler. Il faut rappeler que la sexualité en arabe est « el nafs », soit, littéralement, « l'âme » ou « le souffle de vie ».

TOUDI - Que nous reste-t-il des autres aspects de la pathologie mentale du migrant ?

Belkacem Bensmaïl - Mis à part le polymorphisme et la variabilité clinique dans la durée de cette pathologie mentale, nous avons l'aspect identitaire, beaucoup plus dramatique chez les enfants de migrants, où la rupture se traduit par la révolte et une double transgression, familiale et sociale (délinquance, toxicomanie, comportement psychopathique). Les difficultés de socialisation et l'isolement social viennent du fait que le migrant ne retrouve plus en France l'étayage collectif chaleureux et la solidarité du groupe au sens large. Il est profondément isolé dans un ghetto, dans un pays étrange et étranger, indifférent et tellement différent.

On observe souvent une attitude culturelle ambivalente vis-à-vis du pays d'accueil, l'image de la France, ancienne puissance colonisatrice, étant tout à la fois attirante et redoutée, fascinante et décevante. Le migrant se trouve ainsi dans une position biculturelle où la confrontation des deux systèmes culturels se conjugue avec les deux images parentales et la fantasmatique œdipienne. La France est identifiée à un père puissant, protecteur ou craint, et le pays d'origine à une mère aimante et rejetante. Plongé dans un climat d'insécurité, toute maladie, toute difficulté professionnelle, sociale ou administrative, est vécue dans l'angoisse. Ce migrant fait alors le siège du centre de la Sécurité Sociale, à qui il demande implicitement de jouer un rôle réassurant et maternant. Si celui-ci ne répond pas à ses quêtes désespérées et mal formulées, il devient vite à ses yeux objet persécuteur. Ce dialogue de sourds aboutit alors à une voie sans issue qui signe la désinsertion sociale et l'échec migratoire, certains préférant accepter la clochardisation plutôt que la honte d'un retour au pays avec un statut définitivement déprécié.

TOUDI - Ceci pose la question de l'accueil adapté des migrants dans les institutions et les organismes publics liés à la maladie et aux secours (CPAM, CAF, Urgences, Samu social, etc.) en France.

Belkacem Bensmaïl - En effet, des lacunes subsistent dans la prise en charge institutionnelle du migrant en France. Ceci est d'autant plus regrettable que l'un des facteurs importants de la pathologie mentale du migrant maghrébin dont nous parlions est la psycho-réactivité favorisant l'interprétation persécutoire. Cette tendance forte à l'interprétation persécutoire exclut le migrant malade, l'écarte d'une socialisation pourtant essentielle à sa survie, l'empêche en un mot d'approcher l'institution, à chercher refuge et protection auprès d'elle. C'est donc aux institutions publiques et à leurs dispositifs à mettre tout en œuvre pour aller à la rencontre du migrant, en prévention de la maladie mentale. La plupart des troubles névrotiques, dépressifs, voire psychotiques, prennent volontiers un aspect psycho-réactif, réactionnel à un événement ou un traumatisme psychique ou physique, tout en sachant que l'importance réelle du traumatisme subi est difficile à apprécier avec précision chez des sujets déjà fragilisés par la transplantation ou l'exil. Il est évident que la condition du migrant avec, comme je l'ai dit, isolement et sentiment d'insécurité, va être une caisse de résonance amplifiant la moindre maladie somatique ou psychique. Elle va aussi favoriser l'interprétation persécutoire, encore prégnante dans le milieu d'origine. La thématique de persécution n'est pas à mettre sur le compte d'une quelconque « paranoïa ethnique », comme le font souvent les praticiens et médecins en France, mais plutôt à rapprocher de croyances culturelles, encore très vivaces, d'envoûtement et d'ensorcellement. Celles-ci peuvent être considérées comme des mécanismes culturels de défense projective, en ce sens que toute maladie, toute expérience douloureuse ou désagréable, toute épreuve handicapant l'activité physique ou mentale de l'individu, est attribuée à l'action malveillante d'autrui. Le sentiment diffus de menace et de danger est atténué par l' « objectivation » de la persécution, la personnification du ou des persécuteurs désignés. Ce modèle culturel d'interprétation magique persécutoire, très apparent dans la société maghrébine traditionnelle, est sensiblement superposable à celui qui a été décrit pour la société africaine. Au Maghreb, il est renforcé par une sensitivité et une hyperesthésie relationnelle alimentée par le système éducatif traditionnel.

TOUDI - Des récits récurrents témoignent depuis surtout la mise en place du numéro d'alerte 119 « Enfance maltraitée », que de pères immigrés de « 1ère génération » indiquaient aux juges - non sans humour parfois - la responsabilité de l'Etat face à la délinquance de leurs enfants et à leur grande difficulté à réprimer toute déviation de leur progéniture. Quel éclairage peux-tu nous apporter sur ce point crucial qui transforme davantage les banlieues françaises comme espaces de départ des émeutes urbaines ?

Belkacem Bensmaïl - Le malaise augmente chez ces parents immigrés, puisqu'ils se sentent forcés de démissionner de leur rôle autoritaire du fait d'un droit de regard et de répression de l'appareil judiciaire à l'égard de toute violence faite sur les enfants mineurs, et qu'ils se voient sanctionnés pour cette même démission par une politique de responsabilisation scolaire et pécuniaire (la suppression des allocations familiales par exemple), voire également judiciaires...

Il est admis que la migration entraîne peu à peu la désagrégation des valeurs familiales, et en particulier l'effondrement de l'image mythique d'un père omnipotent. Celui-ci, culturellement isolé et socialement dévalorisé, n'est plus en mesure d'exercer son rôle de père, de chef de famille. En position d'échec, il va d'abord chercher à maintenir le cadre éducatif traditionnel en adoptant un comportement autoritaire et répressif, aggravant de ce fait les tensions familiales et les conflits avec ses enfants, quelquefois avec son épouse. Ensuite, passé un « point de rupture », à l'inverse, le père va se réfugier dans une attitude de démission, avec résignation passive. La profonde altération de l'estime de soi peut alors déboucher sur un état dépressif. C'est souvent le fils aîné scolarisé ou plutôt « instruit » ou, paradoxalement, la femme protectrice vigilante et résolue, du foyer, qui font alors l'effort adaptatif et le suppléent dans ses obligations socio-familiales. Dans cette dernière éventualité, l'épouse s'affranchit et gagne son émancipation. Mais là encore, cette évolution, à contre - courant de la représentation traditionnelle de la femme, va accroître davantage le sentiment de déchéance du père.

TOUDI - Ces enfants et adolescents, nés de parents migrants de culture maghrébine arabo-islamique, sont-ils marqués du sceau de l'ambiguïté ?

Belkacem Bensmaïl - Oui, du fait d'une double appartenance culturelle : celle de la culture d'origine, dévalorisée, désinsérée de son contexte spatio-temporel, et celle de la société où ils sont nés, élevés et où ils vivent. Cela pose donc un problème essentiel de transmission culturelle, biaisée puisque aux messages contradictoires émanant de deux cultures antinomiques, : la culture de leurs parents, traditionnelle, communautaire et musulmane, et celle du milieu dans lequel ils baignent, moderne, individuelle et laïque. Ce « grand écart » entre les modèles familiaux et les modèles extérieurs aboutit à des difficultés identificatoires et à une mise en question de leur identité : la crise psychologique d'identité et l'inquiétude narcissique, habituelle à l'adolescence, vont être actualisées et aggravées par cette crise d'identité culturelle. Ils se trouvent placés devant un dilemme proche de la double contrainte : intérioriser les normes de la société française dont ils sont imprégnés, et donc renier celle de leurs parents, ou à l'opposé, leur rester fidèles mais en récusant la société qui les accueille. Les injonctions parentales sont parfois paradoxales : respecter leurs traditions et réussir socio-professionnellement. Ils sont ainsi réduits à une révolte contre les deux systèmes. Il y a alors double rejet : rejet des parents trop différents, qui les rejettent eux-mêmes, et rejet de la société française dans laquelle ils désirent se fondre mais qui les acceptent mal ou les exclut parce que différents. Cette impasse les pousse à s'affirmer à leur manière, par des passages à l'acte, des comportements agressifs, déviants ou délinquants, voire, et c'est un phénomène assez récent, une adhésion aux thèses islamistes. Ces conduites expriment une double transgression : celle de la loi familiale et de la tradition musulmane par une opposition violente au père, la consommation de porc et d'alcool, une liberté de mœurs et celle des lois du pays de résidence.

Chez les jeunes filles, le conflit est souvent plus aigu, car doublé de la condition de la femme. Elles doivent choisir entre deux identifications inconciliables : leur mère qu'elles aiment et la femme européenne qu'elles admirent. Contrairement à leurs frères, elles subissent de nombreuses contraintes et sont surveillées par la famille. S'il y a conduite indécente et danger d'un « déshonneur familial », des mesures coercitives sont prises, privant la jeune fille de relations avec l'extérieur et allant jusqu'à un « rapatriement » autoritaire au pays, avec, souvent, un mariage forcé programmé comme seule solution acceptable. Fugues et tentatives de suicide répétitives, parfois exacerbés par une intrusion médiatique ou judiciaire perturbante, vont exprimer la détresse et le refus de soumission de la jeune femme.

Sous l'angle psychodynamique, j'insiste souvent sur la faillite de la « fonction paternelle », très importante, qui consiste, selon le psychanalyste N. Safouan, à « renforcer la fondation du désir sur la loi dans son aspect négatif d'interdiction », jouant un rôle primordial dans le développement de l'enfant puisqu'elle permet la séparation d'avec la mère et l'acquisition progressive de l'autonomie sociale. Mais, l'immigration va dégrader et déchoir cette fonction paternelle si forte au Maghreb. Le père devient un personnage falot, marginal, gauche et finalement inconsistant, son pouvoir et son autorité déclinent jusqu'à parfois disparaître. La dévalorisation de son image, « soudain frappé de nullité », pour reprendre M. Patris, entraîne pour ses enfants une impossibilité à s'identifier à un modèle paternel stable et structurant. Humiliés par l'humiliation du père ressentie au quotidien, ils vont chercher des identifications substitutives dans des groupes marginaux. De plus, on peut également supposer avec M. Beverina, que les premières relations avec la mère sont susceptibles d'être troublées, lorsque l'on sait qu'au Maghreb traditionnel, l'éducation de l'enfant dans ses premières années se fait en symbiose charnelle avec la mère, et que la transplantation, avec disparition des repères fondamentaux, risque d'induire chez l'enfant la propre insécurité de la mère.

De nationalité française, ayant toujours vécu en France et n'ayant pas connu d'autre pays, les jeunes maghrébins dits « de deuxième génération » sont rejetés et constamment renvoyés à l'identité de leur faciès, à l'espace de leur origine ethnique. Le Maghreb est alors fantasmé par eux comme pays idéal. Son expérience réelle, en séjour de vacances ou lors du Service national (comme appelé sous les drapeaux algériens durant deux longues années), est cependant un échec amer, puisqu'ils s'y sentent également différents et « étrangers ». La béance cultuelle est encore plus traumatisante et aliénante que celle de leurs parents lors de leur migration. Contrairement à ces derniers, leurs enfants ne sont reliés au Maghreb que par leur nom et leur généalogie. Exclus du pays d'accueil dont ils sont pourtant culturellement très proches, désadaptés et isolés, souvent confrontés à la xénophobie et à l'exclusion, raillés dans leur pays d'origine, parfois méprisés, l'impasse est complète et la déchirure identitaire inévitable.

TOUDI - Ceci ouvre le chemin à toutes les déviations et en particulier à la récupération néo-fondamentaliste dont on sait bien son extension en banlieue et dans le milieu pénitentiaire 4Après t'avoir écouté, les questions ouvertes sont nombreuses, susceptibles d'attirer l'attention des jeunes chercheurs et de déclencher des vocations - ce que tu as souvent appelé de tes vœux. Comment, par exemple, les représentations de la société française la rendent-elle très encore aujourd'hui idéalisée auprès des Maghrébins ? Comment est-il possible de lutter contre ce « miroir aux alouettes », pour reprendre le titre d'un beau roman d'Assia Djebbar ? Comment la France joue-t-elle sur le plan psychanalytique le rôle du Père, idéalisé après la rupture d'avec la Mère, l'Algérie en l'occurrence. Autre question : la « transplantation immobile » d'avant le départ correspond-elle réellement à un exil intérieur ? Autre thème de réflexion, moins central : les « aliénés migrateurs » - dont tu as eu souvent à t'occuper à Constantine 5 - étaient en proportion infime par rapport aux représentations que l'on en avait localement. Ils constituent également un autre chantier très intéressant tout en renvoyant au phénomène inverse : les coopérants français au Maghreb et leur situation psychopathologique. Là aussi, dans le domaine de l'expatriation, des recherches intéressantes commencent à être systématisées, concernant la maladie mentale.

Belkacem Bensmaïl - Oui, le trouble mental chez le migrant (vers le nord ou le sud !) pose de nombreuses questions, pas uniquement dans le champs de la psychiatrie. Il interpelle à la fois le médecin, le chercheur en sciences humaines et sociales et le décideur politique. Notons qu'il réactive notamment le vieux débat opposant les partisans de la nature et de la culture, de l'inné et de l'acquis, du structurel et du conjoncturel. Ces questions sont en effet périmées car constitution et environnement forment un couple en interaction dynamique et constante. Il est donc bien difficile de mesurer leurs influences respectives. Quant aux « voyageurs pathologiques » ou « aliénés migrateurs », migrants déjà mentalement malades au départ (psychopathes, délirants chroniques), ils représentent, je le confirme, une proportion très infime. Cette catégorie concerne bien plus des coopérants français au Maghreb, que l'inverse.

TOUDI - Quelles conclusions et pistes de travail peux-tu nous apporter afin de mieux prendre en compte cette dimension psychopathologique du migrant maghrébin, notamment en France?

Belkacem Bensmaïl - Quelques pistes de travail peuvent être utilement engagées, concernant autant le migrant maghrébin de première génération que les jeunes « de 2ème génération ». On peut dire globalement que la prévention devrait se situer en premier lieu contre l'isolement, tout en évitant la « ghettoïsation », phénomène hélas trop fréquent, source de ségrégation. Elle doit aussi être menée contre la dévalorisation du statut social du travailleur immigré voire de son fils ou sa fille, apprenti - élève en lycée professionnel par exemple, par une meilleure organisation de l'accueil et de l'insertion sociale et professionnelle. Elle doit s'attaquer également à la rupture des liens socio-familiaux, avec retours périodiques au pays d'origine.

TOUDI - Ces règles de prophylaxie générale sont cependant inséparables d'une politique de coopération, sincère et équitable, entre pays d'accueil et pays de départ ou d'origine.

Belkacem Bensmaïl - C'est ce qui fait hélas largement défaut, nous le savons. D'autre part, une réflexion sur les espaces et les temps transitionnels contemporains serait à mener et à approfondir. Ces « espaces transitionnels » pourraient être des lieux d'expressions et d'échanges entre nos deux cultures, et de compromis culturel permettant aux migrants de vivre et de s'assumer sans trop de souffrance psychologique et mentale. Des efforts peuvent être faits par l'entremise de cette double possibilité, spatio-temporelle. Des recherches pourraient être initiées, des fonds levés, afin de mieux comprendre cette double dimension et d'apporter des solutions aux souffrances psychopathologiques du migrant malade, de prévenir leur apparition.

TOUDI - Si le temps devait jouer, en principe, en faveur d'une meilleure acceptation du migrant dans la société d'accueil, que faudrait-il crée en ce sens, en matière d'espace, d'architecture, voire d'urbanisme? La question reste ouverte là aussi et doit être traitée en étroite collaboration entre les psychiatres, les urbanistes et les architectes. C'est aussi ce qui manque cruellement : l'intégration de la maladie mentale et de sa prévention dans la conception et la programmation architecturales et urbaines, dans l'enseignement même de ces disciplines du cadre bâti.

Belkacem Bensmaïl - En effet, pour les psychiatres, il ne suffit pas de collaborer avec les architectes et les maîtres d'ouvrage au moment d'un projet de service psychiatrique ou d'une clinique spécialisée. Il y a nécessité d'étendre cette réflexion croisée à l'espace de la ville, du logement, du lieu de travail, etc. Pour en revenir au migrant, disons pour conclure que la transplantation des expériences existentielles enrichit mais également peut apporter des troubles mentaux chez les plus fragiles des candidats au départ, souvent mal préparés psychologiquement. Une réelle préparation devrait pouvoir être offerte à ces candidats, autant au Maghreb, avant le départ, qu'en France. En ce qui concerne le milieu d'accueil, il serait souhaitable de nuancer la conception même d'identité culturelle, et donc de relativiser les notions de ressemblance et de différence, trop importantes et opérantes en France et à tous les niveaux. Mais tout ceci ne nécessite-t-il pas, pour la société française, un élan d'humanité et d'ouverture probablement trop élevé dans les conditions actuelles ? Néanmoins, malgré une certaine tendance de cette société au repli sur soi, comme c'est d'ailleurs le cas pour les sociétés européennes en général, et à défaut de réflexion et de construction d'espaces transitionnels, le temps, transitionnel, pourra favoriser l'intégration des maghrébins des générations suivantes. Cela demandera toutefois l'appui d'une politique volontariste courageuse et continue, loin des populismes. Et cela me semble difficile à l'heure actuelle. Enfin, à la lumière de ces longues années de pratique psychiatrique, en Algérie et en France, il n'existe pas à proprement parler de pathologie mentale du migrant spécifiquement maghrébin, nous l'avons montré lors de notre long travail d'équipe. Néanmoins, l'intérêt de son étude correspond à illustrer idéalement le modèle d'une « personne totale en situation », c'est-à-dire de comprendre les processus d'intégration totale des éléments de sa personnalité. Le psychologique, le somatique, le socioculturel et l'évènement vécu sont en liaison étroite et indissociable. C'est en cela, tant du point de vue clinique que théorique, que la psychopathologie du migrant est très intéressante.

BIBLIOGRAPHIE indicative :

Ben Jelloun, Tahar, La plus haute des solitudes. Misère affective et sexuelle d'émigrés Nord-Africains, Paris, Ed. Seuil (Combats, rééd. Points, Actuels, A25)

Bensmaïl, Belkacem, Société traditionnelle, psychiatrie et culture in Les Cahiers de la recherche (CURER, Université de Constantine), 10, pp. 75 - 83 ;

Bensmaïl, Belkacem, Le sens de la maladie dans la culture maghrébine arabo-islamique in Psychologie médicale, 19, 7, pp. 985 - 987 ; Psychopathologie et migration in Annales médico-psychologiques, 140, 6, pp. 647 - 662

Bensmaïl, Belkacem Identité et liens culturels. Double contrainte et double révolte, in B. Bensmaïl, La psychiatrie d'aujourd'hui, éditions OPU (Office des publications universitaires), Alger, 1993, pp. 145 - 154

Moussaoui, Driss & Ferrey, Gilbert, Psychopathologie des migrants, PUF, (Psychiatrie ouverte, série Nodules), 96 p

Darcourt G., Bensmaïl B., Boucebci M., Feuillade Ph., Douki S., Moussaoui D., Touhami M., Étude comparative de la symptomatologie de la dépression en France et au Maghreb in La Revue Française de Psychiatrie et de Psychologie médicale, 7.0 - No. 68, 9/2003.


  1. 1. P. Bourdieu a œuvré avec Abdelmalek Sayyad en ce sens. Il est révélateur de constater qu'en dépit des nombreux relais pour baptiser un nouveau collège à Nanterre du nom de ce sociologue algérien de l'émigration., l'établissement scolaire a finalement été nommé « Collège de la République », dans une neutralisation voulue des mémoires, qui ne fait, bien au contraire, que les exacerber.
  2. 2. Sa grande acuité, en tant qu'intellectuel s'est prolongé par un rare engagement social qui s'est exprimé lors, par exemple, des grandes grèves de 1995.
  3. 3. Qui marque le commencement de la « guerre civile » opposant les islamistes armés à l'Etat algérien, et l'apparition d'une nouvelle et importante forme d'exil, touchant surtout les catégories sociales visées par les assassinats terroristes.
  4. 4. A ce titre, il est frappant de constater, encore une fois, l'inertie des pouvoirs publics face au développement des réseaux islamistes dans les prisons françaises, comme si l'on pensait que leur étanchéité supposée suffisait à prémunir la société, à l'extérieur ? Ce n'est que l'an dernier qu'un colloque important a été initié par le Ministère de l'Intérieur sur cette question de la lutte contre l'influence islamiste en milieu carcéral. Une collaboration avec les services pénitentiaires algériens a été notamment lancée.
  5. 5. Il est vrai que cette ville, très spéciale par son histoire millénaire et sa topographie, a de tout temps exercé une grande attraction sur les hommes et en particulier sur les malades mentaux.