"Pierres noires" confirme la grandeur de Malègue

"Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut", réédité par Ad Solem, Paris, 2018
29 mai, 2018
Le froid du soir à l'âme de l'espace

« Depuis la crinière du petit cheval rouan que la marche haussait et baissait, jusqu'à des distances où se perdaient tous repères et toutes formes, je reconnaissais entre deux tournants, ou d'un tournant à l'autre, deux aspects parents d'une même réalité́ surhumaine : le froid du soir à l'âme écrasante de l'espace . »


Nous sommes ce que nous n'avons pas fait

parce que le monde ou la société nous en a empêchés.

(Edouard Louis, Qui a tué mon père)

Le manuscrit de Pierres noires : Les Classes moyennes du Salut, le roman posthume de Malègue mort en décembre 1940 avait été laborieusement (l'écriture de Malègue est quasi indéchiffrable), mis au net d'abord par son épouse, Yvonne Malègue. Elle meurt en 1947 avant que le travail ne soit terminé. Le document est transmis à Jacques Madaule fin 1948. Celui-ci doute qu'il soit publiable. Il le transmet à son tour en 1954 à Jacques Chevalier qui le confie à Henry Bousquet. Ce journaliste de Nantes y apporte les dernières et importantes retouches nécessaires jusqu'à l'automne 1957. Pierres noiresparaît fin 1958, mais c'est un échec tant public que critique. Il est imputable à J. Chevalier qui insiste dans la préface sur l'inachèvement du livre qu'il assimile à un sinistre total. Et dont il parle si peu que pas, s'épanchant sur son amitié avec Malègue et des considérations pieuses de peu d'intérêt. Certes, ce livre est inachevé. Mais compte 900 pages dans l'édition de 1958, 800 dans celle de 2018, près de 300.000 mots, le cinquième de La Recherche de Proust. Si, comme Butor l'écrit, une esquisse ne fait pas un livre, un tel travail ne pouvait que livrer un sens et même sonsens. Butor ajoute (et cela vaut pour Pierres noires)que, d'un cercle ébréché, l'œil reconstitue aisément la figure. Mœller trouve ce livre exceptionnel. Daniel Halévy l'apprécie et le confie à un collaborateur du journal Le Monde (sans rien écrire lui-même). Mais les autres critiques emboitent peu ou prou le pas à Chevalier. Cet échec critique a, de concert avec la préface, engendré l'échec public.

(Entre crochets, ci-dessous, les dates des deux éditions et les pages des citations).

Un livre très différent d'Augustin

Les lecteurs de Malègue demeurés sous l'impression du fantastique roman qu'est Augustin ou Le Maître est là peuvent, certes, être désemparés devant Pierres noires. Augustinest un roman linéaire centré sur un seul personnage, à l'enfance heureuse, comblé de tous les dons et au destin merveilleux qui bascule dans la tragédie à la fin. Pierres noires,c'est tout différent. Les deux premiers tiers de ce qui devait former une trilogie, dans l'état où Malègue nous l'a laissée, Les Hommes couleurs du temps, ont comme narrateur-héros, Jean-Paul Vaton (déjà présent dans Augustin), qui se décrit comme un médiocre à l'existence grise dans une petite cité d'Auvergne imaginaire, Peyrenère. Un grand nombre de personnages apparaissent. Jean-Paul en parle à partir de ses souvenirs et intuitions d'enfant en bas âge, d'écolier puis de lycéen alors qu'il est à la retraite. Il se dit médiocre sur toute la ligne et peut ne pas convaincre. En réalité, il est intelligent et le seul, malgré ce qu'il dit de lui sur ce plan, à percer à jour ce qui échappe à tous, la profondeur spirituelle d'un jeune de son âge, être énigmatique, pourtant simple, candide, bâti en athlète, franc comme l'or, son ami Félicien Bernier : lui aussi déjà présent dans Augustin.Il est l'âme secrète de Pierres noires.

A ce premier livre, Malègue en ajoute deux. Le premier, dont nous venons de parler, narré par Jean-Paul, est bouclé. Le second, Le Désir d'un soir parfait, l'est à peine à moitié. Et le troisième, Entre le pont et l'eau, n'est, lui, de fait, qu'une esquisse. C'est Jean-Paul qui dans l'introduction (Les maisons noires), au premier livre Les Hommes couleur du tempsplante le décor de toutela trilogie. Le « cercle » reconstitué de ce récit dépasse les 300.000 mots que nous en avons pour en atteindre sans doute le double.

Il fallait donc que Malègue plante longuement le décor de cette trilogie, vaste fresque, dont la « figure » se discerne aisément même s'il y manque huit cents autres pages. Dansles premières lignes du premier livre,le narrateur-héros, âgé, s'emploie à énumérer les pierres d'attente d'évènements ultérieurs (jusque et y compris Entre le pont et l'eau) mêlant sa mémoire de petit enfant d'abord, d'écolier, de lycéen ensuite, à sa culture d'adulte. D'où quelques dizaines de pages au début où l'on voit à tort des « longueurs ». Alors qu'elles sont grosses de tout ce qui va advenir. Cette préparation nécessaire qui se dit dans une langue encore plus belle que celle d'Augustin. J'y vois quatre raisons.

Les paysages, l'Histoire, la sociologie et la métaphysique

Saint-Flour / Peyrenère

Ville haute de Saint-Flour : le Peyrenère-le-Vieil des anciennes élites qu'évincent les nouvelles du Peyrenère d'En-bas disparaissant encore ici dans la brume (d'après Wikipédia)

Dans la campagne autour de Peyrenère Jean-Paul parcourt en voiture avec son père les « charreyres », chemins de traverse donnant accès aux champs. Jean-Paul raconte sa « peur étreignante et enchantée » quand, sur ces « charreyres inconnues », tombe le soir: « Depuis la crinière du petit cheval rouan que la marche haussait et baissait, jusqu'à des distances où se perdaient tous repères et toutes formes, je reconnaissais entre deux tournants, ou d'un tournant à l'autre, deux aspects parents d'une même réalité́ surhumaine : le froid du soir à l'âme écrasante de l'espace [1958/24 ; 2018/54]. »

Il y a ensuite l'histoire de la France d'après la chute du Second Empire avec la déchristianisation qui s'amorce par en haut et par en bas. C'est aussi celle du déclin des notables liés à l'Eglise et à l'Empire, élites en perte de vitesse auxquelles, peu à peu, se substituent d'autres élites liées, elles, aux mutations économiques, sociales, politiques et idéologiques de la France et qui vont faire triompher la République et la laïcité. Malègue a eu la simple idée de diviser Peyrenère (un peu sur le modèle de Saint-Flour en 1900), en une ville haute, Peyrenère-le-Vieilet une ville basse Peyrenère-d'En-bas. Les élites en ascension sont en bas et les élites en voie de déclassement en haut. Cette topographie commande aussi la sociologie du roman. Mais sa simplicité, sa valeur d'image n'en fait pas une sociologie simpliste. Elle se révèle de manière très fine à travers mille et un gestes quotidiens, même anodins : repas, maisons, habits, postures, langage, corps, conversations, voyages.

Elle va encore plus profond quand Malègue (manifestement inspiré par Durkheim et par ce que Bergson tire de la sociologie, sans jamais les citer, ni s'assujettir à un patron théorique pour écrire), nous fait saisir en quelque sorte philosophiquement, et même métaphysiquement, le caractère de prisondes sociétés humaines. Les lourdes chaînes des contraintes sociales (souvent déguisées en obligations : « on » ne fait pas ceci, « on » ne fait pas cela), lient entre eux les personnages. Pour une part, les drames nombreux des deux premiers livres, leurs protagonistes n'en sont pas responsables : amours cruellement déçues, mariages ratés, familles ruinées, suicides, morts dans l'abandon... Et aussi la violence (dans les situations, mais ni dans les gestes, ni dans les paroles), du huis-clos du deuxième livre, dont l'intensité est celle de Canticum canticorum, sans être celle du prodigieux amour naissant d'Augustin pour Anne de Préfailles, mais celle de trois êtres qui s'aiment et se déchirent.

La métaphysique dans tout cela, c'est le titre ou le sous-titre de la trilogie : Les Classes moyennes du Salut. La prison du social, ces « classes moyennes » -les chrétiens médiocres, le « gros de l'humanité » dit Mœller avec justesse-, s'y confinent parce que, légitimement, elles recherchent le bonheur « avant le Royaume de Dieu et sa Justice », c'est-à-dire le « Royaume » de l'ouverture illimitée à l'humain qu'exprime dans sa radicalité la proposition du « Christ de l'Evangile » d'aimer ses ennemis. A l'opposé de cette ouverture illimitée, l'instinct au fondement des sociétés, celui de conservation qui pousse à la sauvegarde de l'ordre établi, relatif garant des intérêts, dont Dieu apparaît à tort comme l'assurance ultime.

L'histoire de Monsieur le Maître

C'est ce qu'incarne l'instituteur de Jean-Paul -Monsieur le Maître-qui, parce qu'il n'a pas respecté les lois sur la laïcité, se voit, suite à une dénonciation, relégué à un poste de début par le ministère. Toute sa vie s'en trouve bouleversée. « Classe moyenne du Salut » typique, cet instituteur découvre qu'il n'y a pas de contrat de bonheur entre Dieu et nous obligeant ce partenaire. Il se demande donc : « L'honnêteté, le bon sens, le succès, le respect des père et mère, la promesse de vivre longtemps, tout cela n'est donc pas fait pour aller toujours ensemble comme dans les commandements de Dieu ? [1958/228 ; 2018/225]» Il a bâti là-dessus toute sa vie et quand cela s'écroule. Il en meurt mais pas n'importe comment. Le prêtre qui l'assiste ignorant tout du drame qui l'a tué, lui demande s'il pardonne à ses ennemis. Seule à son chevet, sa plus jeune fille, Henriette (qu'il appelle « ma petite source »), sait que le seul ennemi de son père, c'est celui qui l'a dénoncé. Elle le voit, alors qu'il est extrêmement affaibli, loin dans les avenues de la mort, consentir en un extraordinaire sourire à l'Evangile que lui propose le prêtre qui l'assiste, entrant ainsi dans une héroïcité aussi authentique qu'humble et méconnue. Il sort ainsi des classes moyennes du Salut, des chrétiens médiocres, in extremis.

Le corps de Monsieur le Maître est reconduit à Peyrenère en traineau à la suite d'un hiver tardif que vient aggraver un lourd épisode neigeux qui empêche la famille d'assister aux funérailles. Mais le lecteur attentif comprend que le traineau qui opère ce rapatriement dans l'Auvergne engloutie dans la neige et la nuit a tout d'une sorte de char céleste emportant (également pour des raisons de totale vraisemblance), Monsieur le Maître, mais aussi Henriette, Jean-Paul et son père, le cocher du cheval qui tire le véhicule et Félicien Bernier.

L’énigmatique tendresse de Félicien Bernier

Jean-Paul a noué amitié avec Félicien il y a peu lors de la visite du nouveau curé de Peyrenère à ses parents (il en est le neveu). Jean-Paul note sa taille et ses muscles, ses vêtements de paysan. Félicien regarde immédiatement Jean-Paul « en une sorte de silencieuse confidence ardente, avec l’idée que cinq minutes suffisaient pour sceller une amitié [1958/306 ; 2018/291]». Ils sont du même âge, échangent sur les menus de leurs internats respectifs et leur amitié pousse toute seule dans « leurs parterres intérieurs », sans qu’il n’y ait « rien d’autre à faire ». La réussite paradoxale de l’écriture de Malègue est dans ce qui va suivre.

Il est difficile de parler d’un saint. Le piège de l’hagiographie non crédible s’ouvre à chaque mot. Or, ni Chevalier, ni la critique (sauf Mœller et Halévy, mais qui, lui, redisons-le, n’a rien écrit), n’ont vu en Félicien ce que j’ai appelé plus haut l’âme « secrète » (l’adjectif est d’Halévy cité par Le Monde), de toute l’œuvre, son caractère de saint. Le « don de totale offrande » qui ne lui pas été refusé, explique la rapidité avec laquelle il devient l’ami de Jean-Paul. Il va se manifester à plusieurs reprises encore, en 1958 peu l’ont vu.

Le père de Jean-Paul et le conducteur du traineau de Monsieur le Maître, assis côte à côte, échangent des paroles banales en patois, manière de communion humaine. Une autre communion se partage à l’arrière du véhicule. Les épais gants de laine noire de Félicien manipulent un chapelet à gros grains. Henriette ne répond pas à la prière, accablée par le froid et son chagrin. Mais, écrit Malègue à travers le narrateur-héros, pourtant peu mystique, « on sentait à je ne sais quoi, à la ligne de son corps légèrement inclinée vers lui, à sa tête penchée sur l’épaule, qu’elle se joignait à ce chapelet prononcé pour elle, qu’elle y participait de toute sa docilité muette et immobile. Une curieuse impression de paix calme, de mort, de grand repos, dont le centre eût été le cercueil et qui se fût épanouie en chapelet sans fin, entrait peu à peu dans mon âme. Je la situais comme entre ciel et terre, à mi-chemin des deux, déjà évadée du second, stabilisée dans l’air neutre des limbes [1958/321-322 ; 2018/303]. » Félicien se soucie beaucoup du froid qui mord la jeune fille, frottant la lourde pelisse de laine qu’elle porte sur le dos. Il se dévêt de la sienne pour l’en recouvrir. À deux ou trois reprises, il tâte le chauffe-pieds, frotte Henriette « tout le long de la jambe, du genou à ce chauffe-pieds, avec le même air d’impassibilité…[1958/323 ; 2018/305] ». Quand il se retrouve au lit chez lui, Jean-Paul réveillé par le gel, se rappelle ces gestes et pense que Félicien pourrait épouser Henriette. Il fait erreur non sur cette tendresse bien réelle, mais sur sa nature qui participe également du « don de totale offrande ».

Jean-Paul en perce enfin le secret

Il s’en rendra compte peu à peu. Non pas seulement lorsqu’il recueille les confidences de Félicien sur son hésitation entre devenir prêtre diocésain ou missionnaire en Chine. Ce n’est pas de nature à ébranler un Jean-Paul qui a perdu la foi. Il est plutôt impressionné par la souffrance que signifie ces hésitations chez son ami qui proviennent du silence de Dieu en lui. Silence qui ne lui fait perdre ni la foi, ni son don d’amitié. Ceux qui l’écoutent, il leur permet de « s’enfoncer en lui sans fin, sans ombre [1958/511 ; 2018/466]» et, ajoute Mœller, « sans qu’il s’en doute [Le roman posthume de Malèguein La Revue nouvelle, juillet 1959, p. 24] ». La tendresse de Félicien est d’ordre mystique, c’est-à-dire qu’elle est éminemment pratique comme on l’a vu avec Henriette. On la revoit à la fin de Les Hommes couleurs du tempsquand Jacqueline de Brugnes, autrefois promise à André Plazenat (qui l’a laissée tomber), quitte Peyrenère après le suicide de son père, joueur invétéré qui a perdu au casino l’argent que plaçaient chez lui les paysans, que la fortune personnelle de son épouse suffit à peine à rembourser. La vieille voiture hippomobile des deux femmes les conduit une dernière fois, elles et leurs pauvres bagages, vers le train qui doit les emmener à leur destin de déclassées. Jean-Paul doit aussi prendre ce train de même que Félicien. Avec sa force physique, il est le seul qui puisse les aider à descendre leurs bagages du toit du véhicule. Ce transport effectué, Félicien prend la main de Jacqueline, la garde longuement ensevelie dans la sienne comme s’il s’agissait d’un « compagnon fraternel ». Il la regarde, prenant « tout naturellement le droit de plonger plus profond que sa beauté, jusqu’au cœur de l’épreuve pour y faire luire je ne sais quelle possibilité ultérieure, encore plus lointaine, d’un bonheur compensateur et miséricordieux […] ce regard-là elle ne l’eût supporté d’aucun autre. » Le narrateur ajoute : « Peut-être avais-je là devant les yeux un cas particulier, un exemple extraordinaire de la tendresse des saints [1958/612-613 ; 2018 500-551]. » Ce sont les dernières lignes du premier livre. Il a fallu tout ce trajet pour que, lentement, obscurément se dévoile la figure du saint.

Notons que tous les spectateurs de la scène croient assister à l'au-revoir d'un fiancé à sa fiancée. Pourtant, avec Jacqueline, Félicien va plus loin que dans le contact physique avec Henriette pour la préserver du froid. Il le prolonge ici par un contact d'âme à âme en vue de caresser le désespoir de la plus belle des jeunes femmes. Tendresse mystérieuse, rayonnante qui émane pourtant d'un être perdu dans sa nuit. Qui fait songer au baiser déposé par Chantal de Clergerie sur la main de l'abbé Cénabre, le prêtre imposteur de La Joiede Bernanos. Geste par lequel se noue le lien a-causal entre la sorte de martyre qu'elle subit (elle est assassinée), et les retrouvailles in extremisde Cénabre avec Dieu qui ne se comprend que dans le mystère de la communion des saints sur lequel nous reviendrons pour finir.

Le Désir d'un soir parfait

Saint-Floue vers 1900

Saint-Floue /Peyrenère au début du 20e siècle avec le haut et le bas correspondant à la sociologie de "Pierres noires"

Les classes moyennes du Salut sont affamées de réussite terrestre. C'est bien le cas d'André Plazenat dont la haute figure d'intellectuel brillant domine déjà le premier livre. Dans le second, nous le retrouvons au faîte de sa réussite cette fois politique. Il a épousé une richissime héritière et héritière unique d'une famille de robins enrichis à la Révolution par l'achat de biens nationaux, Henriette de Castéran. En l'épousant, André Plazenat fait un mariage d'argent mais également un mariage qui va l'aider à construire sa carrière politique, car les Castéran sont quasi de droit maires de Bourzac, localité à quatre heures de route de Peyrenère, dans une sous-région d'Auvergne fort différente. André va se faire élire comme député de l'arrondissement dont fait partie Bourzac. Il est ensuite sous-secrétaire d'Etat aux finances et c'est en réalité lui qui en a la vraie responsabilité sous la houlette d'un ministre incompétent. André est un insatiable. Henriette son épouse lui a donné une petite fille dont l'institutrice devient pour un temps indisponible, devant se consacrer à un parent très malade. Henriette qui finance une école libre tenue par deux religieuses laïcisées leur demande si elles ne connaissent pas quelqu'un pour assurer l'intérim de la préceptrice. Or, il y a quelques mois, Jacqueline (inconsolée de l'amour d'André), qui vient de perdre sa maman, dix ans après le décès de son père, les a rejointes pour gagner sa vie. Elle va se retrouver dès lors sous le toit d'un André mal marié. Les domestiques du couple savent qu'il est devenu, pour Henriette, un « maître craint et redouté ». Insatiable, il l'est aussi sur le plan affectif et se rapproche de Jacqueline à travers une série de gestes apparemment anodins, mais qui ne trompent aucune des personnes concernées. D'abord très proche de Jacqueline autrefois à Peyrenère, au temps de leur jeunesse, André prit ses distances, sachant le vice dangereux de son père. Il la retrouve ici et lui avoue son amour : le couple se formera, nous n'en doutons pas. Malègue a indiqué qu'il ne durerait pas en raison du caractère d'André.

C'est le titre du livre dont il est le personnage principal qui nous en souligne le sens, magnifiquement : André, comme le montre son ambition depuis le début de Pierres noires,est à la recherche d'une satisfaction sur tous les plans, intellectuel, politique, affectif. Le dessein de Malègue en présentant ce personnage ne fait aucun doute. Félicien possède avec son « don de totale offrande » quelque chose d'en apparence invraisemblable car étranger au « gros de l'humanité ». André en est au contraire un bon représentant. Pourtant des êtres qui se donnent comme Félicien existent bel et bien. On songe (puisqu'il deviendra un missionnaire martyr en Chine), aux martyrs de la Résistance, à François d'Assise. Mais personne sur terre, jamais, n'a connu de « soir parfait ».

La communion des saints

DansPierres noires,l'ensevelissement de la foi au plus épais de l'anonymat du « On » social y est tel que la moindre étincelle de liberté illumine le roman comme des aubes. Rares.Telles la mort de Monsieur le Maître ou la démarche analogue de quelques autres personnages.

Lors de l'une de ses dernières rencontres avec Jean-Paul (ils sont à la recherche du comte de Brugnes absent au déjeuner programmé au cours de la chasse qu'il organise sur ses terres, on le retrouvera suicidé), Félicien lui confie qu'il a senti à Lourdes l'impossibilité de la prière égoïste, qu'une femme ressemblant à sa grand-mère ne priait pas que pour elle. Ses demandes traversaient son corps, ses robes noires « venaient sur nous, nous dépassaient, se mêlaient à toutes les autres prières autour de moi, s'étalaient sur notre foule[1958/558-559 ; 2018/504-505] ». Un ami pourtant très sceptique (il aurait été incrédule à la résurrection du Christ et l'atmosphère à Lourdes l'a gêné, surtout certains chants et leur banalité populaire), lui a dit que les prières de ceux qui demandent guérison « dissolvent leurs enveloppes propres, leurs frontières personnelles, pour répondre aux besoins universels. Elles sont comme expropriées de leurs exigences particulières, désaffectées, versées dans un fond commun pour les besoins de tous... » Pour Félicien, la Vierge à Lourdes est « créatrice de saintetés collectives », c'est-à-dire d'âmes « fondues dans celles de leurs frères. » Il se sent une « unité perdue dans ce grand remous de foule », il n'est qu'une syllabe « d'une grande prière ».

Lande de Carnac

Le récit dans le récit du moine perdu dans la lande de Carnac est absent de l'édition de 1958 alors qu'il donne l'un des sens les plus profonds de "Pierres noires".

Négativement, le sens de Pierres noiresse lit dans l'enfermement des gens de Peyrenère, dans les prisons des obligations/contraintes sociales (des classes moyennes du Salut) et, par conséquent, de leur priorité donnée au seul bonheur terrestre. Positivement, mais discrètement, l'autre sens s'élabore à travers Félicien, sur le modèle de ce qu'il vit à Lourdes, comme membre de cette société libérée des servitudes, différente des sociétés partielles, celle - infinie - des mystiques dont Félicien parle presqueexactementde la même façon que Bergson évoquant le surgissement d'âmes « apparentées à toutes les âmes et qui au lieu de rester dans les limites du groupe et de s'e n tenir à la solidarité établie par la nature, se portaient vers l'humanité en général dans un élan d'amour [Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, PUF, Paris, 2008, p. 97]. »

Nous sommes revenus au premier livre Les Hommes couleur du temps, parce qu'il faut relier ce que l'on vient de lire au plan d'un récit dans le récit que Jean Lebrec a retrouvé aux archives Malègue que l'édition de 1958 ignore. Ce texte évoque la mésaventure d'un moine bénédictin de Sainte Anne de Kergonan, égaré dans les alignements de pierres de Carnac, troublé en ces lieux qui le suggèrent par le dérisoire du récit chrétien en regard de l'immensité de l'Histoire (mais aussi de l'infinité du Cosmos que ces pierres signifient également). Félicien (dans la figure du cercle ébréché reconstitué étendue ici au dernier livre Entre le pont et l'eau), est devenu missionnaire en Chine. Il éprouve en cette lointaine Asie et ce pays-continent, le même vertige (dont parle aussi Michel de Certeau), face à l'anecdote chrétienne confrontée aux « foules immenses, [aux] peuples opaques, [aux] civilisations entr'aperçues qui n'ont jamais été touchés par le christianisme [Michel de Certeau, Le Christianisme éclaté, Seuil, Paris, 1974, p. 71].». Comme l'égaré de Carnac dont il lit l'histoire avant son martyre, il surmonte son angoisse en songeant que l'Incarnation chrétienne, ne pouvant s'effectuer que dans le Temps, doit en revêtir la contingence. Mais il la surmonte surtout grâce à l'expérience du monde qui s'est entr'ouvert pour lui à Lourdes, celui des héros et des saints qui échappent aux groupes humains naturels et normalement fermés (tel Peyrenère), qui, comme l'écrit Bergson, se portent « vers l'humanité dans un élan d'amour (Deux Sources, p. 97). » Ces êtres, apparentés à tous les êtres, sont en effet de tous les temps et de tous les espaces de sorte que « leurs enveloppes propres », « leurs frontières personnelles » sont dissoutes et franchies. Le christianisme redevient ainsi universel, il n'est plus la simple « légende d'un grand mouvement religieux parmi d'autres » comme Loisy avait tenu à le dire à Malègue après avoir lu Augustin. Michel de Certeau propose que le christianisme renonce « à la prétention illusoire d'être un message vrai pour tous ». Non pas parce qu'il est faux, mais parce qu'est fausse l'idée que, d'un Jésus en lequel l'amour de Dieu se rend contingent, relatif, l'on devrait déduire l'« évidence », l'« universalité », l'« éternité » exigées par les rationalismes et au fond par le modernisme (peut-être pas celui de Loisy, mais d'Hébert par exemple). Alors que ce qui sourd de lui n'est ni évidence, ni universalité, ni éternité conceptuelles, mais une autre universalité, une autre totalité - ouverte -, ne se déduisant d'aucun principe, d'aucun concept, mais de femmes et d'hommes liés aux classes moyennes du Salut (qui les sauve) parce que, libres comme Félicien, ils aiment tous les êtres.

Présentation orale de

Présentation orale de La Gloire secrète de Joseph Malègue

https://www.youtube.com/watch?v=yjMq__Q5hJE

La Gloire secrète de Joseph Malègue est paru chez L'Harmattan à Paris en Septembre 2016. Ce livre retrace la vie de Malègue et analyse son oeuvre en tentant d'approfondir certaines analyses qui le rapprochent de Proust (il montre que certaines expériences célèbres chez Proust comme les rencontres de l'art ou les extases de mémoire y sont retravaillées). L'influence de Blondel y est discutée (mais elle sera approfondie dans des études ultérieures, y étant plus grande qu'on ne l'a dit), de même que celle de Durkheim et de Bergson, ces deux dernières étant inséparables puisque le dernier livre important de Bergson Les Deux sources de la morale et de la religion peut être considéré comme le regard du philosophe sur la sociologie et une sorte de philosophie de la communion des saints.