Pouvoir wallon et relations internationales
Le secrétaire du Mouvement du Manifeste Wallon a écrit à l'ancien Président wallon Jean-Maurice Dehousse pour lui demander en quoi l'on pouvait dire que la façon dont la Wallonie s'était positionnée dans le CETA provenait d'un travail constant de nombreux autonomistes wallons en vue d'obtenir ce pouvoir sur le plan international. La question était formulée comme suit par le secrétaire du MMW, Jean-Pierre Lahaye :
"A l'occasion du débat international CETA/Wallonie dans les réseaux sociaux comme Facebook, j'essaye modestement de mettre en lumière le rôle décisif des fédéralistes wallons pour atteindre nos objectifs. Ainsi, je me suis permis de citer plusieurs fois "l'équipollence des normes" comme un outil important où vous aviez joué un rôle dans le débat décisionnel à l'époque. Est-ce exact ? Où obtenir plus de renseignements sur ce point d'histoire ?"
[Le vendredi 14 octobre le Parlement de Wallonie a mis son veto à la signature du CETA par le Gouvernement fédéral. Finalement celui-ci l'a signé mais moyennant d'importantes modifications si pas au traité lui-même du moins à son texte interprétatif obtenues suite au vote du Parlement de Namur]
La Réponse de Jean-Maurice Dehousse
[Les intertitres sont de la rédaction]
Quoique très technique la réponse de Jean-Maurice Dehousse démontre que ce sont des Wallons qui ont voulu ce pouvoir et non pas, comme on a tendance à le penser dès qu'il s'agit de revendications autonomistes, les seuls Flamands. Une chose est en tout cas certaine, c'est que la Wallonie a été la première entité fédérée belge à se servir de ce pouvoir depuis longtemps inscrit dans la logique de sa construction autonomiste.
A Monsieur Jean-Pierre LAHAYE Secrétaire du M.M.W.
JMD/CRL/16/136-4bis/agr Liège, le 25 octobre 2016
Cher Ami,
Ton message du 17 Octobre 2016 concernant les sources profondes de la construction fédéraliste belge m’est bien parvenu et a, naturellement, retenu toute mon attention.
Oui, l’équipollence des normes, avec son corollaire et l’octroi des pouvoirs législatifs aux Régions, joue un rôle fondamental dans l’affaire des traités transatlantiques ; en l’occurrence, dans celle de ce qu’il est convenu d’appeler le C.E.T.A.
Revenons en arrière.
Le Pouvoir législatif accordé aux Communautés (1970) : revendication flamande
Nous sommes en décembre 1970. Le Parlement belge adopte différents textes constitutionnels dont l’article numéroté 59 bis à l’époque, qui octroie un pouvoir législatif aux Communautés.
L’article 107 quater (selon la même numérotation), adopté simultanément et qui concerne les Régions, n’a pas une précision comparable ; en revanche, il ouvre un champ bien plus large à l’appréciation du pouvoir législatif. Il se borne à annoncer que ce sera une loi spéciale qui déterminera les pouvoirs et les compétences attribuées aux Régions.
L’attribution du pouvoir législatif n’est donc pas garantie mais elle n’est pas exclue non plus, c’est un des apports majeurs du Ministre Freddy TERWAGNE, dont je suis à l’époque Chef de Cabinet adjoint et plus particulièrement chargé des textes constitutionnels.
En avril 1971, TERWAGNE étant malheureusement décédé, Edmond LEBURTON fait disjoindre la réalisation de l’article 59 bis de celle du 107 quater.
Le successeur de Freddy TERWAGNE, qui se trouve être mon père Fernand DEHOUSSE, et dont je suis resté le Chef de Cabinet, s’attelle donc à la présentation et à l’adoption de la loi sur les Communautés, qui est adoptée la même année.
Les Régions, par contre, ne sont pas constitutionnellement constituées, il n’existe alors que des institutions régionales reposant sur la loi TERWAGNE dont la Société de Développement Régional (S.D.R.). Mais nous obtenons la création d’une commission préparatoire. Celle-ci porte le nom de Commission BROUHON - DUA, du nom de ses deux présidents (un Socialiste bruxellois et un C.V.P.).
En 1973, la Commission remet son rapport et il apparaît qu’à une exception près tous les membres de la Commission estiment qu’un pouvoir réglementaire sera suffisant pour les Régions. Le parlementaire qui est le seul à se prononcer pour le pouvoir législatif n’est pas PERIN, qui s’est rallié au pouvoir réglementaire, mais moi (je suis devenu parlementaire en 1971).
Il est évident que je déplore alors le retard pris pour la mise en œuvre des structures régionales, retard qui coûte beaucoup à la Wallonie. Mais je considère aussi qu’à quelque chose malheur peut être bon et je vais être à la base de l’effort qui, progressivement, et au fur et à mesure que les Communautés usent sans en abuser du pouvoir législatif, va défendre, avec un succès de plus en plus grand, l’équipollence des normes, non seulement entre les entités fédérées et le niveau fédéral, mais également entre les Communautés et les Régions.
La difficile émergence des Régions : la revendication wallonne par excellence
Mais je soutiendrai avec force le maintien des comités ministériels régionaux créés par la loi PERIN au sein du Gouvernement central, précisément parce que le maintien au sein du Gouvernement permet à ces comités l’usage du pouvoir législatif, au niveau fédéral il est vrai.
C’est la loi de 1980 qui va concrétiser expressément ce résultat, et nous sommes aidés en cela par le fait que cette loi n’institue pas la région bruxelloise, dont les pouvoirs sont exercés par « l’Agglo », c'est- à-dire l’agglomération bruxelloise, laquelle ne dispose que d’un pouvoir réglementaire.
Il faut se remémorer en effet que le mouvement flamand s’opposait alors vivement à l’octroi d’un pouvoir législatif régional à Bruxelles.
Mais huit ans vont passer et, en 1988, les esprits sont mûrs : la loi nouvelle qui confirme la région wallonne et la région flamande, tout en instituant la région de Bruxelles-Capitale, octroie bien un pouvoir législatif aux trois régions en achevant de concrétiser l’équipollence des normes.
Je ne suis pas signataire de cette dernière loi puisque j’ai rompu avec le programme du P.S. pour plusieurs raisons dont l’insuffisance notoire du financement, mais j’ai été, pendant plusieurs semaines, avec Philippe MOUREAUX, l’un des deux négociateurs principaux du P.S. en la matière. MOUREAUX et moi avons fait inscrire solidement l’équipollence des normes dans les revendications du P.S., avec le plein accord, bien entendu, de Guy SPITAELS.
Par contre, à la demande de Philippe BUSQUIN, j’étais de retour au Gouvernement en 1992 avec la charge de Ministre de la Recherche Scientifique et des Institutions culturelles communes. Jean-Luc DEHAENE était le Premier Ministre et je lui étais adjoint pour les problèmes institutionnels, dans le cadre de la quatrième réforme de l’Etat, ainsi qu’en témoignent abondamment les travaux parlementaires. C’est ensemble que nous avons proposé et fait adopter les textes concernant l’adoption des traités sur lesquels les Régions s’appuient aujourd’hui.
C’est en effet le pouvoir législatif qui a entraîné le pouvoir de ratification des traités, ratification qui se fait en général par la loi.
Mais si les relations internationales ont été inscrites dans l’article 59 bis expressis verbis, pour les Communautés et pour elles seules, nul ne pensait alors qu’il en serait de même pour les Régions et, si je crois mes souvenirs, le rapport de la Commission BROUHON – DUA est évidemment muet à cet égard puisque le choix du pouvoir réglementaire n’implique aucune attribution de compétence à ce point de vue.
Cependant, le hasard ou la nécessité a fait de moi le premier Président de l’Exécutif Régional Wallon (pour nous en tenir aux hypothèses du prix Nobel Jacques MONOD), et c’est à ce titre, et avec la pleine complicité de mon collègue et ami André DAMSEAUX, membre comme moi de l’Exécutif Régional, et libéral comme on sait, que je vais lancer la Région Wallonne dans le tourbillon des relations internationales, par le biais des relations interrégionales. Cette action, propre à la Région Wallonne, suscite l’opposition décidée du Ministère des Affaires Etrangères mais je réponds à cette opposition par l’argument juridique suivant : si l’article 107 quater ne prévoit pas les relations internationales, c’est qu’il ne prévoit rien d’autre qu’un mécanisme de dévolution et que, de ce fait, le mécanisme lui-même n’est pas limité par un texte constitutionnel. Cette thèse sera acceptée et entérinée par les Gouvernements successifs.
L’imbrication objective des compétences régionales dans celle des Communautés Européennes constituera un autre vecteur d’attaque.
Il était évident que l’obligation faite par le droit européen aux Etats membres de notifier les aides économiques s’appliquait aux Régions, héritières à ce point de vue des droits mais aussi des devoirs de l’Etat belge.
Comment la Wallonie va acquérir la reconnaissance internationale via l'Europe
Lorsque l’Exécutif Régional Wallon s’est séparé du Gouvernement central, en 1981, nous n’avons donc pas manqué de continuer soigneusement la pratique de la ratification. Mais curieusement, dans un premier temps, la Commission (ou ses services) ont refusé la ratification directe des aides économiques par les Régions. Je me suis personnellement entendu dire que « pour la Commission, les Régions n’existaient pas ». J’ai répondu qu’une entité qui n’existait pas n’avait évidemment aucun devoir de notification et nous nous en sommes tenus là en suspendant les notifications que le Ministre des Affaires Economiques ne pouvait plus communiquer à la Commission, puisque nous prenions grand soin de ne pas l’informer, conformément au droit belge qui prévoit l’autonomie des Régions.
C’est le Gouvernement hollandais qui, à propos d’une attribution d’aide à une entreprise concernée par le verre (si ma mémoire ne me trahit pas), a fait tant et si bien qu’il a forcé les services de la Commission à reprendre contact avec nous ; à partir de ce moment les choses sont rentrées dans l’ordre que nous voulions voir établir.
Les liens que nous avons tissés avec d’autres régions européennes, en particulier la Catalogne et la Franche Comté, nous ont aidés puissamment à cet égard.
Ce n’est pas par hasard si c’est la Région Wallonne qui a installé la première Assemblée des Régions d’Europe.
Le vote du Parlement Wallon [NDLR : veto à la signature du CETA par le Parlement belge], met en lumière l’importance des pouvoirs de la Région, et tu peux comprendre que celui qui, depuis le 107 quater, c'est-à-dire depuis 1968 jusqu’en 1994, a veillé en permanence à l’écriture des textes constitutionnels, législatifs et réglementaires, éprouve une satisfaction considérable à voir ses efforts récompensés dans les faits.
A ce propos, je dois mettre en évidence que si, à l’époque, les parlementaires belges ne bénéficiaient d’aucune aide en personnel, j’ai eu la chance de travailler pendant des années au sein de cabinets ministériels ou en les établissant.
Dès lors, quand je parle de mon action, c’est au sens politique. Je me dois de souligner que, dans les faits, dans l’action quotidienne, dans la réflexion permanente sur l’évolution des choses, j’ai bénéficié de très nombreuses aides. Au premier rang de celles-ci, on comprendra que je cite deux collaborateurs et amis prématurément disparus : Claude REMY, juriste de tout premier ordre, déjà membre du Cabinet TERWAGNE et l’un des incubateurs principaux de l’article 107 quater, et Georges HOREVOETS, en qui les universités belges se refusèrent toujours à reconnaître un juriste mais qui se révéla un connaisseur remarquable des textes, un praticien de haute volée, et même un légiste irremplaçable, et qui se tint à mes côtés depuis le premier jour de mes charges ministérielles. Ces deux grands collaborateurs ne furent pas les seuls, loin s’en faut, et un cabinet ministériel est une machine de production qui, comme toute chaîne, ne peut fonctionner sans l’appui du plus petit de ses maillons. Il m’est dès lors impossible de citer tout le monde. Je manquerais toutefois à mes devoirs en ne relevant pas l’appui de mes Chefs de Cabinet à la Culture et à la Région : Roger DEHAYBE, Jean-Claude DAMSEAUX, René DELCOMMINETTE, Jacques BRASSINNE, Philippe SUINEN et Rosetta PULLARA, ainsi que plus tard : Philippe DESTATTE. Mais aussi des collaborateurs juridiques spécialisés tels que les jeunes juristes qu’étaient alors Christophe LEGAST et Vincent THIRY. Chacun d’eux a rempli à sa façon un rôle majeur dans l’évolution que je viens de décrire, sans préjudice de leurs apports dans d’autres domaines.
On ne s’en étonne pas ; en vingt ans, les équipes changent et se renouvellent.
Peu de choses sont faites en Wallonie pour comprendre l'effort continu vers l'autonomie y compris au plan international
J’espère ainsi avoir répondu à ton souhait, et je l’ai fait avec des détails que tu ne demandais pas, j’en suis conscient. Mais je crois ces détails indispensables pour comprendre l’enchaînement des faits et celui des textes. Considère à cet égard que, de 1968 à 1988, vingt années se sont écoulées entre la formulation du 107 quater et le vote de la deuxième loi à majorité qualifiée. Six ans plus tard, du reste, je travaillais encore à la réforme de l’Etat avec Jean-Luc DEHAENE, comme je te l’ai indiqué.
Jusqu’ici, peu de choses ont été faites en Wallonie pour rendre perceptible cet effort continu du mouvement fédéraliste wallon dont bien d’autres membres ont, chacun à leur place, poussé à la réalisation de l’objectif commun. Ce fut par exemple, pour ce qui me concerne, le cas de Jacques HOYAUX, de Marcel THIRY, de Jean-Emile HUMBLET.
Et chaque année, l’été venu, j’allais faire cours au Collège universitaire d’Etudes Fédéralistes à Aoste pour exposer l’évolution du fédéralisme belge et soumettre cette évolution à l’examen critique des fédéralistes européens.
Je te remercie d’autant plus d’avoir compris l’effort en question, de l’avoir mis en évidence, et aussi de m’avoir sollicité à son propos.
C’est de grand cœur que je t’ai répondu.
Je te prie de croire, cher Ami, en l’assurance de mes sentiments cordiaux.
Jean-Maurice DEHOUSSE