Propos sur une campagne référendaire

La nouvelle trahison des clercs
Toudi mensuel n°73, novembre-décembre 2006

Le présent article est la réponse d'Attac-Liège aux propos de Monsieur François Gemenne intitulés Les contradictions d'un non ~ Regard sur une campagne référendaire et publiés dans le n° 35 de la revue trimestrielle Aide-Mémoire de l'asbl "Les Territoires de la Mémoire" (association siégeant à Liège, boulevard d'Avroy, 86).

Cette réponse, dont la parution avait été convenue et programmée pour le n° 37, n'a finalement trouvé place que sur le site Internet de l'association, à un emplacement d'accès difficile et dans une version apparemment rebelle aux corrections, dûment communiquées pourtant. Mais qu'importe, puisque Toudi – que nous saluons au passage – contribue à pallier ces manques.

Quel regard ?

Ainsi donc le numéro 35 d'Aide-Mémoire (janvier-mars 2006) ouvre ses colonnes aux réflexions d'un sociétaire du FNRS, Monsieur François Gemenne qui, d'entrée de jeu, se présente comme ceci : "Politologue (Université de Liège et London School of Economics)". Fort bien ! De quoi éveiller la curiosité.

L'auteur entend poser un "autre regard" sur la campagne référendaire qui agita la France en 2005 au sujet du "Traité établissant une Constitution pour l'Europe"

(TCE en abrégé), regard se voulant affranchi des passions nuisibles à l'impartialité.

Sa vision des choses s'articule autour de deux points.

Primo les tenants du "oui", "gauche et droite modérées", défendaient une position de compromis qualifiée de "synthèse minimale", tandis que les partisans du "non", "extrême gauche et extrême droite" formant une "alliance objective et honteuse", soutenaient, par-delà leurs contradictions apparentes, une position tacitement commune de "repli nationaliste".

Secundo l'extrême gauche, au langage "lâche et trompeur", mentait plus que probablement en se targuant de vouloir une "autre Europe" et en s'abritant derrière une "vaine critique" de l'Europe ultra-libérale, alors que l'extrême droite, elle, avait au moins le mérite d'afficher clairement sa préférence nationale.

Tels sont les deux axes essentiels d'une vision soi-disant dépassionnée, faite de lieux communs mâtinés de stéréotypes à la fois réducteurs et fallacieux.

Il faut être sérieux : la vérité a ses droits et, pour s'en approcher, rien de tel que de se référer à deux auteurs qu'on ne présente plus, Jacques Généreux et Jacques Sapir.

Jacques Généreux d'abord.

Dans son beau petit livre s'intitulant Sens et conséquences du "non" français, Jacques Généreux dresse un tableau précis d'une situation qu'il dépeint presque textuellement comme suit (Seuil, juin 2005, pp. 5 à 10).

Le débat français sur le Traité Constitutionnel a rompu radicalement avec la dépolitisation usuelle de la question européenne. Que s'est-il donc passé ? Pour la première fois dans l'histoire de l'Union, des pro-européens se sont levés en masse pour fustiger un traité européen au nom de l'Europe ; des responsables politiques de toute la gauche ont dénoncé une Constitution de droite ; des centaines de milliers de militants ont épluché le texte d'un traité européen pour exiger un autre traité, moins libéral, plus démocratique et plus social. La gauche pro-européenne a politisé le référendum. Dans tous les départements, les collectifs pour le "non" de gauche, les collectifs du "non" socialiste, le Parti communiste, Attac et bien d'autres mouvements encore ont organisé des milliers de réunions et réussi à imposer leur problématique : celle du choix entre deux visions politiques opposées du projet européen, celle du choix entre néolibéralisme et socialisme

Les rédacteurs de la Constitution et les partisans du "oui" n'ont pas anticipé la possibilité d'un tel débat politique. Ils s'attendaient, comme par le passé, à l'alliance de tous les pro-européens face aux anti-européens, ils s'attendaient au consensus temporaire de la droite et de la gauche, ils s'attendaient à l'indifférence quasi générale pour les détails d'un texte compliqué.

Au lieu de cette bataille annoncée et gagnée d'avance, ils se sont trouvés brusquement confrontés au débat entre pro-européens, au très classique affrontement droite-gauche entre libéralisme et socialisme, et à l'âpre discussion sur le texte même du traité.

Quelques signes avant-coureurs de ce nouveau débat auraient pourtant dû les alerter. Il y eut tout d'abord la vigueur et la teneur du débat interne au Parti socialiste. Les socialistes, qui avaient adopté à l'unanimité leur programme pour les élections européennes, se trouvaient divisés en deux sur la question de la ratification du TCE. Et la même division sévissait chez les Verts. Ce traité devenait ainsi une pomme de discorde parmi les pro-européens. Vint ensuite l'engagement d'Attac, puis de la CGT et de la plupart des syndicats pour le "non". Si l'on ajoute à tout cela l'hostilité du Parti communiste au TCE, il était d'ores et déjà évident que la campagne référendaire tournerait à l'affrontement entre la droite et une gauche militante très majoritairement engagée et unie pour le "non". Ce "non" est devenu réalité le 29 mai 2005 à 22 heures. Avec près de 55 % des suffrages exprimés, il fut d'autant plus net et légitime qu'il s'accompagna d'un taux de participation remarquable (70 %).

D'aucuns tenteront de brouiller le sens de ce vote. Certes, des "non" souverainistes ou nationalistes se sont mêlés dans les urnes au "non" des pro-européens de gauche, tout comme le "oui" socialiste s'est mêlé au "oui" du patronat et de la droite. Néanmoins, la multitude des enquêtes d'opinion, tout au long de la campagne, ne laisse pas la place à la moindre ambiguïté quant au sens du résultat :

le "non" n'a pu l'emporter qu'en raison du vote majoritaire chez les électeurs de gauche, chez les ouvriers, les employés et les salariés du secteur public, et chez les sympathisants du P.S..

Jacques Sapir ensuite.

Quelle est sa manière de voir ? Il nous la livre dans son excellent ouvrage titré

La fin de l'eurolibéralisme dont nous reproduisons ici quasi mot pour mot quelques passages on ne peut plus éclairants (Seuil, janvier 2006, pp. 22, 71 à 77).

Le "Traité établissant une Constitution pour l'Europe" n'était pas, comme on l'a prétendu, un texte de compromis. Loin de respecter la neutralité qui sied à tout texte constitutionnel, il s'agissait bel et bien d'un manifeste idéologique, d'un texte de combat, profondément et irrémédiablement imprégné de l'idéologie libérale.

Au-delà, c'était un texte qui, eût-il été adopté, aurait constitué une violation flagrante des principes fondateurs de la démocratie. Son rejet fut un acte de salubrité publique.

Les partisans du "oui" ne se concevaient pas comme porteurs d'une simple opinion, mais comme détenteurs uniques d'une "vérité" absolue.

Ne pas voter "oui" était synonyme de détruire l'Europe. Osait-on émettre des doutes que l'on était réputé n'avoir compris ni le texte ni son contexte. On était catalogué fauteur de guerre, xénophobe et populiste. L'idée même que des opinions différentes de celles des partisans du "oui" puissent être légitimes était niée en permanence. Aux opposants, on refusait jusqu'à l'intelligence et, le plus souvent, la parole. Durant le 1er trimestre 2005, le rapport entre les temps de parole donnait, pour les journaux télévisés, 73 % aux partisans du "oui" contre 27 % aux partisans du "non". Le mois d'avril a vu une bien légère amélioration : calculé cette fois en nombre d'intervenants, le rapport s'établit à 67 % pour le "oui" et 33 % pour le "non".

Tout cela fut odieux et révoltant, et créa un climat malsain et pesant qui ne s'est pas dissipé au soir du 29 mai 2005, date du référendum.

Devant la sanction des urnes, on eût pu croire que des yeux se seraient ouverts, des langues déliées.

Il y avait de quoi se poser quelques questions, que ce fût dans les rangs d'un gouvernement qui avait atteint des sommets d'impopularité ou à la direction du Parti socialiste désapprouvée par une majorité de ses électeurs. Il n'en fut rien. On eut droit, d'un côté, à un replâtrage ministériel et, de l'autre, à une stratégie du bunker aussi dérisoire que suicidaire.

Plus grave encore, les principaux éditorialistes de la presse n'ont pas cessé de fulminer contre l'électorat qui les avait désavoués. Alors même qu'ils auraient dû promouvoir l'esprit critique, leurs textes se sont faits insultants et méprisants. On a assisté à une véritable défaite de la pensée.

Crise profonde de la démocratie, tel est bien le constat que l'on peut faire après la campagne, et au vu de la façon dont les résultats du vote furent accueillis. La violence et la haine se sont exprimées sans retenue contre un électorat qui n'a pas "bien" voté, ce qui témoigne de l'état de dégradation de l'argumentation politique et économique. Comme aux heures les plus sombres des années 1930, on doit s'interroger sur le sens de cette nouvelle "trahison des clercs". Dans son livre célèbre publié en 1927, Julien Benda (1867-1956) déplorait de devoir constater combien les intellectuels eux-mêmes, cédant aux passions politiques, consacraient la primauté du préjugé idéologique sur le jugement critique. Ainsi expliquait-il comment son époque était devenue celle de "l'organisation intellectuelle des haines politiques"1. Or c'est bien ce que nous avons vu à l'œuvre dans le cours de cette campagne, et surtout après le vote.

Que dire encore ?

Face à ces analyses aux accents criants de vérité, nous nous interrogeons : où se situe donc Monsieur François Gemenne ?

À droite ? À gauche ? Ou du côté de la troisième voie technocratique manœuvrant depuis toujours pour une Europe largement dépolitisée ?

Chez les spécialistes de la connaissance politologique ? Ou chez les moralisateurs de la vie politique ?

Parmi les "clercs modernes" initiés aux évidences indiscutables et aux diatribes haineuses ? Ou parmi les démocrates capables d'entendre toutes les opinions et de montrer, à leur écoute, une vigilance redoublée envers leurs propres préjugés et leurs propres intérêts ?

Poser ces questions c'est au moins en pressentir les réponses. Nous nous garderons cependant de conclure.


Sous-titre emprunté à Jacques Sapir (référence ci-incluse).

  1. 1. Voir J. Benda, La trahison des clercs, rééd. J.J. Pauvert, Coll. "Libertés", 1965, pp. 29, 40 et sv.