Québec : entre maturité tranquille et normalisation

Toudi annuel n°1, 1987

Décalage. Ainsi pourrait-on résumer d'un mot l'impression suscitée chez un Européen par sa confrontation avec le Québec d'aujourd'hui. Décalage horaire, certes, mais surtout déphasage entre l'image entretenue d'un pays et la réalité qu'elle recouvre. Pour beaucoup l'image c'étaient René Lévesque et son parti québécois, l'aventure politico-littéraire du joual, l'épopée du cinéma direct, Michel Tremblay et Les Ordres. Félix Leclerc et Beau Dommage, la révolte tranquille des « nègres blancs d'Amérique et sa transcription dans une affirmation nationale réussie. Pour un sympathisant de la mouvance wallonne, cela tenait presque d'un rêve vécu par procuration. Mais face à la réalité mise à nu, l'image a tôt fait de se flétrir et de paraître imagerie. Il suffit simplement de quelques lectures de journaux pour comprendre que le Québec a changé.

Bien sûr, René Lévesque est toujours le chouchou des médias, mais c'est maintenant pour le triomphe éditorial de son livre de Souvenirs 1 qu'on le reçoit, tandis que, vieux « jeune leader libéral » de retour au pouvoir après la débandade péquiste des élections de 2985, Robert Bourassa ânonne le couplet déjà rance des privatisations. A Ottawa, pendant ce temps, le gouvernement fédéral du très conservateur Brian Mulroney surfe sur les crêtes des scandales politico-fianciers, tout juste préoccupé d'endiguer entre deux creux le flux des « faux réfugiés » iraniens, turcs ou tamouls. La réalité québécoise de 1987, telle que saisie en instantané, c'est un taux de chômage en croissance (près de 22% des travailleurs âgés de 20 à 24 ans ne possèdent pas d'emploi) et la mise en sommeil de la « question nationale ». C'est le silence des intellectuels qui « se taisent et se terrent » (pour reprendre la belle expression de Jacques Dubois dans les replis capitonnés de leurs chaires universitaires, n'intervenant plus que sporadiquement au hasard d'un numéro de l'excellente revue Possibles. C'est encore la déferlante hédoniste, telle qu'elle transparaît avec éclat dans le film de Denis Arcand : Le déclin de l'Empire américain. C'est enfin un cinéma qui se meurt d'asthénie, et souffre de ne plus pouvoir se dire ne sachant plus que dire, de ne plus pouvoir filmer ne sachant que montrer. Années de crise économique, balisées par deux dates fatidiques (échec du référendum de 1980, scrutin de décembre 1985), les années 1980 sont d'abord celles du malaise identitaire québécois, et laissent ce qu'on appelait jadis le Canada français sans projet collectif, comme en fin de cycle, en phase d'entre-deux, de suspension, d'attente. Et l'impression qui prédomine est celle d'une époque historique qui s'achève. En témoigne sans doute l'efflorescence nouvelle de « mémoires politiques » et autres tranches de vie de l'action collective, exercice littéraire inauguré à grands coups de « bonnes feuilles » par René Lévesque en personne. Aussi captivant soit-il, son récit ne peut effacer la conviction que les heures glorieuses du PQ sont à présent révolues : dès la première page achevée, on sent bien que c'est une page d'Histoire que l'on tourne.

Comme pour mieux convaincre encore de cette vérité, c'est Pirerre-Marc Johnson lui-même, propre successeur de l'ancien premier ministre à la tête du parti, qui en octobre 1986 présenta à son Conseil National les nouvelles orientations du PQ en matière de relations avec Ottawa. Prônant un Québec fort mais à l'intérieur de l'Etat fédéral, ce rapport, sobrement baptisé « plan d'action pour l'affirmation nationale du Québec, fut interprété par beaucoup comme un changement de cap radical, comme le rejet définitif hors des sphères officielles de la politique de la ntion même de « souveraineté-association », pourtant fondement de l'identité du parti. Ainsi se concluait un processus d'évacuation amorcé bien avant 1980, quand « la commercialisation à outrance du label Québec aboutit en fin de compte à une véritable folklorisation du concept nationaliste qui devint plus une cause sentimentale qu'une cause politique » 2. Du reste, en pleine campagne de 1985, René Lévesque n'avait-il pas lui-même souhaité une mise en veilleuse (alors dite « provisoire ») de l'épineuse question nationale ?

Hibernation des thèses souverainistes, retrait de la scène publique des principaux ténors des deux décennies précédentes, hédonisme, américanisation de la société et priorité donnée aux questions économiques, ainsi se trouvent concentrés tous les ingrédients d'une possible normalisation du Québec à l'orée du XXIe siècle. « La crise des rapports avec le Canada anglophone s'étant pour l'essentiel résorbée, les injustices les plus flagrantes et leurs apparences ayant disparu, pourquoi les Québécois n'épouseraient-ils pas le modèle social dominant ? Hibernent-ils ou rentrent-ils dans le rang ? Pourquoi resteraient-ils plus missionnaires ? Pourquoi préféreraient-ils encore ” l'action collective” au succès individuel ? Sont-ils d'une espèce humaine à part ? » écrivait Lise Bissonnette à ce sujet dans un récent éditorial du quotidien Le Devoir, achevant de peindre en gris notre photographie du Québec.

Mais si précisément il ne s'agissait là que d'une photographie, polaroïd d'une réalité directement perceptible, mais inapte à rendre compte de l'envers du décor, à traduire les frémissements d'un corps social en mouvement ? Ainsi le rapport Johnson sur « l'affirmation nationale », hâtivement présenté comme l'acte de décès du parti québécois, ne signifie-t-il pas aussi la fin du sentiment de minorisation du peuple québécois, une perception différente de la québécitude ? Car, d'une certaine manière, ce que ce texte demande « c'est de reconnaître clairement que "l'oppression nationale" qui servait de support au discours indépendantiste, souverainiste pu nationaliste des années soixante ou soixante-dix est disparue, ou, plus précisément que ce qui en reste ne peut plus justifier une rupture aussi forte que la souveraineté ou la souveraineté-association » 3. Ce qu'implicitement reconnaît ce texte, c'est l'autonomie de fait de la fédération canadienne, vingt ans après la révolution tranquille. A cette même époque, être francophone au Québec signifiait presque automatiquement déclassement, marginalisation, éviction des principaux centres de décision et de pouvoir économique. Aujourd'hui la différence du Québec tient presque exclusivement à sa langue et n'est plus qu'une affaire de culture. Une étude récente sur la propriété des entreprises montre qu'ainsi que pour l'ensemble de l'économie québécoise, la part des francophones est en augmentation constante, atteignant aujourd'hui la barre des 55%, là où celle des anglophones est ramenée à 30% 4. Prise de contrôle des grands rouages économiques, consolidation du fait francophone au Québec, disparition des injustices les plus évidentes ont ainsi fait de l'affirmation nationale québécoise une réalité incontournable, gommant la nécessité de pousser plus avant dans la vie de l'indépendance.

De la même manière, la fin de la prédominance de la question nationale, atténuant le rôle du Parti Québécois dans la société, conjuguée à l'essoufflement du parti libéral au pouvoir, laisse-t-elle le champ libre aux nouvelles alternatives politiques et sociales. En effet, ce n'est pas la moindre des paradoxes du reflux indépendantiste que d'avoir involontairement contribué à l'émergence d'un véritable partyi socialiste au Québec : le NPD, ou Nouveau Parti Démocratique. Longtemps bloqué dans l'opinion québécoise par ses positions internationalistes et sa volonté de collaboration entre classes ouvrières de toutes les Provinces, le NPD-Québec connaît aujourd'hui un engouement sans précédent. Développant un socialisme de participation, à base d'autogestion et de vie associative, il rassemblait en mars dernier plus de 42% des intentions de vote dans les sondages d'opinion. Et si l'on ajoute à cette ascension l'arrivée d'un nouveau parti à la direction des affaires de la Ville de Montréal (le Rassemblent des citoyens, moins socialiste mais issu lui aussi des solidarités de base), c'est bel et bien à l'émergence d'une nouvelle génération politique qu'il nous est donné d'assister aujourd'hui.

Ce Québec moderne, contradictoire et multiforme, hésitant encore entre maturité tranquille et normalisation, notre publication entend le passer au crible. Avec, pour ouvrir ce dossier, un entretien inédit réalisé en 1986 avec René Lévesque, témoin privilégié de l 'évolution d'un pays dans lequel rien de ce qui se passe ne saurait être étranger à la Wallonie.


  1. 1. René Lévesque, Attendez que je me rappelle, éditions Québec-Amérique, Montréal, 1986.
  2. 2. Roger Bourdeau, in Cinéma du Québec, éditions Cinémaction, Paris, 1986.
  3. 3. Lise Bissonnette, in Le Devoir, 17-10-86.
  4. 4. André Raynauld et François Vaillancourt, L'appartenance des entreprises : le cas du Québec en 1978, Québec, éditeur officiel, 1984.