Renardisme

Paru sous le titre Socialisme et question nantionale (Toudi annuel n° 4)
16 novembre, 2010

Le prolétariat doit devenir lui-même la nation (Karl MARX, Manifeste du Parti Communiste)

[Comme nous l'indiquons, cet article a déjà paru sous un autre titre. Dans la perspective du 50e anniversaire de la plus grande grève jamais vécue en Wallonie, nous le produisons ici sous un autre titre, notamment parce que le terme "renardisme" est un hapax sur Internet et que le guider vers le Wallon exceptionnel que fut André Renard nous semblait tout simplement un devoir. Non seulement un devoir à rendre à la Wallonie mais au syndicalisme de combat européen et mondial.]

En Wallonie et en Belgique le socialisme qui s'est structuré la première fois solidement à travers un Parti Ouvrier Belge, a représenté pour des millions de travailleurs wallons et flamands l'espoir d'une émancipation sociale, politique et, disons-le, la simple reconquête de la dignité. L'adhésion massive au POB dès les premières élections au suffrage universel de 1894 (tempéré par le vote plural) exprimait cet ardent désir d'émancipation, très proche, à l'époque d'une exploitation ouvrière confinant à l'écrasement, d'un pur et simple désir de survie. On ne voit pas d'abord comment il pourrait être relié à la question nationale. A première vue, l'exploitation est homogène, se jouant de toutes les frontières. Elle implique la solidarité des tous les exploités.

L'idée nationale belge et le socialisme

Pourtant, cette expression "l'union de tous les exploités" n'est pas claire. S'agit-il, vraiment, universellement, de tous les exploités? Envisage-t-on expressément leur réunion au sein d'une organisation dont les frontières - si l'on peut dire - seraient celles de la Planète elle-même? Oui, probablement. Il y a cela dans le rêve socialiste. Il y avait cela et il y aura cela toujours. Il est trop facile de faire remarquer - mais même si c'est trop facile, en un premier temps, il faut malgré tout le faire -, que cette idée d'union par-dessus toutes les différences, de races, de nationalités, et l'idéologie bâtie autour de cette union a eu comme effet, particulièrement dans notre pays, de dénoncer par avance toute idée d'un socialisme prenant en compte la question nationale flamande ou la question nationale wallonne 1 .

En un premier temps cette idée d'un socialisme uni par-delà ce qui sépare les Flamands des Wallons créait un processus, une dynamique agissant dans le même sens que la volonté des classes dominantes - hier francophones seulement, aujourd'hui francophones et flamandes - de maintenir la Belgique unie. Combien de fois n'avons-nous pas lu dans les journaux de droite des félicitations adressées au POB et au PSB parce qu'ils restaient, quoique socialistes, des partis "belges"? Assez curieusement l'internationalisme socialiste a eu comme effet concret de renforcer, au moins en un premier (et très long), temps la nation belge. Mais, répétons-le, cette critique-là est trop facile.

Idée nationale belge, socialisme et IIe Internationale

C'est du côté de cette organisation transnationale qu'est la IIIe Internationale que va se poser aussi le problème du socialisme et de la question nationale. Lors du Congrès de Stuttgart en 1907 2, la guerre est le thème principal des discussions. Quelles sont les positions des socialistes européens? Pour quelqu'un comme Jaurès, qui stigmatise le chauvinisme et le nationalisme, il faut néanmoins que la République soit défendue contre toute agression réactionnaire. Contrairement à son compatriote Gustave Hervé, il n'envisage qu'avec une extrême circonspection l'idée d'une grève générale dans les différents pays, grève qui empêcherait la guerre faute de combattants. Au Congrès de Stuttgart de la IIe Internationale les idées de Jaurès et d'Hervé seront soumises aux participants. Mais aussi celles de Guesde (pour lui le capitalisme est, seul, la cause de la guerre et le renverser c'est empêcher toute guerre future) ainsi que de Bebel, socialiste allemand, considère qu'il faut laisser à chaque État, et à chaque mouvement socialiste dans chaque État, le soin de juger de la politique à mener en cas de guerre. Il défend sa théorie au nom de la distinction entre guerre offensive et guerre défensive. Rosa Luxembourg, Lénine et Martov, eux, estiment que, en toute hypothèse, il faudrait utiliser la guerre pour hâter la crise et la chute du capitalisme.

On s'y attendrait: ce que le leader bruxellois et socialiste prestigieux Émile Vandervelde va préconiser c'est un.... compromis entre toutes ces thèses. Contrairement à Jaurès qui est convaincu que la patrie "tient par ses racines au fond même de la vie humaine" 3, Vandervelde l'appréhende au contraire comme quelque chose de récent et de peu profond. Vandervelde, pour définir la patrie, n'accorde que peu d'importance à la langue (on devine pourquoi). Pour Vandervelde, la nation n'est qu'une étape dans le chemin vers l'internationalisme et il ne considère pas, à nouveau contre Jaurès, que le prolétariat serait le véritable héritier du patrimoine national. En fin de compte, Vandervelde considère, un peu comme Montaigne, que ce qui fait le prix de la nation ce sont ses institutions. Vandervelde ne tient cependant aucun compte des objections d'Hervé qui, s'appuyant sur le Manifeste communiste -"les prolétaires n'ont pas de patrie" - voit, dans la nation, uniquement le lieu d'une collaboration entre classes. Pour Vandervelde, et l'on retrouve souvent cette idée chez lui, les prolétaires commencent à avoir une patrie du fait des avancées démocratiques 4.

Quant au problème de la guerre, Vandervelde le résout ainsi: les nations les plus avancées sur le plan démocratique, la France par exemple, doivent pouvoir se défendre, et même l'Allemagne, impériale mais parlementaire, vis-à-vis de l'Empire russe. Mais ce qui est le fond même de la croyance de Vandervelde, c'est qu'il n'y aura pas de guerre en raison de la lente démocratisation des sociétés. Pour Vandervelde, on sent bien que le grand modèle de la nation, c'est la France: "Seule la France forme, politiquement, un tout compact: seule la patrie française a des siècles d'existence derrière elle. . . " 5. Il minimise donc les autres nations et aussi la sienne propre. On peut penser également qu'il minimise en général le problème national, convaincu par exemple que, en cas de déflagration européenne, la Belgique restera à l'écart.

En ce sens, derrière la version socialiste belge de la question nationale, on sent la manière dont la Belgique bourgeoise s'appréhende elle-même. On pourrait montrer comment socialistes allemands, russes, français exposent leurs théories de la nation en fonction de leur propre expérience nationale, soit d'ailleurs en la niant fortement, soit en l'exaltant au nom des valeurs républicaines comme Jaurès. Vandervelde, lui, minimise la nation. Mais c'est en cela qu'il dépend lui-même de sa propre expérience nationale. Ce que Vandervelde dit du socialisme face à la question nationale, il le dit non pas en fonction d'une idée arbitraire ou purement individuelle. Il y a, à ce moment-là, en Belgique, une sorte de consensus qui commence à s'établir autour de l'idée nationale belge. Ainsi Pirenne, par exemple, évoque le syncrétisme belge, fait de l'assemblage de deux grandes civilisations (l'allemande et la française). On retrouve chez Pirenne, sans difficultés, les mêmes termes qui serviront septante ans plus tard à bâtir le concept de "belgitude": "métissage", "pays en creux", bref nation "douce" (au sens où l'on parle de technologies douces). Concluons de tout ceci que, dans les sphères dirigeantes de la Belgique, avant la guerre de 1914 et cela, tant à gauche qu'à droite, l'idée c'est que la Belgique est une nation tout en n'en étant pas vraiment une: manière peut-être de dédramatiser les vraies nations existant au sein de la nation officielle - la Flandre, la Wallonie. Le procédé se retrouve chez Pirenne jugeant, dès 1920, les nationalismes, tant wallon que flamand, archaïques et dépassés.

Le socialisme minimise la question nationale et la subit pourtant

Avant 1914 donc, mais aussi après, le socialisme va profondément négliger la question nationale, au moins dans ses cercles dirigeants bruxellois. N'oublions cependant pas que le congrès wallon de 1912, suivi de près de la Lettre au Roi de Destrée en août de la même année, réunit la majorité des parlementaires wallons. Il ne prend pas des décisions secondaires. Il va adopter, quelques mois plus tard, un hymne national, un drapeau et une fête. Les socialistes sont prépondérants dans ces choix. Les conseils provinciaux de Liège et de Hainaut ont adopté des positions largement décentralisatrices voire autonomistes. Le 13 juillet 1913 à Liège et le 7 septembre 1913 à Mons, Albert Ier est accueilli par des démonstrations de nationalisme wallon. La Fédération socialiste et républicaine du Borinage appelle ses adhérents à pousser, lors de la visite du roi à Mons, "nos vieux cris d'espoir et de libération:Vive le suffrage universel! Vive la Wallonie!!" 6. S'agit-il là de communiqués isolés? Non. Déjà en 1890, Alfred Defuisseaux, de la même fédération du Borinage, avait perçu la différence existant entre le mouvement ouvrier en Flandre et le mouvement ouvrier en Wallonie.7. Et ce n'est pas étonnant puisque Engels lui-même l'avait vu 8 après des gens comme White 9 et Michelet 10 En 1913, nous sommes quelques mois après les élections victorieuses pour la droite dans l'ensemble de la Belgique, malgré les résultats majoritaires obtenus par les libéraux et socialistes réunis en cartel lors des élections du 5 juin 1912. Ce même mois, un journal libéral de Mons, La Nouvelle Gazette, va jusqu'à tirer La Wallonie dominée par la Flandre et des grèves sauvages éclatent dans le pays du charbon, grèvs de dépit et de désespoir, car on sentait que rien ne pouvait ébranler les positions électorales de la droite. La grève générale de 1893, engagée pour obtenir le suffrage universel avait eu pour résultat paradoxal - et pas seulement à cause du vote plural - de renforcer le parti catholique profondément enraciné dans les masses paysannes flamandes attachées à une idéologie démocrate-populiste.

La manière dont l'idéologie nationale belge minimise la question nationale a de quoi surprendre dans la mesure où elle est tout de même un grave facteur de déséquilibre dans une démocratie où ne peut pas se réaliser l'alternance: les catholiques, en 1912, lors d'élections à nouveau victorieuses, remportées dans de mauvaises conditions pourtant, face à un cartel libéral/socialiste, sont aupouvoir depuis vingt-huit ans! C'est la guerre qui va tout modifier.

Mais les socialistes, avant 1914, ont minimisé la question nationale. Bien que Jules Destrée ait écrit une lettre retentissante sur cette question, il n'y examine nullement la façon dont doit s'envisager la question nationale en Belgique, d'un point de vue socialiste. Vandervelde considérait le problème national comme secondaire. Destrée lui accorde une attention certaine mais en négligeant les éléments par lesquels elle peut se relier à la doctrine socialiste globale. Chez les socialistes d'alors, la question wallonne est traitée séparément du reste des préoccupations du mouvement ouvrier et de sa doctrine. Tout au plus peut-on voir, chez un Defuisseaux et son admiration francophile pour la Révolution française, les traces - à la Jaurès si l'on veut- d'un lien intrinsèque entre question nationale et socialisme: Jean Baufays a parlé d'un wallingantisme d'inspiration jacobine 11 L'inauguration du coq de Jemappes pour commémorer la première victoire de la République (6-11-1792), inauguration réalisée le 24 septembre 1911, en présence de progressistes socialistes et libéraux du Hainaut, est une manifestation relativement claire de ce wallingantisme "jacobin". On en retrouve les traces chez Charles Plisnier, neveu de Bastin, bras droit de Defuisseaux, qui fonde un mouvement wallon rattachiste à Mons en 1913 12. Tout cela, bien que significatif, ne va pas très loin. Il faut toutefois excepter de cette réserve les congrès wallons de 1912 et 1913 qui sont tout de même des congrès séparatistes (même s'il ne s'agit que de séparation administrative, cela ne doit pas être négligé).

Lectures contemporaines

Les socialistes minimisent donc la question nationale, au moins au niveau des dirigeants. Cependant, il est plus difficile de nier que cette question se pose réellement sur le terrain. Ainsi, par exemple, Marcel Liebman note que les premières tentatives d'organiser le mouvement ouvrier sur le plan politique sont le fait des Bruxellois et des Flamands qui, dit Liebman, "tentent en vain de rallier le gros des bataillons de la classe ouvrière wallonne, celle-ci demeure absente" 13. Jean Puissant, cité par Liebman, note pour une période autour de 1885: "Le conseil du POB a peu d'attaches avec la classe ouvrière de la grande industrie wallonne."14 et en 1897, Engels remarque avec statisfaction que "les Flamands ont évincé les Wallons de la direction du mouvement" 15. Pourquoi Engels se réjouit-il. parce que les Wallons étaient plus proudhonniens que marxistes. Mais cependant, comme l'a montré Serge Deruette, les Wallons étaient malgré tout plus révolutionnaires et, surtout conscients des enjeux politiques de la lutte des classes 16. Cela a toute son importancelorsque l'on sait à quel point le mouvement socialiste va souvent se dérober à ses responsabilités de nature spécifiquement politiques, sous prétexte de préoccupations qui devraient être avant tout "sociales" 17

L'analyse de la "Mort-subite"

Dans un texte récent, le groupe dit de la "Mort-subite" constitué de trois géographes, deux Flamands et un Bruxellois, a entrepris de relire à travers une approche à la fois géopolitique et inter-disciplinaire les causes du fractionnement belge. On a beaucoup été impressionné par le fait qu'ils concluaient en disant que la création d'un Etat fédéré wallon ou flamand n'allait en rien résoudre ni transformer la manière dont le capital s'accumule en Belgique, bref que la prise en compte du problème national par le PS - aussi discutable soit-elle et on ne reprochera pas à Toudi de n'être pas critique vis-à-vis de cette prise en compte - ne changera rien. Outre que cette assertion qui porte sur le futur est, par conséquent, douteuse, on en veut un peu aux auteurs de négliger à nouveau la question nationale. Cela s'aperçoit dans la manière même dont ils voient se former une "Wallonie" et une "Flandre". Pour eux, Flandre et Wallonie sont des concepts récents, dépendants uniquement des fluctuations des stratégies du capitalisme en Belgique.

Les auteurs ne tiennent nul compte, notamment, des divisions ou différences existant déjà au 19e siècle entre Wallons et Flamands dans la classe ouvrière. Alors que, nous l'avons rappelé, les élus de la classe ouvrière se rallient massivement en 1913 à l'idée d'une Wallonie autonome ("séparée" de la Flandre sur le plan administratif dans le langage de l'époque), ils se permettent d'écrire ce qui suit à propos du mouvement wallon naissant: "(c'est parmi les élites) que, dans un premier temps, va à à mesure que les progrès du mouvement flamand vont faire craindre à ces élites pour leur position privilégiée quant à l'accès aux postes dans l'appareil d'état. Le sentiment d'appartenance wallonne se construit donc sur la volonté de défense des privilèges attachés au monopole du français dans l'administration centrale de l'état unitaire ou sur les craintes de bourgeois libéraux censitaires d'être supplantés par les cléricaux flamands. C'est là une bien médiocre base pour une revendication fédéraliste. . . "18 .

Des erreurs historiques immenses sont commises ici qu'il vaut la peine de relever. Les bourgeois libéraux "censitaires" ne sont plus au pouvoir depuis1884. Mais ces "bourgeois libéraux" sont-ils à ce point "censitaires"? N'est-ce pas eux qui, en 1893, suite à la grève ouvrière et d'ailleurs aussi avant, déposent (une partie d'entre eux au moins) la proposition du suffrage universel à la suite de l'avril révolutionnaire (11-18 avril: sept morts à Jemappes près de Pont-Canal)? On peut penser que les premiers congrès wallons ont surtout manifesté l'inquiétude des fonctionnaires wallons de se voir couper des postes administratifs en Flandre, suite aux lois linguistiques de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Mais ce qui est peut-être vrai des premiers congrès wallons ne l'est plus de celui de 1912 - il suit de près des grèves ouvrières sauvages, - ni de celui de 1913 - il coïncide presque avec une autre grande grève générale pour le suffrage universel. La vérité est moins simple: les socialistes (et leurs alliés libéraux) rongent leur frein dans un état où leur majorité écrasante en Wallonie (de 60 à 70% des suffrages), se révèle parfaitement stérile au niveau du pays tout entier. Dira-t-on que les députés socialistes assemblés en congrès wallons en 1912 et 1913 attendent d'un éventuel État wallon qu'il leur permettre d'accéder aux postes qu'ils ne se voient pas en mesure d'occuper dans l'Etat belge tout entier? Ce n'est pas inexact. Mais peut-on penser ces "élites" socialistes, engagées dans le mouvement wallon comme n'ayant qu'un comportement élitiste? Non, bien sûr. Les députés sénateurs socialistes de 1912 et 1913 ont un mandat socialiste, un mandat qui leur vient des masses. Dans l'hypothèse qu'ils soulèvent d'un Etat wallon autonome, on peut être sûr qu'ils songent aussi à faire de cet Etat plus social. Dernière critique à propos de ces assertions de la "Mort-subite" en décrétant que les masses wallonnes n'ont aucune aspiration "nationale", ne s'avance-t-on pas un peu vite? Lorsque Destrée organise sa fameuse exposition sur l'art wallon, en 1911 à Charleroi, les salons où ont pris place les peintures, sculptures et dinanderies des artistes wallons répertoriés par Destrée au long des siècles, sont visités par 40. 000 personnes. S'agit-il là simplement d'"élites"? Et, dans cet événement, le mouvement wallon est-il seulement "folkorisant"? Delbouille sur le plan philologique, Paulus sur le plan d'un art de haute tenue et en même temps populaire, sont-ils des patoisants? Mockel qui crée la revue La Wallonie, avant-garde du symbolisme en France, ne travaille pas non plus dans le registre "folklorisant". Pas plus que Pansaers, à l'origine du mouvement "dada".

L'antiquité relative de "Flandre", "Wallonie", "Belgique"

Force est de constater, contrairement à ce que pense le groupe de la "Mort-subite", que les concepts de "Flandre" et de "Wallonie" sont plus enracinés dans le temps qu'ils l'évaluent. Bien entendu nous sommes d'accord avec leur idée qui vise à montrer que "Flandre" et "Wallonie" ne sont pas des essences. Mais pourquoi toujours supposer que ces termes ne sont jamais pensés qu'ainsi? Nous sommes d'accord avec eux pour dire que les conditions matérielles de l'implantation du capitalisme en Belgique sont déterminantes dans l'apparition des entités "Flandre" et "Wallonie". Mais est-on mauvais marxiste lorsqu'on ne s'en tient pas là, lorsque l'on relie à l'existence de ces entités la vieille dualité de nos régions en des terres où l'élément germanique domine et des terres où c'est l'élément latin? Parlant des mêmes concepts de "Flandre" et de "Wallonie" un marxiste plus "gramscien" comme Carpinelli écrit, après avoir identifié ces concepts comme des "groupes": "Les groupes ne sont pas de purs instruments utilisés par les classes: ils ont aussi une existence spécifique avec des problèmes particuliers sur lesquels les classes peuvent mesurer leurs capacités dirigeantes."19.

La "Mort-subite": très belge et pas assez

Plus loin encore, le groupe de la "Mort-subite" tient à expliquer quelle est sa conception de la nation. Ce n'est pas, dit-il, l'idée que les peuples auraient "un caractère national profond et invariable" ni non plus l'idée que "l'histoire d'un peuple n'est garantie que par la préservation de son identité culturelle" 20. A cela aussi, nous pouvons acquiescer, presque sans réserves. S'inspirant de l'historien Kossman, les auteurs disent qu'"un peuple fonde son existence en transmettant de génération un ensemble de conventions selon lesquelles les habitants d'un territoire commun (. . . ) posent leurs problèmes sociaux et en cherchent des solutions 21 Là aussi, nous serions d'accord. Mais nous ne pouvons plus admettre l'idée suivante: "Aujourd'hui les habitants de la Belgique ont dénoncé un tel accord, conclu et confirmé par les générations antérieures. . . " 22. En vérité l'accord national belge s'est conclu entre deux fractions de la bourgeoisie et le fameux "L'union fait la force" ne vise que l'union de la bourgeoisie libérale et de la bourgeoisie catholique, accord dont les masses sont exclues, le temps seulement pour elles- les masses wallonnes, remarquons-le en passant - de rendre possible cet accord dans le cadre d'un Etat que permet l'insurrection prolétarienne (et surtout wallonne) de 1830 23 Il y aurait beaucoup à dire aussi sur l'impression que veulent donner les auteurs que la Belgique n'existait pas du tout en 1830. Un historien marxiste comme R. Devleeshouwer insiste fortement sur l'idée que les classes qui s'affrontent en 1830 ne sont pas sans un certain passé national commun 24. On pourrait dire de même avec l'historien Francis Dumont 25 que l'antiquité de la dualité belge n'a pas pu ne pas être aperçue par les populations des Pays-Bas autrichiens ou espagnols. Le mot "wallon" est employé pour la première fois au 15e siècle par un aristocrate de la région de Mons. 26. Même s'il ne recouvre pas adéquatement la réalité wallonne d'aujourd'hui (le terme est rapidement utilisé dans son sens géographique avec l'expression "pays wallon" que l'on retrouve chez Shakespeare par exemple), il la recouvre toute entière, pays de Liège compris (comme dans le dictionnaire d'Amsterdam au 17e siècle). 27.

Le déterminisme de la "Mort-subite"

On pourrait accumuler les indices de ce genre. Ils ne sont pas là pour inventer nous ne savons quelle Wallonie "éternelle", mais pour démontrer la relative indépendance d'un concept comme celui de "Wallonie" par rapport aux restructurations du capital, pour briser avec le déterminisme marxiste des auteurs du groupe de la "Mort-subite". Cette rupture nous semble d'autant plus nécessaire que ce marxisme ultra-déterministe ne débouche sur aucune perspective. On insiste longuement sur le fait que les décideurs économiques se trouvent le plus souvent hors de Belgique et donc hors de Wallonie pour conclure que l'autonomie de la Flandre et de la Wallonie ne modifiera pas grand-chose. Mais rien n'est vraiment dit sur ce qui a pu provoquer cette extraversion de l'économie du pays. Rien n'est proposé non plus quant aux possibilités des peuples de Flandre et de Wallonie de prendre réellement leur destin en main. L'autonomie des peuples en Europe n'est-il pourtant pas un objectif démocratique? A l'heure où, de toute façon, les nations européennes ne se heurteront plus dans la guerre, ne devrait-on pas penser mieux la question nationale comme, non pas un obstacle, mais l'une des voies du socialisme? Si le projet renardiste a échoué, il allait dans ce sens: pourquoi dès lors ne pas le reprendre à nouveaux frais? Pourquoi les auteurs de la "Mort-subite" se désolent-ils de voir que le socialisme n'a pas compris la dimension sociale de la question flamande - c'est l'un des seuls endroits où ils expliquent une évolution historique par une erreur de "conscience", cette fois peu déterministe - mais ne se réjouissent guère de la prise en compte du problème national wallon par le socialisme. Les auteurs critiquent aussi le fait que la Wallonie veut s'organiser indépendamment de Bruxelles parce que celle-ci, tout en n'étant qu'un maillon très faible du capitalisme international, contiendrait les éléments de dynamisme (notamment tertiaires), propres à stimuler la construction ou la reconversion économique de la Wallonie. Ils pensent que c'est parce que Bruxelles est faussement perçue - c'est la deuxième allusion à un problème d' aperception par un sujet indépendamment, relativement, des conditions et déterminations socio-économiques - comme le lieu de l'exploitation de l'Etat capitaliste, le siège d'une bourgeoisie hostile au pays wallon. Ils déclarent qu'il faudrait unir "les combats wallon et bruxellois" et non les séparer. Mais au nom de quoi faudrait-il unir ces combats? Et contre quoi seraient-ils des combats d'ailleurs? Contre la Flandre? Mais pourquoi deux de ces auteurs, des Flamands, voudraient-ils que la Flandre soit efficacement combattue? S'il s'agit de construire une société socialiste, on ne comprend pas mieux, puisque l'Etat fédéré flamand sera sans influence sur le destin économique de la Flandre, a fortiori l'Etat wallo-bruxellois... Une question plus grave vient à l'esprit. Les auteurs décrivent avec une telle application le caractère incontournable du capitalisme, ses victoires décisives et permanentes sur les hommes et leur environnement, sur le sens que, par exemple, en fonction du passé, de l'avenir, du présent, les Wallons, entre autres, pourraient donner à leur communauté historique, qu'on ne sait plus quoi décider quant au statut même de leur analyse. Celle-ci ne doit-elle pas être comprise comme la simple représentation du capitalisme triomphant, triomphant notamment des identités nationales qu'il écrase comme le reste? Nous le pensons. Un marxisme à ce point déterministe empêche évidemment de penser la question nationale et peut-être toute question relative à un quelconque sens que donneraient les hommes à leur histoire. Il empêche surtout toute lutte et toute lutte et toute mobilisation puisque, selon lui, le capitalisme court, selon un déterminisme rigide, de victoires en victoires inéluctables.

Il fallait s'arrêter longuement à ce texte pour deux raisons. Sa conclusion sur l'inanité du combat wallon a été reprise avec enthousiasme par la presse bien-pensante. Son inspiration est celle, très ancienne, de l'unitarisme, qu'il soit de droite ou de gauche. Sous prétexte que l'économie est devenue mondiale, on discrédite par avance tout combat local sans voir, comme Jacques Chesneaux l'a si bien souligné 28 , que la démocratie est toujours locale. Et, finalement, cette analyse, dont l'inspiration a été à certains moments universelle en Belgique, renforce l'Etat belge pour ne pas dire: est à son service. L'État belge, sur le plan théorique ou philosophique, a besoin comme de pain de pragmatisme, de déterminisme et de positivisme, marxistes ou non. Si la question nationale est difficilement pensable chez nous, c'est que l'Etat et son désir de se perpétuer ont besoin que soient réduits à néant tous efforts de penser la nation dans l'histoire. La Belgique ne pouvant pas se penser comme nation - et ici, nous retrouvons Pirenne et Vandervelde -, il faut qu'elle se pense le moins possible, qu'elle évite de poser la question de la nation, question évidemment ardue, mais qui, si elle n'est pas réfléchie laisse subsister les choses en l'état (et nous pourrions, sans mauvais jeu de mots ajouter: en l'État. . . belge).

Exposé d'une thèse tourainienne

La large investigation à laquelle Bernard Francq et Didier Lapeyronnie ont soumis ce qu'ils appellent eux-mêmes le "renardisme" va maintenant retenir toute notre attention 29. Il est évident que le renardisme opère un lien - plus fort, plus pensé et en même temps plus effectif - entre volonté d'émancipation sociale et volonté d'émancipation wallonne. Pour l'étudier, Bernard Francq adopte la méthode de l'"intervention sociologique" chère à Alain Touraine. Pour Bernard Francq, il y a deux modèles de l'action ouvrière en Wallonie, celui de Flémalle et celui de Seraing. Bernard Francq écrit: "D'un côté (Seraing NDLR) a été privilégiée une intégration sociale autour de la conscience de la classe ouvrière et de l'action du syndicat. D'un autre côté, a été privilégiée une intégration politique autour d'une conscience populaire et régionale et de l'action locale et territorialisée du Parti socialiste."30. Un bon exemple de cette conscience ouvrière c'est le témoignage d'un ouvrier, Raymond, qui déclare: "Il n'y aura plus aucun investissement qui sera porteur d'emplois (. . . ). Vous pouvez faire votre compte comme vous voulez, il y aura de plus en plus de chômeurs. C'est clair. On remplace les hommes par les machines. On est en train de tuer cette classe ouvrière et je le regrette."31". A l'inverse de ce modèle, le personnage de Flémalle que l'auteur appelle "Monsieur Maurice" et dont il fait le portrait tout en recueillant ses paroles: "Monsieur Maurice, ouvrier, ne se présente jamais comme tel. Il se définit d'abord par ses activités sociales et culturelles: "Je vis à Flémalle, pas à Jemeppes, je vis dans ma commune, on me connaît de partout", affirme-t-il. "Il anime le groupe de jeunes socialistes des "Faucons rouges" mais surtout, passionné de sport automobile, il essaie de pratiquer l'auto-cross et d'organiser des courses. "Je me suis tourné vers mon sport favori, l'auto-cross... " Malheureusement ses activités ne sont pas suffisamment reconnues. Elles sont mêmes parfois décriées et rejetées: "on nous a traités de casseurs". Il regrette que la municipalité et le Parti socialiste ne lui accordent pas leur soutien sous forme d'aides matérielles, mais aussi de reconnaissance explicite. Aussi Monsieur Maurice se met-il en colère. C'est une "grande gueule" qui n'a pas sa "langue en poche". Il dit ce qu'il pense à qui que ce soit. "L'échevin de la culture, je l'ai traité de voleur... Il n'y a rien à faire, que ce soit n'importe qui, si j'ai quelque chose à dire... Je veux être libre de penser et de dire ce que je pense. La direction de Phoenix, je lui ai fait un bras d'honneur... Je n'ai jamais rien eu. Je suis un révolutionnaire (. . . ). Le syndicat est là, c'est comme s'il n'y était pas." 32 . Bien qu'il faudrait citer plus d'un témoignage, nous avons voulu produire ceux-ci dans la mesure où ils permettraient de relier à quelque chose de concret l'analyse de B. Francq. Pour lui, il y a vraiment deux formes d'action socialiste, l'une nettement ouvrière et liée à un syndicat qu'on considère comme prééminent par rapport au Parti, l'autre populaire, où la relation avec le Parti est plus importante: "Ces deux formes d'intégration et d'action ont été fusionnées dans un modèle d'action sociale et politique, le "renardisme", qui a dominé la Wallonie depuis la Seconde guerre mondiale, et qui, aujourd'hui, s'est défait et est entré en crise. Ce modèle fut un mode particulier d'action politique appuyé sur l'association étroite d'une mobilisation ouvrière et d'une mobilisation populaire locale et régionale. Il s'est cassé, incapable de maintenir l'intégration de ces deux faces qui tendent l'une et l'autre à s'autonomiser. Ainsi observons-nous aujourd'hui la double décomposition de ce modèle d'action." 33

Le "renardisme" en acte et en schéma

Le "renardisme" en acte, c'est la grève de l'hiver '60. Après une année de mobilisation sociale sur le thème des réformes de structures anticapitalistes et avec l'apparition d'un nouveau thème de luttes qui est l'opposition à la loi unique, André Renard a fait le choix de la tactique qui lui semble s'imposer pour réaliser ce programme anti-capitaliste. Il déclare, le 17 novembre à Charleroi, à l'intention de militants syndicaux et donc, bien avant que les événements se déclenchent: "On nous a fait croire à la percée socialiste en Flandre. Il suffit de voir les chiffres. Pour moi, le combat reste entier mais je choisis le meilleur terrain et les meilleures armes. Pour le moment, le meilleur terrain et les meilleures armes sont en Wallonie, la meilleure route passe par la défense des intérêts wallons. Je suis en même temps socialiste et wallon et j'épouse les thèses wallonnes parce qu'elles sont socialistes." 34. Cette fusion de la référence ouvrière et de la référence wallonne et socialiste, Bernard Francq l'analyse longuement ainsi: "Renard est à la charnière d'un mouvement qui se définit par la défense de valeurs, la "souveraineté du producteur", et par l'opposition au pouvoir de classe, et qui cherche à contrôler les conditions de travail et d'emploi et le développement économique. Cette base ouvrière de l'action est associée à une logique régionale, dont le fondement est plus populaire qu'ouvrier, qui s'oppose, non pas à un adversaire de classe mais à un adversaire étranger, défini par une forme de domination et non par un rapport social. Enfin, logique ouvrière et logique régionale sont fusionnées dans une logique politique, "nationale" et socialiste, centrée sur l'action de l'Etat, logique fortement doctrinale et idéologique, mais aussi fortement modernisatrice. Le paradoxe du renardisme est d'avoir pu être à la fois très ouvriériste et très "régionaliste", d'avoir affirmé la force de l'action de base et en même temps d'avoir donné la priorité à une action politique dirigée vers la modernisation de l'Etat et le socialisme.". 35 L'un des successeurs de Renard, Robert Gillon, s'inscrit encore dans la même perspective renardiste lors qu'il déclare, encore en 1980, qu'il désire le fédéralisme "surtout parce que nous vivons dans un pays formé non de populations différentes mais de deux régions économiques différentes où les problèmes appellent des solutions et donc des actions différentes (...). Fédéralisme donc, mais aussi réformes de structure. Celles-ci doivent être imposées à tous les niveaux tant à ceux qui détiennent la gestion des entreprises qu'à ceux qui ont entre les mains la gestion du pays." 36

Schématiquement - un schéma inspiré d'Alain Touraine lui-même - B. Francq propose cette figure:

1. Action ouvrière 4. Action politique régionale

2. Conscience populaire 3. Action politique social-démocrate

Selon Bernard Francq il y a déliquescence du renardisme avec les mutations subies par la classe ouvrière et l'on passe d'une configuration

(1) (Action ouvrière) --- (2) (Conscience populaire) --- (3) (Action politique social-démocrate) --- (4) (Action politique régionale) où c'est la lutte des classes qui l'emporte sur toutes les autres considérations (qui "tire" en quelque sorte la société wallonne), à un schéma

(4)---(3)---(2)---(1) où l'action politique régionale (du PS mais aussi d'éventuels alliés) domine. Dans les deux cas, la "conscience populaire" que Bernard Francs situe à la périphérie du monde ouvrier, dans une sorte de halo autour de celui-ci, a toute son importance, puisqu'elle arrive chaque fois en deuxième position.

Eclaircissement du rapport socialisme question nationale

Le livre de Bernard Francq co-signé par Didier Lapeyronnie apporte un éclairage évident à la question que nous posons dans cet article du rapport entre le socialisme et la question nationale en Belgique. Il fait notamment justice d'une thèse qui a encore souvent cours dans les milieux militants selon laquelle le caractère wallon de la grève de '60 n'a été insufflé qu'après-coup à un mouvement dont Renard sentait qu'il se ralentissait et risquait l'échec. En un certain sens, quelqu'un comme Pol Vandromme est relativement proche de la position de Bernard Francq lorsqu'il écrit, en 1980: "Ce n'est pas autour d'une prise de conscience culturelle que s'effectua en Wallonie le passage de l'unitarisme au fédéralisme, mais sous la pression d'une crise économique. Les drapeaux frappés du coq wallon se brandirent dans les cortèges populaires lorsque l'industrialisation du 19e siècle commença à rendre l'âme. Il s'agissait de défendre le droit au travail, et non pas du tout d'exalter un patriotisme de fièvre et de baroud. Les forces obscures, que libère la revendication ethnique, ne bondirent dans la vie politique que pour soutenir la revendication primordiale, d'une clarté sans ombre et sans dessous. Le mythe allait à la rescousse de la rationalité pour que les puissances du sentiment et de l'inconscient collectif lui conférassent une ardeur plus exacte, une couleur plus vive et plus entraînante.Quelque chose fut comme ajouté (nous soulignons): un élan qui porta à son point d'incandescence un mouvement initial étranger à la ferveur et à l'imagerie. Nous n'assistions pas à un retour en arrière, mais à une fuite en avant." 37. L'interprétation de Vandromme est significative, notamment dans la mesure où, s'éloignant quelque peu de la thèse de R. Francq, elle en dévoile peut-être l'implicite. Nous retrouvons chez Vandromme, chez R. Francq, chez R.Gillon (souvenons-nous de l'affirmation du fait que les deux populations belges "ne sont pas différentes"), une certaine gêne à penser la réalité de la nation, gêne qui repose elle-même, comme on l'avait vu tantôt chez Vandervelde, sur le fait que la Belgique a intérêt à ce que ne soit pas trop profondément posée telle question de la nation, car cela entraînerait fatalement la conséquence, au moins sur le plan théorique et symbolique (mais c'est capital!), de reconnaître qu'il y a, en fait, deux nations. Vandromme parle de quelque chose d' ''ajouté" à la revendication ouvrière et l'on songe à la thèse du "dopage" wallon de la grève de '60. Mais Vandromme parle aussi d'incandescence, et se rapproche ainsi de l'idée d'une fusion entre des dimensions différentes de l'action ouvrière. Il est question aussi de "fuite en avant". Cette expression, aussi paradoxal que cela puisse sembler, n'est pas loin des termes comme "repli", "rétrécissement "utilisés fréquemment par Bernard Francq.

Dans l'analyse de B.Francq, tout donne le sentiment que l'on part d'une totalité (belge) où l'action ouvrière n'est qu'ouvrière et socialiste pour (doit-on dire: "se dégrader"?), se muer en une action qui sera également wallonne. De toute façon, ce qui est fortement affirmé, et ceci de manière si continuellement implicite que cela en devient explicite, c'est la différence entre une action ouvrière ou socialiste, en quelque sorte "pures", et ses prolongements wallons. Quand nos deux auteurs parlent d'une logique populaire s'opposant "non pas à un adversaire de classe mais à un adversaire étranger, défini par une forme de domination et non par un rapport social." 38 interprètent-ils réellement bien le renardisme? Est-ce que la logique régionale est seulement développée face aux "Flamands"? Jean Neuville et Jacques Yerna écrivent dans leur livre Le choc de l'hiver 1960-1961: "Comme ils l'ont fait lors des grèves du Borinage en 1959, les travailleurs wallons lancent la revendication des réformes de structure. Dans leur esprit, celles-ci constituent un moyen de combattre le système capitaliste qui a été incapable d'assurer, en Wallonie, touchée par le vieillissement de son industrie, la reconversion économique. Depuis 1954, moment de l'adoption d'un programme de réformes de structure économiques, la FGTB a développé, en effet, une campagne de propagande systématique sur ce thème mais elle ne l'a fait pratiquement qu'en Wallonie...'' 39 les deux auteurs de Les deux morts de la Wallonie sidérurgique répondraient-ils que Yerna et Neuville envisagent le renardisme en son état premier, au moment où c'est encore la composante "ouvrière", "lutte des classes", qui domine? Peut-être. Mais est-il possible de séparer l'anti-capitalisme de la revendication ouvrière-wallonne, de l'opposition à une bourgeoisie flamande qui doit une bonne part de sa réussite au fait qu'elle a, en face d'elle-même, une bourgeoisie ayant d'abord construit son développement à partir des bassins wallons - la bourgeoisie belge francophone - mais ne liant nullement son destin à la région qui est à l'origine de son ascension et ayant, par conséquent, la plus grande facilité à s'en dégager, tout en demeurant indifférente à l'ascension d'une bourgeoisie flamande qu'elle n'a pas à affronter sur le terrain belge vu qu'elle s'est internationalisée, si l'on peut dire, à temps? Cette bourgeoisie francophone a elle-même profité du contexte particulier de légitimation de l'Etat belge qui, niant plus ou moins les nations, l'existence d'une spécificité nationale, apparaît d'autant plus facilement comme un contenu sans contenant (de peuples, si l'on peut dire, "de chair et de sang"), dont il est plus aisé de se distraire. à cet égard le mouvement ouvrier belge est analogue à la bourgeoisie qu'il combat en ce qui concerne la minimisation du fait national.

Il nous est permis d'adresser ces critiques à B. Francq puisque l'an passé, nous faisions exactement la critique inverse à Michel Quévit (duquel nous nous inspirons dans la description que nous venons de faire du jeu des deux bourgeoisies belges). Nous écrivions l'an dernier, ici même "Dans cette description du jeu des forces sociales dominantes en Belgique, Michel Quévit, qui évoque longuement les péripéties du mouvement flamand, surtout dans la mesure où elles retentissent sur l'économique, se tait absolument sur les réponses proposées par le mouvement ouvrier de Wallonie. Il y a certes, chez Michel Quévit, une analyse serrée des "causes du déclin wallon.", mais rien sur le vaste mouvement de 1960 qui se nourrit pendant cinq longues semaines d'hiver de s'y opposer, de proposer les réformes - fédéralistes et de structures - qui devaient mettre fin à ce déclin (. . . ). Dans le livre de Michel Quévit, on a, schématiquement, trois des quatre éléments de la société belge: le peuple flamand, sa classe dirigeante, la classe dirigeante francophone. Mais où est passé le quatrième élément: le peuple wallon? Il est absent." 40.

Le peuple wallon est en apparence bien plus présent chez B. Francq. Mais ce n'est qu'une apparence. Nous nous avouons d'abord quelque peu réticent devant cette tentation sociologique de découper le mouvement ouvrier en plusieurs dimensions qui peuvent apparaître, tellement l'analyse est "dure", vraiment comme des blocs séparés. Bien sûr tout cela mériterait une critique plus fine. Mais n'est-il pas pertinent quand même de se poser la question de savoir si les ouvriers de Flémalle et de Seraing, encore aujourd'hui, ne réagiraient pas de la même manière face à un défi qui serait lancé à la gauche et à la Wallonie? N'appartiennent-ils pas au même climat national et social? Jean-Claude Piccin nous fait remarquer aussi que les auteurs ont oublié - et c'est une erreur de méthode -, de confronter les deux groupes, de les mettre face à face pour vérifier leur éventuelle différence. Si les fusions entre ces "mondes", décrits comme si différents, se sont opérés si aisément dans la Résistance, la grève de juillet '50, celle de 1960-1961, les mouvements qui ont suivi, le vote wallon radical en faveur de José Happart, ne doit-on pas plutôt les penser comme très proches? A force de découper la société en morceaux, l'analyse sociologique que nous lisons ici, finit par nous faire penser aux philosophes dualistes séparant nettement le corps de l'âme et ne parvenant plus à penser l'unité de l'être humain, imaginant des jonctions parfois fantaisistes comme le fit Descartes. Est-ce que cette séparation ne se produit pas trop souvent dans la réflexion intellectuelle en Wallonie. Michel Quévit examinait à part le déclin wallon sans se pencher sur les réponses ouvrières et populaires qu'il avait suscitées. Ici, on examine le mouvement ouvrier à part (et en le morcelant de l'intérieur), sans le situer dans la société globale. Or, curieusement, cette société globale - la Wallonie - est admise implicitement, dès le départ de l'analyse de B. Francq, comme une donnée de base, comme quelque chose qui va de soi! Pourtant la Wallonie ne va pas de soi! Aucune nation d'ailleurs ne va de soi et la Belgique moins que toute autre, cette Belgique pourtant présupposée sans examen à travers maintes analyses, y compris(nous ne songeons pas à Pirenne) dans toutes ces études historiques portant sur avant 1830 et parlant sans difficultés de "Belgique". Songeons aussi à toutes ces études concernant la langue française, les prisonniers de guerre, les grèves générales, mille particularités culturelles, le phénomème religieux... tous situés "en Belgique", alors que, dans chaque cas, les différences avec la Flandre sont énormes (par exemple: il n'y a pas eu véritablement de prisonniers de guerre flamands en 1940-1945).

Ce qui est étonnant chez B.Francq, c'est que cette Wallonie qui va de soi est continuellement traitée d'une manière qui la dévalorise en tant que concept. L'ouvrage n'use de l'expression "le peuple wallon" qu'en l'entourant - toujours - de guillemets très réservés. Or s'il y a une Wallonie, on peut tout de même supposer qu'il n'est pas fou d'y admettre un peuple wallon (sans guillemets). Bien sûr, on ne peut que souscrire à l'analyse de B.Francq et D. Lapeyronnie, lorsqu'ils décrivent le retrait de la classe politique socialiste sur des positions fédéralistes vidées de leur contenu socialiste et devenues purement institutionnelles. Mais le phénomène Happart n'est-il pas à interpréter comme l'expression d'une immense frustration devant ce retrait des élites socialistes? Quand ces lignes auront été publiées, José Happart aura commémoré Grâce-Berleur, assumant ainsi, même si c'est d'une certaine façon habile et prudente, ce que le mouvement ouvrier dans ses dirigeants n'a jamais véritablement assumé, c'est-à-dire le soulèvement républicain wallon de 1950. Qu'un tel geste puisse être encore posé en 1990 par quelqu'un qui occupe une place centrale dans le paysage politique wallon doit être apprécié à sa juste mesure. Il y a une dimension de ce que B. Francq appelle l' "action régionale " qui est beaucoup plus proche qu'il ne le croit de l'action ouvrière et de ses vœux radicaux de transformation de la société. Dans la préface du livre de Robert Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, paru en 1984, Maurice Bologne écrit, en guise de présentation d'une action qui fut la sienne en tant que militant wallon appartenant au Parti socialiste, au moins jusqu'en 1964: "J'ai pu revivre dans le détail la lutte qu'il a fallu mener pour avoir accès à des tribunes, pour publier des écrits, pour révéler au monde ouvrier des vérités premières qui avaient toujours été cachées au profit des idées reçues dans le royaume et forgées dans les milieux politiques conservateurs. Que la masse s'occupe de sa situation matérielle, passe encore, mais qu'elle prétende s'élever au niveau du pouvoir et comprendre les faits politiques pour arriver à les diriger, cela n'était pas vu d'un bon oeil, ni par la classe dominante, ni par ceux qui préfèrent la quiétude de la soumission, ni par ceux qu'on a confinés dans une tranquille ignorance.... " 41 Poser le problème wallon c'est toujours poser le problème politique et, entre autres, le problème de la forme monarchique de l'Etat, à un moment donné ou l'autre, inévitablement. Quels que soient les signes de dégénérescence du renardisme (dont les objectifs ne sont plus réalisables tels quels, bien sûr), il reste au fond de ce qu'il a engendré et qui vit toujours chez les travailleurs, les virtualités d'une rupture politique, économique et sociale décisive, radicale. La commémoration de Grâce-Berleur en est le signe. Au fond, cette volonté de distinguer "socialisme" et "action régionale" ne vient-elle pas en partie de la difficulté, traditionnelle en Belgique, de penser la question nationale? Nous le croyons et nous voudrions maintenant fournir quelques éléments d'explication de cette difficulté.

Mais le livre de Francq et Lapeyronnie est un très grand livre, de ceux qu'on aimerait lire plus souvent et qui nous donnerait la meilleure intelligence de nous-mêmes.

La question du positivisme belge

Le positivisme foncier des intellectuels de ce pays s'est révélé brutalement en novembre 1988 au colloque organisé par les Facultés Saint-Louis et intituléBelgitude et crise de l'Etat belge. Le professeur Francis Delpérée y déclara sans ambages: "Le fédéralisme belge peut-il se vivre sans belgitude? Je réponds oui sans hésiter. Au risque de choquer certains, je répéterai ce que j'ai écrit ailleurs: un mariage peut se faire sans robe blanche et sans marche nuptiale. Un État peut se construire sans allégorie, sans transport de sentiment, sans mythe et sans passion. Un Etat repose d'abord sur des règles de convivence. "42. Francis Delpérée, on le voit, perpétue une longue tradition de dénégation de la nation car l'Etat qu'il décrit est effectivement sans nation. D'une certaine façon, on retrouve ici Vandervelde. Il était surprenant d'observer au colloque le mécontentement de Francis Delpérée trouvant anormal que l'on ait invité deux constitutionnalistes, l'un flamand l'autre wallon, puisque, par définition, le droit étant le droit, les règles les règles et les faits les faits, ces deux juristes n'auraient pu dire que des choses identiques.

A cela, l'un des organisateurs du colloque, Hugues Dumont, répliqua, dans les actes de celui-ci publiés en décembre dernier: "De manière générale, l'anthropologie juridique et la science politique se rejoignent aujourd'hui pour considérer qu'il est précisément impossible pour un Etat, même moderne, de se construire sans mythe." 43 . Bien qu'Hugues Dumont stigmatise ensuite le "positivisme" des juristes qui, dit-il, - et nous en convenons mille fois avec lui - "domine encore souvent leur philosophie spontanée"44 , nous surprenons encore chez lui des réserves. Pourquoi dire, par exemple "même dans un Etat moderne"? Cela ne suppose-t-il pas encore trop que le "mythe" - un mot qui n'est peut-être pas bien choisi - porte la marque indélébile de la pré-modernité, de l'irrationnel, une marque dont la modernité ne peut s'accommoder que malaisément? Il nous a semblé à cet égard qu'Hugues Dumont restait encore marqué par le positivisme qu'il combat pourtant brillamment. En effet, ce que le positivisme cherche à faire admettre c'est qu'il n'y a qu'une seule forme de rationalité, celle de l'entendement au sens kantien, le reste étant, comme l'aurait dit Descartes, père involontaire du positivisme surtout dans le monde francophone, à rejeter dans le domaine de la "fantaisie". Le "mythe" dont parle H.Dumont nous semble posséder un certain type de rationalité qui n'est pas la rationalité scientifique - que seule veut bien reconnaître le positivisme - ou la rationalité instrumentale, mais une rationalité à la fois esthétique et éthique. Partant des réflexions d'Eric Weil, Hugues Dumont écrit: "Si l'action techniquement rationnelle dans cette société peut revêtir un sens, ce n'est qu'en recourant à la tradition vivante de la communauté historique. Ce deuxième concept désigne ce qui différencie les sociétés les unes des autres, ce qui les constitue en peuple, ayant chacun une "identité narrative et symbolique", reconnaissable "par le contenu des mœurs, par des normes acceptées et des symbolismes de toutes sortes". Dans ce monde "orienté", porteur d'une "morale vivante", "l'individu sait ce qu'il a à faire". C'est en restant relié à cette morale vivante, que l'action rationnelle qui se déploie dans la société économico-technique peut avoir du sens. Mais le drame, c'est précisément que "la société mondiale du travail organisé tend a réduire, à démanteler et à dissoudre" cette tradition vivante de la communauté. 45. Ce à quoi s'attaque Hugues Dumont, en même temps qu'au positivisme de ses collègues juristes plus âgés, c'est au postmodernisme: "A la limite, en effet, c'est l'idée même d'une attache locale quelle qu'elle soit, qui est remise en cause. La figure ultime produite par la"société" dite postmoderne n'est-elle pas celle de l'individu-consommateur jouissant des bienfaits du marché mondial, recevant passivement une multitude de messages produits par des circuits déclocalisés, et renvoyé, en tant qu'acteur, à la vie privée et au narcissisme?46 . Et Hugues Dumont de citer à l'appui de ses dires la contribution de Jacques Dubois à la livraison de l'an passé de notre revue,Régions et réseaux. Pour Hugues Dumont, qui cite Lucien Sfez et qui, dans le même sens, aurait pu évoquer Jacques Chesneaux, on peut "redouter que se profilent le règne achevé des interdépendances économiques qu'aucun pays ne pourra maîtriser, l'effacement des différences et le remplacement des identités collectives par celle que nous imposerait (un) ordinateur géant, transnational, planétaire." 47. On aura reconnu la parenté de ce thème avec celui développé par Jürgen Habermas dans cette revue à propos des mondes vécus menacés par le système (économique et administratif). Cette mise en valeur anti-libérale de la nation par H. Dumont n'est pourtant pas susceptible de se laisser imputer l'accusation de nationalisme. Car ce que Hugues Dumont recherche, par-delà les différences nationales, c'est la paix garantie par un système fédéral s'étendant à la planète dans la ligne du célèbre opuscule de Kant. 48

Nous ajouterions pour notre part une autre dimension encore à cette façon de penser la nation de manière déjà progressiste: le socialisme. Echapper au système grâce à des "espaces publics orientés par la culture" ce sera, d'une autre façon que l'avait pensé André Renard, rompre avec le capitalisme. Il ne s'agit pas de fuite idéaliste en avant. Il y a, dans les "mondes vécus" wallons, tout l'implicite d'un horizon historique chargé de sens, chargé de cet espoir et de cette volonté de rupture avec l'"argent fou" qui a ravagé cette terre plus qu'aucune autre en Europe. On lira à cet égard les propositions que fait Eugène Mommen et, notamment, celle de séparer nettement les services publics des pouvoirs publics. Voilà une tâche concrète qui s'impose dans la Wallonie post-renardiste où le PS est trop gravement tenté de s'emparer de tout ce que l'on range dans le "social" et le "culturel" - le "socio-culturel"-, dans la mesure - l'affaire des TCT le prouve - où c'est, non pas comme on le prétend, un autre parti politique ni même un autre monde sociologique qui a généré les initiatives, mais tout simplement la société civile elle-même, une société civile qui a une histoire bien spécifique, qui sent la revendication nationale comme l'expression hic et nunc de la démocratie.

A la conquête de la citoyenneté wallonne

Les événements, ici, comme toujours, doivent être nos guides pour l'action. On croit trop souvent que la division du pays va nécessairement mener à une division et donc à un affaiblissement de la classe des travailleurs. Comme il est possible - sans absolument aucune réserve anti-flamande - de faire l'hypothèse que les Flamands, vivant dans des structures scolaires différentes, auraient abandonné la lutte en cours dans l'enseignement, démoralisant l'ensemble de la profession, on ne peut que se réjouir du fait que les Wallons se soient retrouvés seuls dans l'aventure avec les Bruxellois francophones. Dans le cadre d'une implication négociée et explicite, l'enseignement va jouer un rôle capital. Le mouvement en cours est donc porteur de beaucoup d'espoirs. Bien que nous devions revendiquer un enseignement, par exemple de l'histoire, qui ne mente plus - comme à propos de Léopold III, pour ne prendre que cet exemple - nous voyons bien que les enseignants ont posé la question plus globale d'une reproduction démocratique de la société. A partir de cette revendication globale, tout peut changer dans la manière de penser la Wallonie. Nous devrons y veiller.

Dans le même sens, il y a à espérer de la riche vie associative en Wallonie qu'elle permette de mettre en avant la démocratie. Jacques Yerna évoque aussi la liaison entre les syndicats et la vie associative, comme le fait E. Mommen.

"Riche vie associative"? Il n'y a là nulle appréciation chauvine. Il y a quelques mois Le Monde Diplomatique lançait une vaste enquête sur le thème "Les citoyens à la conquête du pouvoir". Des lettres sont parvenues au journal venant du monde entier. Il est remarquable que trois des expériences retenues par Christian De Brie émanent de Wallonie. Le Monde Diplomatique cite ainsi la Médiathèque de Mons riche d'un fonds de 80. 000 documents sonores et où l'effort est fait pour expliquer aux utilisateurs "tout ce qu'il y a d'inconnu dans le patrimoine". Le journal cite encore cette plaquette réalisée par l'Université de Paix de Namur qui a mené une enquête auprès de soixante communes et sur "les principales formes de participation des citoyens à la vie locale et leurs modalités: information, enquêtes publiques, consultations populaires, conseils consultatifs (de quartier, d'étrangers, d'aménagement du territoire) gestion pluraliste, interpellation du conseil communal" 49. L'article du mensuel français se réfère encore deux fois à la Wallonie pour illustrer sa proche démarche de "recherche des citoyens à la reconquête du pouvoir", une fois encore à l'Université de Paix de Namur qui pose la question "Doit-on se battre pour avoir le droit de déterminer l'emplacement d'un égout et se laisser imposer l'établissement d'une usine de retraitement nucléaire?" et enfin - soulignons-le sans oublier de citer l'expérience du Forum contre la pauvreté à Bruxelles - le cri du groupe de réflexions et d'écriture "Encrages" issu de Liège: "En l'an 1993, toute l'Europe sera occupée par l'argent. Toute? Non, un petit village résistera encore et toujours à l'envahisseur. Nous sommes des habitants de ce village. Vous en êtes peut-être aussi. Qui sait?".

Ne disons pas trop vite que la vie associative "bricole" pendant le même temps où les grands appareils économiques et politiques écrasent la planète. C'est la grande idée d'Habermas que le projet socialiste de s'emparer de l'Etat et de son pouvoir pour dompter socialement le capitalisme a échoué justement parce que "l'argent et le pouvoir ne peuvent acheter - ni d'ailleurs obtenir de force- ni la solidarité ni le sens" 50 . Ce qui signifie qu'en voulant maîtriser la machine économique par le biais d'une autre machine aussi importante, le mouvement socialiste est piégé à son tour par l'Etat qui devient une instance au fonctionnement automatique qu'il faudrait à son tour, bien entendu, maîtriser pour rendre le pouvoir aux citoyens. Il faut donc suivre un peu ici la pensée d'Habermas et la rapporter aux expériences associatives riches de cette ressource dont le système ne peut se passer, même si cette ressource contredit le système: la solidarité, l'agir communicationnel.

Lorsque J.Habermas évoque le projet de la "démocratie radicale", nous avons la perception de tout ce qui, en Wallonie, en appelle à une telle réalisation: "Le pouvoir socialement intégrateur de la solidarité doit être en mesure de se faire valoir, au travers d'un éventail d'espaces publics et d'institutions démocratiques, contre les autres pouvoirs: l'argent et le pouvoir administratif. Ce qu'il y a de "socialiste" dans tout cela, c'est l'espoir que les structures qui exigent la reconnaissance mutuelle, telles que nous les connaissons à travers la vie quotidienne, se transmettent, par le biais des contraintes propres à la communication d'un processus de volonté et d'opinion démocratiques qui n'excluent rien de leurs préoccupations aux relations sociales que mettent en place le Droit et l'administration."51 . Habermas écrit encore et ceci nous paraît capital à nous qui avons fait, dans cette revue, le pari d'une culture wallonne émancipatrice: "Les domaines d'opinion spécialisés dans la transmission des valeurs traditionnelles et des savoirs culturels, dans l'intégration des groupes et la socialisation des adolescents, ont toujours dépendu de la solidarité. La formation d'une opinion et d'une volonté générale et démocratique radicale, qui devrait influer sur la délimitation et les échanges entre les domaines d'existence structurés de manière communicationnelle, d'une part, l'Etat et l'économie d'autre part, doit puiser à la même source de l'agir communicationnel." 52. Mais - justement! -quelles pourraient bien être ces "traditions" dans un pays où l'habitude est de mentir sur le passé et de l'occulter? Quelles pourraient être ces traditions culturelles dans un pays où l'argent et le pouvoir ont domestiqué tant d'artistes - le cas malheureux de Jean-Jacques Andrien n'est malheureusement pas unique? Quelles pourraient bien être ces facteurs intégrateurs et émancipateurs dans une société qui, à travers le positivisme nécessaire à la survie de l'Etat belge, a toujours voulu être une société dont les enjeux seraient quasi absents, où la responsabilité politique est déclarée, a priori, comme ne valant pas la peine d'être exercée - songeons à cet égard à tout ce qu'a représenté le courant de la belgitude?

Prendre en main la question nationale et la résoudre, ce n'est pas, pour nous, défendre névrotiquement une identité wallonne, c'est assumer l'ici, c'est construire une communauté post-nationale. Minimiser la question nationale, c'est ouvrir la voie aux forces anti-démocratiques du système qui cherchent à nous absorber et à nous figer. Résister, dans les usines, les écoles, les maisons de la culture, les fermes, les mouvements associatifs, la presse, résister aux hommes politiques manoeuvrés par les médias électroniques et le marketing électoral, favoriser la recherche au sens où en parle Lise Thiry, mobiliser les finances régionales au bénéfice de la science, de la culture, de l'invention d'une économie sociale, de la création de nouveaux produits et non au bénéfice des travaux publics, tout cela c'est être wallon et socialiste. Nous n'aurons pas la lâcheté de ceux qui ne veulent suivre que la mode. Il y a bien entendu à prendre et à laisser dans la tradition marxiste. N'empêche que ces mots du "Manifeste du Parti communiste" méritent d'être relus car, souvent, ils ont été mal entendus. "On a accusé les communistes, écrit Marx, de vouloir abolir la patrie, la nationalité." 53 . L'auteur du "Manifeste" parle donc d'une accusation: il entend s'en défendre. Certes, Marx dira plus loin que la bourgeoisie a déjà commencé à abolir les frontières et que le communisme, en supprimant l'exploitation de l'homme par l'homme, supprimera l'antagonisme entre les nations, "l'exploitation d'une nation par une autre nation". Mais Marx ne dit pas que les nations vont disparaître. Au contraire, voici ce texte si souvent mal lu, y compris par les dirigeants de la IIe Internationale, que nous évoquions pour commencer: "Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ôter ce qu'ils n'ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit d'abord conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là national; mais ce n'est pas au sens bourgeois du mot."54".



  1. 1. Destrée s'en plaignait déjà en 1912 dans sa Lettre au Roi.
  2. 2. Nous suivons ici les Commentaires sur le texte d'Emile Vandervelde de Catherine Massange qui sont une réflexion critique du compte rendu du livre d'Hervé par E. Vandervelde paru dans Le Peuple du 30-08-1905. Ce commentaire de Catherine Massange est paru lui-même dans Critique Politique, n° 11, mars 1982, pages 88-96.
  3. 3. Jean JAURES, L'armée nouvelle, cité par C. Massange in Critique Politique, page 91.
  4. 4. C'est le sens de la préface de Vandervelde au livre de M. BOLOGNE L'insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, Bruxelles, 1981.
  5. 5. E. VANDERVELDE, A propos du dernier livre d'Hervé, in Critique Politique, n° 11, mars 1982, p. 84.
  6. 6. L'avenir du Borinage du 6-8-13.
  7. 7. Walter Thibaut, Les républicains belges, Bruxelles, 1961, pp;178-179.
  8. 8. > MARX-ENGELS, Oeuvres choisies, tome II, p. 312, Moscou, 1976.
  9. 9. Charles White The belgic revolution, tr. fr. par M.Gorr, Bruxelles 1836.
  10. 10. Michelet , Histoire de France, tome VI, Paris 1893-1898.
  11. 11. Jean BAUFAYS, Les socialistes et les problèmes communautaires, in 1885-1985 du Parti Ouvrier Belge au Parti socialiste, Bruxelles, 1985, p. 277.
  12. 12. Charles PLISNIER, Entre l'évangile et la révolution, Bruxelles, 1987, pages 111-123.
  13. 13. Marcel LIEBMAN, Les socialistes belges, Bruxelles, 1979, p. 43.
  14. 14. Jean Puissant, La structure politique du mouvement ouvrier dans le Borinage, thèse de doctorat ULB, vol. I p. 106.
  15. 15. Engels, op. cit., p. 312.
  16. 16. Serge Deruette, La nature de l'organisation ouvrière en Belgique : le libéralisme social inCritique Politique, n° 6, septembre 1980,pp. 67-85.
  17. 17. S.Deruette, op. cit.
  18. 18. Groupe de la "Mort-subite", Les fractionnements sociaux de l'espace belge in Contradictions, n° 58-59, 1990 page 42. Les auteurs de cette partie de l'ouvrage sont Christian VANDERMOTTEN, Pieter SAEY et Christian KESTELOOT.
  19. 19. Giovanni CARPINELLI, Le fractionnement de l'unité belge in Etat, accumulation du capital et lutte des classes n° spécial de Contradictions, (n° 23-24), 1980 pages 52-53.
  20. 20. "Mort-subite", art. cit. 64.
  21. 21. Ibidem.
  22. 22. Ibidem.
  23. 23. Maurice Bologne, op. cit.
  24. 24. R. DEVLEESHOUWER, in La Cité du 21 juillet 1980.
  25. 25. F. DUMONT, La Wallonie devant l'histoire in H. Hasquin, Essai sur l'histoire de Belgique et la Wallonie, Charleroi, 1981.
  26. 26. A. HENRY, Wallon et Wallonie, Charleroi 1990.
  27. 27. A.Henry, op. cit.
  28. 28. Jean CHESNEAUX, Modernité/Monde, Paris, 1989.
  29. 29. Bernard FRANCQ et Didier LAPEYRONNIE, Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, 1990.
  30. 30. Ibidem, p. 15.
  31. 31. Ibidem, p. 174.
  32. 32. Ibidem, p. 128.
  33. 33. Ibidem, p. 15
  34. 34. Robert MOREAU, Combat syndical et conscience wallonne, Charleroi, Liège, Bruxelles, 1984, p. 119.
  35. 35. Ibidem, p. 43.
  36. 36. B. FRANCQ et D. LAPEYRONNIE, op. cit. pp. 46-47.
  37. 37. Pol VANDROMME, La Belgique francophone, Bruxelles, 1980, p. 22.
  38. 38. Jacques YERNA et André NEUVILLE, Le choc de l'hiver 1960-1961, Bruxelles, 1990.
  39. 39. Ibidem.
  40. 40. José FONTAINE, Démocratie, autonomie socialisme.... in Toudi 1989, p. 72.
  41. 41. M. BOLOGNE in R.MOREAU, op. cit. p. 8.
  42. 42. F. DELPÉRÉE, Y a-t-il un Etat belge? in Belgitude et crise de l'État belge, Actes du Colloque des facultés St-Louis, Bruxelles, 1989, page 52.
  43. 43. Hugues DUMONT, Etat, Nation et Constitution. De la Théorie du droit public aux conditions de viabilité de l'Etat belge, in Belgitude et crise de l'Etat belge, op. cit. , p. 94.
  44. 44. Ibidem.
  45. 45. Ibidem, p. 79.
  46. 46. Ibidem, p. 85.
  47. 47. Jacques Chesneaux, op. cit., p. 89.
  48. 48. Emmanuel KANT, Essai sur la paix perpétuelle.
  49. 49. Christian DE BRIE, Ceux qui choisissent l'engagement contre une mortelle passivité, in Le Monde diplomatique, mai 1990.
  50. 50. J. HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité , Gallimard, Paris, 1987, p. 429.
  51. 51. .Habermas, Die nacholende Revolution und linker Revisionsbedarf. Was heisst Socialismus heute? in Kleine Politische Schriften, Francforts/main, 1990, tr.fr. dans ce numéro de TOUDI de 1990, pp. 199-200
  52. 52. Ibidem, p. 200.
  53. 53. Karl MARX, Manifeste du Parti Communiste, coll. 10/18, p. 42.
  54. 54. Marx, Manifeste..., ibidem.