Rosetta dans l'histoire du cinéma

Paru sous le titre : "Rosetta de Jean-Pierre et Luc Dardenne: un film de résistance"
Toudi mensuel n°23, novembre-décembre 1999

Les problèmes conjugaux d’un couple de la classe moyenne ne m’intéressent absolument pas, ni la peinture de la crise des achats à crédit des téléphones de voitures. Avec tout le respect que je dois au monde des valeurs de la classe moyenne, je ne le vois pas comme cinématographiquement intéressant Aki Kaurismäki 1991

Les flonflons cocardiers voire chauvins, les tentatives de « récupération-exploitation » symboliques du monarque ainsi que du monde politique, académique et médiatique s’étant enfin estompées, il nous tardait de pouvoir enfin aborder très librement (donc en ayant payé notre ticket d’entrée), et très subjectivement Rosetta en tant qu’oeuvre cinématographique, étant entendu qu’il est difficile de ressentir autrement toute oeuvre de création... Nous allons donc essayer discerner quelle est la place des frères Dardenne dans l’art (qui est aussi une industrie) cinématographique et de quelle « famille » d’auteurs on peut les rapprocher, l’important n’étant pas qu’un film de Wallonie remporte une palme d’or mais bien qu’il s’agisse de ce film là ! Nous ne nous attarderons d’ailleurs pas sur la place de Rosetta dans l’histoire du cinéma belge, nous laisserons bien volontiers ce privilège à d’autres personnes évidemment toujours bien intentionnées...

Rosetta dans l'histoire du cinéma

L’une des choses les plus frappantes de Rosetta, et cela nous apparaît encore plus que dans La Promesse, c’est la quasi absence de « références » au cinéma américain. Expliquons-nous un peu, il ne s’agit pas ici d’évoquer les films de consommation courante débités à la chaîne par l’industrie cinématographique américaine, il s’agit plutôt de la quasi impossibilité de raccrocher Rosetta à l’imaginaire « universel » véhiculé par cette industrie y compris par les auteurs qui ont su (ou pu ?) oeuvrer au sein de celle-ci. Prenons un exemple, les cinéastes de la nouvelle vague française et les Cahiers du cinéma rejetaient presque toute la production cinématographique française des années 50 et encensaient des cinéastes comme Hitchcock, Ford, Hawks, Lang, Fuller, Ray etc. La passion-admiration de Truffaut pour Hitchcock est connue, le personnage interprété par Belmondo dans A bout de souffle ne se rêvait-il pas en Humphrey Bogart ? Que venait faire là cette jeune Américaine incarnée par Jean Seberg ? Samuel Fuller ne faisait-il pas une apparition dans Pierrot le fou et Fritz Lang n’occupait-il pas un des rôles centraux dans Le Mépris ?

On peut aussi trouver de nombreux points communs entre Le Pickpocket de Robert Bresson (bien que ce dernier ne fasse pas historiquement partie de la nouvelle vague) et le Pick-up on South Street réalisé peu auparavant par Fuller, nous ne attarderons même pas les films « noirs » de Jean-Pierre Melville ! Ce même « rêve » américain se retrouva aussi dans la nouvelle vague allemande, que ce soit chez Fassbinder ou plus encore chez Wenders. Aujourd’hui il fait encore des apparitions dans certains films du Finlandais Aki Kaurismaki ou de cinéastes de Hongkong tel Wong Kar Waï. Bien qu’étant issu d’une génération qui a été bercée par le cinéma américain, les frères Dardenne le laissent très peu paraître, ce qui englobe la musique le Jazz et Rock étant absents. Dans une interview récente, Jean-Pierre Dardenne évoqua brièvement Samuel Fuller, ce qu’on peut comprendre en voyant l’aspect rude, sans fioritures, coup de poing de Rosetta, petit soldat en collants moutarde, combattante de la guerre économique qui secoue l’Occident.

Le jusqu’au-boutisme et la rage solitaire qui anime celle-ci presque jusqu’à la fin du film, rappelle le personnage interprété par John Wayne dans The searchers (La prisonnière du désert), ce dernier étant prêt à toutes les extrémités pour retrouver sa nièce enlevée par une tribu indienne. La trahison de Rosetta peut aussi évoquer celle de Gypo Noland dans The informer (Le mouchard) d’un autre film de John Ford, Gypo livrant à la police britannique un de ses amis membre de l’IRA, cette trahison étant récompensée par une somme d’argent lui permettant d’acheter un billet de bateau afin d’émigrer aux Etats-Unis et d’échapper ainsi au chômage. Bien sûr entre Ford et les Dardenne, il y a de nombreuses différences: on ne trouvera chez ces derniers aucune trace des fameuses scènes de beuverie et de bagarre récurrentes chez le premier, ainsi que la forte nostalgie du pays perdu (l’Irlande) qui le travaillait. Par contre, on peut retrouver un certain sens de l’humanisme et une même volonté de filmer à « hauteur d’homme » (et de femme). Un autre Irlando-américain qu’il est intéressant d’évoquer est Robert Flaherty. Longtemps appréhendé comme documentariste, on reconnaît aujourd’hui que les oeuvres de celui-ci tels Nanouk ou L’homme d’Aran contenaient une part plus ou moins importante de « mise en scène » ou de « représentation ». Ainsi, lorsque Flaherty réalisa au milieu des années 30 L’homme d’Aran, il y avait déjà de nombreuses années que les habitants de ces trois îles de la côte ouest de l’Irlande avaient cessés de pêcher le requin, ils portaient de moins en moins le costume « traditionnel » dont on les voyait affublés (béret et pull en laine rouges, pampooties aux pieds, etc.). Dans la « réalité », aucun p?cheur d’Aran n’aurait pris la mer lors d’une tempête semblable à celle que l’on voit à la fin du film. C’est pour les besoins du film et à la demande de Flaherty, que certains n’hésitèrent pas à risquer leur vie pour affronter un océan déchaîné et si esthétiquement parfait... Cette évocation rapide nous permet de régler un point qui est celui de l’aspect documentaire de Rosetta .

Aux esprits paresseux qui prétendent que Rosetta est une oeuvre essentiellement documentaire, même si les frères Dardenne ont réalisé ou produit de nombreux documentaires, nous rappellerons cette petite phrase de Godard qui considérait que toute fiction réussie contenait toujours une part plus ou moins grande d’aspect documentaire. La frontière entre le fictionnel et le documentaire est presque par essence impossible à tracer de manière nette: pour citer quelques noms de contemporains, où s’arrête le documentaire « pur » (si une telle chose existe !) chez Raymond Depardon, Frederic Wiseman, Manu Bonmariage ou Richard Ollivier, étant entendu que filmer le réel ne peut avoir lieu autrement que par le biais d’une représentation...? Prenons un exemple célèbre, où s’arrête l’aspect documentaire, ou, si vous préférez, où commence la fiction dans Déjà s’envole la fleur maigre de Paul Meyer ? Dans Rosetta, l’extrême attention apportée aux gestes quotidiens de celle-ci tient tout autant du documentaire que de la dramaturgie et de la tension interne du film.

Ce qui est considéré à tort comme du documentaire, c’est le refus de jouer voire de faciliter l’identification du spectateur avec le personnage central du film, ressort traditionnel d’un certain cinéma. Il faut ajouter que le refus de ce ressort s’étend aussi aux personnages secondaires, que ce soit Riquet, la mère de Rosetta ou son patron, tous ont leur part d’ombre et de lumière. C’est en cela que l’on peut dire que Rosetta n’est pas un film consensuel, en repoussant tout « psychologisme », en refusant de s’attarder sur les raisons qui poussent leurs personnages à agir et donc de les juger, les Dardenne s’inscrivent volontairement dans une certaine tradition minoritaire du cinéma, tradition essentiellement présente en Europe.

Le refus du misérabilisme

Même si pour un grand nombre, Rosetta fut perçu comme un OVNI dans le ciel cinématographique, il peut être rattaché à une famille imaginaire qui remontrerait aux origines mêmes du cinéma, avec d’un coté, les Frères Lumière (tiens d’autres frères !) et de l’autre Georges Mélies, le cinéma spectaculaire et celui qui ne l’est pas... Le Grand-père idéal de cette famille serait le Jean Renoir de Tony (1934), film joué par des acteurs non professionnels et se déroulant dans le milieu des immigrés italiens ouvriers agricoles saisonniers dans le sud de la France, milieu où Renoir raconta comment Tony devint un meurtrier et finit abattu par la gendarmerie...Le père idéal serait Roberto Rossellini, les deux oncles étant le Visconti (celui de Ossessione ou de Rocco) et Robert Bresson. Il n’est pas inintéressant de remarquer que ce furent presque uniquement des cinéastes européens qui filmèrent le monde ouvrier considéré dans un sens large: à ces noms on peut ajouter par exemple ceux de Pasolini, de Fassbinder, de Kaurismäki. Hors Europe et donc dans un contexte différent, on citera Ford (Les raisins de la colère par exemple) et les Japonais Ozu et, plus rarement, Mizoguchi (La rue de la honte). Nous citons ces noms plutôt que d’autres parce que ces auteurs ne sombrèrent jamais dans l’ouvriérisme ou le misérabilisme. Ce que nous voulons évoquer par ce biais, c’est le fait qu’avec un tel scénario de base, les Dardenne évitent avec talent deux écueils récurrents lorsque le cinéma s’attardent sur le monde ouvrier ou les « pauvres »: soit la magnification de ces derniers en incarnation de l’avenir radieux du genre humain (l’agit-prop soviétique des années 30), soit l’exotisme social, quelque chose du genre: ces gens ne sont vraiment pas comme nous, observons donc un peu leurs étranges moeurs et coutumes !

C’est ce refus du misérabilisme (aussi bien intentionné soit-il) qui, à notre avis, sépare les Dardenne du cinéma « social » anglais, les Dardenne n’étant certainement pas des Ken Loach wallons comme l’on écrit certains journalistes étrangers, ils sont beaucoup plus proches de la démarche du cinéaste écossais Bill Douglas, auteur notamment d’une trilogie sur sa jeunesse dans une ville minière d’Ecosse. C’est aussi ce qui les sépare du Marseillais Robert Guédiguian (Marius & Jeannette). Nous tracerons brièvement un parallèle, qui étonnera peut-être certains, entre les frères Dardenne et le Finlandais Aki Kaurismäki. Si nous évoquons ce dernier ici, c’est parce qu’il fut l’un des seuls à filmer le monde ouvrier dans les années 80 par le biais de ce qu’il appelle, non sans humour, sa trilogie prolétarienne (Des ombres au paradis, Ariel , La fille aux allumettes). Son film Au loin s’en vont les nuages aborda en 1996 la question du chômage dans un pays connaissant un taux similaire à celui de la Wallonie. Nous citerons ici un extrait de la formidable étude que la revue Contre Bande a consacrée au cinéaste finlandais 1, Nathalie Nezick écrit notamment que « son approche de la réalité du chômage dans son pays ne s’embarrasse pas de discours, il ne se contente pas d’une représentation de la représentation du chômeur. Pas de discours misérabiliste qui conduirait à sous-estimer la réalité politique et à en diminuer l’efficacité critique. Kaurismaki n’hésite pas à sacrifier l’image idéale au réalisme (Brecht) de la situation. Il laisse ainsi l’être social déterminer la conscience de ces personnages. A aucun moment, il ne manipule ces personnages sur le plan dramaturgique pour les rendre à une vérité de la représentation. Les procédés de réduction esthétiques qu’il met en oeuvre le sont plus par souci de vérité sociale que par souci de réalisme social »2. Il nous semble qu’une telle appréciation pourrait être faite concernant Rosetta. Par ailleurs, ces auteurs se sont aventurés à filmer le travail lui-même, chose pourtant traditionnellement jugée comme presque par essence anti-cinématographique. Il est en effet frappant de constater que si le cinéma s’est souvent penché sur le monde ouvrier, il a très rarement filmé l’acte du travail lui-même, comme s’il s’agissait là d’un lieu inaccessible. Ainsi pour prendre deux exemples connus, on ne voit aucun ouvrier au travail dans Misère au Borinage de Storck et Ivens ou Déjà s’envole la fleur maigre de Paul Meyer. Il y a très peu d’exemples où l’acte de travail en tant que tel est filmé, on peut penser aux Temps modernes de Chaplin où était mis en image le travail à la chaîne ou « La bête humaine de Jean Renoir où l’on voyait « réellement » oeuvrer des cheminots. dans une démarche similaire à celle de Kaurismäki dans « la fille aux allumettes », on peut voir Rosetta répéter quotidiennement les gestes de son travail.

La Wallonie "simplement" et un aspect "christique"

Enfin Aki est, avec son frère Mika, celui qui a implanté la Finlande sur la carte mondial du cinéma, il est intéressant de constater qu’il l’a fait sans recourir à ce que l’on pourrait appeler un « discours national ». Nous entendons par là que, pour lui, la Finlande « est », elle existe en tant que donné historique et social, il n’y a pas de volonté de faire découvrir ou d’affirmer face au monde l’existence d’une Nation de 5 millions d’habitants parlant une langue incompréhensible pour quasiment toute la planète . Nous pensons que les Dardenne agissent (consciemment ?) de même avec la Wallonie, elle est « simplement » là dans leur film, prenons un exemple, Kaurismaki affuble souvent ces personnages « fortunés » ou « puissants » de noms suédois, il faut vraiment bien connaître l’histoire de la Finlande pour savoir que 6% de la population y parlent le suédois et représentent les anciennes élites politiques du pays, le spectateur finlandais lui le sait... De même pour Rosetta , il s’agit d’un prénom italien, le film n’évoque pas les raisons de ce prénom. Nous, nous devinons pourquoi, mais que peut connaître par exemple un spectateur finlandais de l’immigration italienne en Wallonie?

Il s’agit là, dans les deux cas, d’une démarche d’une grande maturité vis à vis du monde extérieur, enraciner une fiction dans un donné « national » devenant ainsi le meilleur moyen de donner à celle-ci une véritable dimension universelle, c’est à dire dépassant le cadre même de son lieu d’origine. Bien sûr les différences stylistiques sont nombreuses entre ces cinéastes, ne serait-ce que parce que le très pince-sans-rire Kaurismäki est un protestant, il est plus par la forme très proche du janséniste Bresson.

Ce qui nous amène à un autre point important qui est la persistance chez les frères Dardenne des traces importantes de ce que l’on pourrait appeler l’imaginaire « chrétien » (et c’est un agnostique qui l’écrit...) ; imaginaire que l’on retrouve chez Ford, Rossellini, Pasolini, Fassbinder, et aussi chez des cinéastes plus récents comme les Américains Martin Scorcese et Abel Ferrara (Bad Lieutenant) ou le Danois Lars Von Trier (Breaking the waves). Rosetta n’est pas un film pour cinéma paroissial (de toute façon, cela n’existe plus !), mais on pourrait écrire que le chemin de croix de Rosetta s’incarne dans une bonbonne de gaz, pensons aussi à sa prière « païenne » ou « hérétique » qu’elle récite le soir avant de s’endormir... Tant ce film que le précédent aborde la thématique de la Rédemption, les Dardenne, contrairement à Fassbinder et dans une moindre mesure Pasolini, espérant toujours celle-ci possible. La rage animant Rosetta n’étant d’ailleurs pas sans évoquer celle qui anima toute l’oeuvre de Fassbinder, grand spécialiste de « prénoms-titres » (Le mariage de Maria Braun, Les larmes amères de Petra Von Kant, Effi Briest, Lola, Martha, Le secret de Veronika Voss, Tous les autres s‘appellent Ali, etc.).

Enfin, il nous faut évoquer la modernité cinématographique des frères Dardenne tant en ce qui concerne la forme que le fond. Sur la forme, c’est assez évident avec l’emploi de la vidéo, les prises de vues caméra à l’épaule, le refus de la musique comme élément dramaturgique, Rosetta pourrait être sans difficulté estampillé « Dogma N° XX » tant ce film évoque les règles édictées et initiées par le Danois Lars Von Trier dans sa Charte cinématographique « Dogma 95 » (voir son film Les idiots et Festen de son compatriote Thomas Vinterberg). Par ailleurs, on ne peut que constater l’attrait des frères Dardenne pour la vitesse, le mouvement, dans Rosetta même la mobylette de Riquet ou les autobus du TEC ont l’air d’aller vite, ce qui fait que l’on ressort de la vision du film physiquement épuisé...La violence est quant à elle réellement violente, pensons à la scène où Riquet se fait éjecter par son patron du chalet à gaufres, cette fascination pour la vitesse fait penser aux maîtres du genre que sont les cinéastes de Hongkong ( par exemple John Woo et l’époustouflant Wong Kar Waï). En ce qui concerne le fond, sont présents les grands acquis de la narration moderne comme le recours au « hors champ » (le bruit de la mobylette de Riquet perçu en premier lieu comme celle du gérant du camping), l’aspect lacunaire, incomplet des informations transmises aux spectateurs, par exemple l’origine inconnue des maux de ventre violents qui agitent Rosetta. Pourquoi vit-elle dans un camping ? Où est le père de Rosetta ? etc.

Nous espérons que les quelques lignes qui précèdent n’apparaîtront pas comme une sorte d’embaumement vivant des frères Dardenne, nous sommes en effet persuadés que le meilleur est encore à venir et que leurs prochains films dépasseront la barre placée très haut par Rosetta.

En conclusion, nous écrirons que Rosetta restera comme une oeuvre qui « imprégnera durablement l'imaginaire du cinéma contemporain » 3, un film sans concessions à l’air du temps, irrécupérable et inexploitable, un véritable acte de résistance dans son sens le plus civique ou « citoyen » du terme, nous dirons donc simplement merci à Jean-Pierre et à Luc Dardenne.

On peut lire le scénario de La promesse et de Rosetta qui vient de paraître aux éditions des Cahiers du cinéma, on peut aussi s’abonner à Contre Bande en écrivant à l’Université de Paris I, Institut d’Esthétique et des Sciences de l’Art , association Contre Bande, 162 rue Saint Charles 75740 Paris cedex 16, le prix de l’abonnement est de 140 F Français par an.

On peut enfin aller voir le dernier film d’Aki Kaurismäki Juha (s’il sort un jour en Belgique...), film muet et en noir et blanc d’une grande pureté qui évoque notamment celle du Marchand de quatre saisons de Fassbinder.

  1. 1. Nathalie Nezick La classe ouvrière ira au paradis in Contre Bande n°5, mars 1999, p.162.
  2. 2. Olivier Séguret dans Libération du 29-09-99
  3. 3. Olivier Séguret dans Libération du 29-09-99