Traversée de la nuit (Geneviève de Gaulle) (Compte rendu)
54 ans après sa libération des camps de la mort, à plus de 80 ans, Geneviève de Gaulle, la grande figure d'ATD-Quart-monde (et une immense résistante, notamment à l'appel de son oncle, un certain Charles de Gaulle), raconte son séjour à Ravensbrück. Elle vient d'y être enfermée au cachot, avec l'idée que sa dernière heure est venue: «La porte s'est refermée lourdement. Je suis seule dans la nuit».
Ce récit ne se prolonge durant 50 pages où tout est dit. Les témoins de l'horreur suprême ont la plus grande peine à dire ces choses, tellement les dire recrée cette expérience d'inhumanité et les blesse à nouveau par le seul souvenir. Croyante, Geneviève de Gaulle prie Dieu, mais avoue que, parfois, seule la rumeur de sa propre peur répond. À plusieurs reprises, elle témoigne cependant d'un courage inentamé, puis va à l'essentiel: «Beaucoup de nos camarades ne pouvaient supporter l'idée que leurs restes incinérés soient jetés dans la tourbe des marais (...) Le pire n'est pas la mort, c'est la haine et la violence.» Le jour de Noël (1944), ses compagnes permettent qu'elle reçoive en cachette d'humbles cadeaux. En août, l'une de ces habiles camarades, préposée à une pièce où marche la radio, a pu entendre - «une seconde» -, le temps d'une distraction du SS et de tourner le bouton, l'immense rumeur de Paris libéré!
Mais ces trouées inouïes de lumière ne le sont que sur fond d'horreur. Ces femmes doivent récupérer les uniformes de soldats allemands morts: «Il fallait vite, vite, couper, découdre, cependant que d'autres camarades étaient affectées au lavage de ce qui en valait la peine. L'odeur était insupportable, le SS qui commandait, l'un des pires du camp: je l'ai vu tuer avec un battoir une pauvre femme qui avait osé laver une petite pièce de son propre linge: cela a duré très longtemps.» Ce «très longtemps» s'explicite plus loin quand elle parle de l' «affreuse jouissance» des SS 1 . Geneviève de Gaulle doit peut-être la vie à une enquête menée par des Allemands sur les conditions de vie dans les camps à qui elle raconte (sans savoir si cela ne va justement pas la perdre): «Je décris la destruction progressive de ce qui constitue un être humain, de sa dignité, de sa relation avec les autres, de ses droits les plus élémentaires. Nous sommes des " Stucks ", c'est-à-dire des morceaux; n'importe quelle surveillante et même les policières de camp, les chefs de baraque - détenues comme nous - peuvent impunément nous injurier, nous frapper, nous piétiner à terre, nous tuer, ça ne sera jamais qu'une vermine de moins.» Ce récit à d'autres Allemands de l'horreur concentrationnaire, durant les camps eux-mêmes, avant la fin de la guerre, c'est sans doute la note surprenante de ce récit. Il se termine à l'aube d'une liberté relative (du bunker et du camp). «Peut-être celle de l'espérance?» écrit la narratrice avec un point d'interrogation qui est le dernier signe de ce récit qu'on lit d'une seule traite, mais qu'il faudra lire et relire pour en pénétrer la multitude de sens, à l'infini.
Peu de temps après l'annonce de l'armistice de juin 40, Geneviève de Gaulle est avec sa grand-mère dans une ville bretonne pleine du désespoir des Français. Vient un prêtre qui parle d'un général appelant à continuer le combat. Il en dit le nom. Geneviève de Gaulle raconte: «Ma grand-mère s'était redressée, petite et frêle dans sa robe noire, et tirait le prêtre par la manche: "Monsieur le curé, mais c'est mon fils, monsieur le curé, mais c'est mon fils." Un mois après, elle était morte, après avoir entendu plusieurs fois la voix du général de Gaulle, si fière de lui, adhérant à ses paroles avec toute son âme. Dans mon cachot obscur, je revois sa tombe fleurie tous les jours par des mains anonymes. Elle n'a pas douté un instant que les siens suivraient la voie de l'honneur, donc de la Résistance. Pendant ses dernières heures de vie, elle m'avait dit: " Je souffre pour mon fils ", et elle avait trois autres fils et une fille dont elle était sans nouvelles. Mais Charles d'abord avait ses pensées parce qu'il avait la mission de " ramasser les tronçons du glaive ". Ma part dans le bunker de Ravensbrück, était maintenant l'offrande de ma vie, une façon aussi de rejoindre le combat.»
On a rarement si bien parlé de la Résistance et des Camps de la mort de cette manière si discrète et fulgurante, féminine. Avec ce dont les femmes - en République! - sont capables, pour nous hausser au-dessus de nous.
Geneviève de Gaulle, Traversée de la nuit, Seuil, Paris, 1998.
- 1. Emmanuel Lévinas a parlé admirablement de l'absurdité de la haine génocidaire dans Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961. Mais aussi de la jouissance sexuelle en sa dignité comme vraie rencontre d'autrui. En rapprochant la «haine» et la «jouissance», Geneviève de Gaulle approfondit cette approche...