Tuerie de Winnenden explicable par René Girard
Tim Kretchmer, un adolescent de 17 ans, ce 11 mars 2009, a donc pénétré dans son ancien collège de Winnenden armé d'un pistolet Beretta et vêtu d'une tenue de combat noire. Il y a tué une dizaine de personnes des femmes pour la plupart. Dans sa fuite, il a tué encore trois personnes puis a retourné l'arme dont il se servait contre lui. Ces faits font songer à d'autres tueries survenues en Allemagne. Des tueries semblables ont eu lieu aux USA et le massacre de Winnenden fait songer à plusieurs autres survenus également en Allemagne, comme le massacre d'Erfurt, le 26 avril 2002 avec 16 morts (Libération du 12 mars 2009).
Comment expliquer de tels faits qui tendent à se multiplier?
Cela semble évidemment prétentieux d'essayer de le faire.
Pourtant, le 6 décembre 1989, un jeune homme de 25 ans Marc Lépine, perpétra un massacre semblable à l'Ecole Polytechnique de Montréal, tuant ici aussi des femmes, quatorze en tout. En 1999, sous la présidence de Paul Dumouchel eut lieu à l'université Laval, un colloque consacré à cet événement qui traumatisa profondément le Québec et donna lieu à une publication: Paul Dumouchel (directeur), Comprendre pour agir: violences, victimes et vengeances, Société de philosophie du Québec, Fondation des victimes du 6 décembre contre la violence, Presses de l'Université Laval, Laval, 2000. Cet ouvrage est consultable en ligne: Comprendre pour agir: violences, victimes et vengeances. Parmi les contributions à ce volume, retenons celle de Wolfgang Palaver, de l'Université d'Innsbrück, De la violence, une approche mimétique (pp. 89-110).
L'œuvre de Girard : le fondement de l'humanité dans un lynchage
Ayant lu et médité tout cela et l'œuvre de René Girard depuis pas mal de temps, je suis tenté, à la suite de Palaver, d'expliquer Winnenden par la violence originaire dont parle l'anthropologue français.
L'intérêt de Palaver, c'est aussi qu'il résume admirablement la pensée de René Girard.
Pour René Girard, nous imitons le désir des autres, nous désirons ce qu'ils désirent. Ce n'est pas un problème avec le langage par exemple ou les apprentissages. Mais cela le devient quand nous désirons la même chose : soit des objets sexuels, soit une position sociale. En ce cas, « le conflit et la violence sont le résultat inévitable de l'imitation » (p. 94). Quand la rivalité autour du même objet grandit, on finit par oublier l'objet lui-même de la dispute (comme de nombreuses pages de la littérature mondiale l'attestent ou... notre expérience) et « Les antagonistes centrent alors toute leur attention et toute leur énergie l'un sur l'autre et sont attirés dans un combat jusqu'à la mort. »(p. 95).
Pour Girard, toutes les sociétés humaines (ou pré-humaines), ont commencé comme cela, la guerre de tous contre tous pouvant se résoudre par le partage de la haine de tous contre une seule victime, le bouc émissaire, choisie par hasard. Sa mise à mort, du fait qu'elle est ressentie comme le Mal absolu rétablit la paix, ce qui, en retour, par une contradiction compréhensible, mais étrange, transfère sur celui qui était le Mal absolu, toutes les caractéristiques du Bien absolu. La victime tuée parce qu'elle était le mal est alors divinisée. On la crédite, tant de la puissance d'avoir amené le conflit, que de la puissance d'avoir rétabli la paix (en mourant sous les coups du lynchage originel). Ainsi naissent les religions et les sociétés humaines elles-mêmes : les deux événements coïncident. La culture humaine - toute culture humaine - plonge de la sorte ses racines dans un meurtre originel.
Il est vrai que ce meurtre originel sauve les premières sociétés qui, sinon, se seraient entretuées. La paix, revenue après le lynchage salvateur, est mise à profit pour établir toutes les prohibitions, toutes les différences (toutes les lois), qui permettent de se débarrasser de la violence indifférenciatrice. La paix ainsi revenue repose cependant sur le sang et la guerre, mais toutes les histoires de fondement des sociétés humaines ( à travers quasiment toute la Planète), nient cette origine violente de l'humanité.
La remise en cause des origines violentes de l'humanité
Selon Girard la tradition judéo-chrétienne est une mise en cause lente de toutes les cultures qui maquillent leur origine violente , en proclamant à travers des récits divers (comme le Livre de Job), que la victime qui suscite la haine unanime est en réalité innocente du mal de la communauté dont on la rend responsable. Le récit le plus clair étant celui de la mort du Christ, même si le christianisme historique, selon Girard s'est empressé d'oublier cette leçon fondamentale d'un bouc émissaire innocent et déclaré comme tel par ses disciples, en désignant au fur et à mesure de son histoire d'autres victimes rassembleuses : les juifs, les sorcières etc. Mais, cependant, vers 1700, apparaît dans les langues européennes l'expression « bouc émissaire », signe de ce que le mécanisme meurtrier au fondement de toutes les civilisations, commence à être compris, identifié. Les procès de sorcières sont arrêtés par les autorités. La science et la raison s'attaquent à la compréhension du monde et du mal au lieu de chercher des responsables fantasmés. Pourtant, les Lumières ne nous épargnent pas un 20e siècle dont la violence n'est certes pas expurgée...
Il faut redire que la naissance des cultures humaines, aussi meurtrier que soit leur fondement, est une façon, de se débarrasser de la violence, en introduisant de la différenciation, (c'est-à-dire aussi des lois, des interdits), là où la violence efface les repères et rassemblent les hommes dans l'unanimité hideuse du lynchage. La violence de tous contre un est une sorte de pis-aller. Elle établit malgré tout le droit et sans cette violence, d'ailleurs, il n'y aurait jamais eu ni droit, ni loi, ni paix, ni société, ni humanité.
La démocratie peut réintroduire de l'indifférenciation, donc de la violence
Pour des gens comme Hobbes ou Tocqueville, la montée en force de la démocratie et de l'égalité ne supprime pas la menace de la violence. Dans les sociétés autrefois profondément hiérarchisées, il y a constamment des freins au désir de s'emparer du même objet. Mais quand les différences sociales s'abolissent, le désir en chaque individu de surpasser tous les autres est dépourvu de frein. Palaver cite Tocqueville : « Quand toutes les prérogatives de la naissance et de la fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous et qu'on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d'elles, une carrière immense et aisée semble s'ouvrir devant l'ambition des hommes et ils se figurent volontiers qu'ils sont appelés à de grandes destinées. Mais c'est là une vue erronée que l'expérience corrige tous les jours. Cette même égalité qui permet à chaque citoyen de concevoir de vastes espérances rend tous les citoyens individuellement faibles. Elle limite de tous côtés leurs forces en même temps qu'elle permet à leur désir de s'étendre. » (Tocqueville cité par Palaver, p. 101 : De la démocratie en Amérique, Gallimard, Paris, 1961, p. 144). Selon Tocqueville, cette situation provoque la mélancolie, le dégoût de la vie, le suicide...
En s'efforçant de passer devant tous les autres, pense Palaver à la suite de Girard, nous les transformons tous en rivaux : « Plus nous tentons de réussir et plus augmente la résistance des autres. La résistance devient l'objet de notre quête et cela nous conduit peu à peu à l'idolâtrie de la violence. Seuls sont valorisés les objets que nous ne pouvons pas obtenir, nous sommes en conséquence rapidement conduits à conclure que la violence est la véritable divinité du monde. Nous cherchons la défaite parce qu'elle nous rapproche de cette divinité et nous recourons nous-mêmes à la violence parce que nous croyons qu'en imitant cette divinité, nous deviendrons bientôt son égal. » (p.103).
Reprise de cette explication
Charles Ramond a souligné fortement cette parenté entre Tocqueville et Girard : dans une société de caste, ou aristocratique, en effet, le médiateur des désirs (celui qui inspire le désir car tout désir est l'imitation d'un autre désir), c'est le roi, le noble qui « est si loin de moi que je ne peux même pas rêver d'entrer en rivalité avec lui. Dans une société démocratique en revanche, puisque tous ont par définition le même droit d'accès à tout, l'imitation des désirs sera constante, omniprésente, rivalitaire, conflictuelle et épuisante. Et les grands romanciers de la modernité, de Cervantès à Proust, en passant par Stendhal, Flaubert et Dostoïevski, auraient selon Girard, essentiellement décrit les progrès (ou plus exactement les ravages progressifs) de la "médiation interne" [c'est-à-dire, l'imitation du désir non pas de quelqu'un de « lointain » mais d'un proche, d'un ami même qui brigue le même poste que moi, qui tombe amoureux de la même femme] qui plonge les hommes dans la fascination haineuse des uns envers les autres, dans l'envie ou dans la vanité... » 1 Il est évident qu'en faisant cette analyse, ni Tocqueville, ni Girard ne s'opposent à la démocratie.
Les autres deviennent des obstacles hostiles à mon désir d'être premier en tout et plus ils nous en empêchent, plus nous ne l'obtenons pas, plus ce désir devient violent (en plusieurs sens). Nous désirons ce désirable jusqu'à en souffrir puisque c'est justement cela qu'il nous faut que nous n'aurons pas, mais que nous continuons à vouloir de toutes nos forces, d'où la souffrance (qui n'est pas recherchée en elle-même, mais du fait de ne pas pouvoir se passer de vouloir « la lune »). On appelle la recherche de la souffrance pour la souffrance: le masochisme. Mais ce n'est pas réellement la souffrance que recherche le soi-disant masochiste selon Girard. Ce qu'il veut, c'est l'objet le plus formidablement désiré, soit celui dont il croit que les autres le lui déroberont sans cesse. Il arrive alors qu'il veuille s'identifier à cette Violence qu'il perçoit comme l'obstacle dressé devant lui par « les autres » à la possession de ce dont il a envie le plus follement... Qu'il imite cette Violence. De là naissent les vocations de dictateurs ou de massacreurs, les uns et les autres finissant par accrocher leurs adversaires aux crochets de boucherie de leur Violence haineuse. On appelle cela parfois du sadisme alors qu'il n'y pas véritablement désir de faire le mal pour faire le mal, mais seulement la poursuite de ce qui nous échappe et que nous voulons coûte que coûte, justement parce c'est ce que nous ne pouvons nous approprier. Cette fascination pour la Violence est telle que ces personnes finissent par s'abîmer en elle, un parcours dont l'origine n'est pas la Violence pour elle-même, un déséquilibre etc. Mais dont l'origine et le point de départ est le désir d'être le premier, désir d'autant plus violent (en tous les sens du mot), qu'il ne peut être satisfait. La seule issue, c'est le massacre, que ce soit celui de Montréal ou celui de Winnenden. L'humanité n'est nullement violente en elle-même, mais emportée dans une dynamique de violence qu'il n'est pas facile de stopper, dont Girard pense que la tradition judéo-chrétienne se justifie entièrement d'avoir voulu l'enrayer en en dévoilant le mécanisme. Même si les chrétiens concrets sont indignes de cette tradition.
Si Girard a raison ou si la lecture que nous en faisons est juste, alors les massacres tels que celui de Winnenden ne relèvent nullement du fait divers, mais d'un mal terrible qui risque de nous emporter.
Et il est vrai que d'après le quotidien La Croix du 12 mars dernier Tim a écrit par courriel, à un ami, au petit matin de son odyssée sanglante :« J'en ai assez de cette vie absurde, c'est toujours pareil. Tous se moquent de moi et personne ne reconnaît mes qualités. J'ai des armes, j'irai demain à mon école, tu entendras parler de Winnenden...»
- 1. Charles Ramond, Le vocabulaire de Girard, Ellipses, Paris, 2005, p. 50.
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