Un ami savant de Flandre soudain remémoré

13 février, 2011

Piet De Somer (1917-1985)

Mais pourquoi donc son souvenir est-il venu me revisiter, avec entêtement, depuis les dernières semaines de 2010 ? Il suffit d'ouvrir internet, pour lire l'histoire de sa double vie, ardemment vouée à la recherche en microbiologie et à la défense de la cause flamande.

Je voudrais évoquer d'abord le trio de copains, tous trois virologues, qui se composa vers les années 1955. Leurs études de médecine avaient coïncidé, en partie, avec la guerre de 1940-45. A l'issue de celle-ci, Emile Nihoul, sorti de l'université de Liège, devient professeur de microbiologie à l'Université flamande de Gand, où de nombreux professeurs ont été remerciés, pour avoir collaboré avec l'ennemi. Moi-même, sortie aussi de l'université de Liège, j'émigre vers Bruxelles, à l'Institut Pasteur et à l'Université libre de Bruxelles. Et le troisième larron, Piet De Somer, sera le héros de cette histoire. ....

Après des études de médecine, en flamand, à l'Université de Louvain non encore scindée, De Somer se spécialise en microbiologie chez Richard Bruynoghe, qui enseigne cette discipline dans les deux langues. C'est alors que le goût de Piet pour une activité bouillonnante et réaliste va se révéler. Vers 1945, la Papeterie de Genval avait été fermée, pour cause de collaboration avec l'ennemi. Après des tractations complexes, voilà De Somer installé dans les caves de la Papeterie, où il prépare de la pénicilline, de façon artisanale ... mais aidé pourtant par Christian de Duve, futur prix Nobel. Sur ces mêmes lieux va se créer la société RIT (Recherche et Industrie Thérapeutiques), dont De Somer sera successivement directeur scientifique puis administrateur. Puis cette société florissante va contribuer à la construction d'un Institut REGA, à Leuven. Alors, De Somer va se partager entre deux activités. L'une, chez RIT, pragmatique et lucrative, réussira un tour de force : la mise au point, en un temps record, d'un vaccin contre la poliomyélite. Et, l'autre activité, à l'Institut REGA, développera la recherche théorique. Les chercheurs seront choisis avec flair par le patron, qui trouve les moyens de subsidier de longs stages dans les meilleurs laboratoires américains. Et la bonne recherche engendre la bonne recherche : aujourd'hui encore, les résultats obtenus par l'Institut REGA sont publiés dans les meilleures revues mondiales.

Mais revenons chez RIT. Vers 1957, c'était une jeune biologiste, Monique Lamy, qui avait été l'âme de la préparation du vaccin contre la poliomyélite. De Somer va lui offrir des études de médecine...et une fois ce diplôme obtenu, elle deviendra la virologue de l'université francophone de Louvain. Un peu plus tard, à Liège, la virologie sera confiée à Monique Reginster, impétueuse et enthousiaste. Voici le réseau des laboratoires de virologie mis en place.

Rencontre et conversations scientifiques

Je me souviens clairement de ma première rencontre avec De Somer, dont je ne connaissais pas l'existence. Ce devait être vers 1955. Je me trouvais dans la vieille maison qui hébergeait le laboratoire de virologie, lorsque Paul Bordet, directeur de l'institut Pasteur, vint me trouver avec deux visiteurs : Richard Bruynoghe et son jeune assistant, Piet De Somer. Celui-ci venait voir comment notre laboratoire «se débrouillait» pour les nouveaux tests de diagnostic en virologie. Notre débrouillardise dut lui plaire. Puis, tandis que les deux patrons s'éclipsaient, Piet m'exposa ses projets ambitieux. J'étais à la fois enthousiasmée et dubitative : ce chercheur était-il presque génial, ou très utopique ? Son équipe – ses équipes - allaient obtenir des résultats remarquables...mais assez différents des prédictions : la recherche ne serait pas la recherche si elle était prévisible.

Certains samedis matin, le Conseil de la Santé organisait des réunions sur des problèmes actuels en maladies infectieuses. Ensuite, Nihoul, De Somer et moi-même, nous nous retrouvions à une terrasse de café, autour d’un ou deux martinis – pas trois. Certaines de nos conversations me reviennent à l'esprit.

- Lise : Mais, Pierre, ce que tu viens de dire n'est pas en accord avec ce que je viens de lire, dans la revue américaine Virology.

- Pierre : Oh, il ne faut pas croire tout ce que tu lis. Tu es trop croyante. Un article publié, ce n'est pas l'évangile.

Alors, Lise la mécréante murmure doucement : ô merci, Pierre, de me préserver du credo... Alors, il rit gentiment. Mais il a éveillé la méfiance en moi : désormais, dans certains articles, je jouerai à dénicher un biais dans l'interprétation des résultats. Par cet exercice, on peut aiguiser un regard critique à l'égard des ses propres expériences.

Un autre samedi, excité, Pierre nous montre des résultats qu'il vient d'obtenir, concernant l'efficacité d'une molécule antivirale étudiée dans son laboratoire.

- Emile, (examinant les chiffres) : si je faisais le calcul statistique, la différence entre ces animaux traités et les témoins ne serait pas significative. L'effet thérapeutique de ta molécule n'est pas prouvé.

- Pierre , serein : C'est assez probable... Au début, je flatte mes résultats pour m'inciter à continuer... S'il y a un doute, il ne faut pas tout jeter au panier. Perfectionner les conditions pratiques de l'expérience, peut me conduire vers un succès. Ou bien au contraire, le doute s'accentuera sur l'action thérapeutique du produit ; alors, il faudra prévenir les autres laboratoires qu'il y a là un essai à ne pas entreprendre.

- Lise : Le Journal des résultats négatifs poursuit un tel but. Encore faut-il qu'il ait raison. Sinon il faudrait un Journal des faux négatifs...

D'autres samedis, d'autres thèmes nous amènent au deuxième martini, à la terrasse ensoleillée. Le modus vivendi pour l'emploi des langues est le suivant : De Somer, bon prince, parle en français, avec, parfois, quelques dialogues en flamand, avec Emile. Mais un jour - la barre du troisième apéro avait-elle été franchie ? - Piet rabroua sèchement Emile : «tu ferais mieux d'arrêter de parler ce flamand là : avec cet accent wallon, c'est une insulte». Un autre virus guettait donc entre nous.

Nihoul, lorsqu'il avait appris sa nomination à Gand, avait été vivre aux Pays Bas pour un mois d'immersion. Mais, lorsqu'il donnera cours à la faculté de Gand, avec volubilité, son accent «français» fera sourire...ou agacera. Quant à moi, je serai rattrapée par le flamand sur le tard. En 1974, soit près de 30 ans après mon entrée en fonction à l'Institut Pasteur, une nouvelle règle sera appliquée : pour accéder au poste de sous-directeur, je devrai passer l'examen de flamand au plus haut grade : celui que l'on doit réussir pour être diplomate. Je retrousserai mes manches, presque excitée par le défi. Après tout, j'ai bien suivi des cours de russe avec succès – ce qui m'a permis de travailler dans des laboratoires soviétiques. Mon ami hollandais, Fritz Dekking me déconseille de venir dans son laboratoire d'Amsterdam, car, vu le nombre de visiteurs étrangers, on n'y parle qu'anglais. Je vais donc passer mes soirées à des cours de flamand, et, pendant le «congé de table» à midi, je vais converser avec des amis flamands. Rien n'y fera: je subirai trois échecs à l'examen organisé par l'Etat. Alors, un virologue de la VUB ( mais diplômé de l'ULB), réussira l'examen de français, et passera par-dessus ma tête.

Congo

Revenons à des souvenirs plus plaisants. En 1958, notre trio part au Congo, pour un symposium pour fêter l'inauguration d'un Institut de virologie, à Stanleyville (aujourd'hui Kisangani). A l'unisson, nous serons tous trois indignés par la discrimination qui règne au laboratoire entre les blancs et les indigènes. Ces derniers se montrent pourtant particulièrement «affectueux» dans leur relation avec les animaux de laboratoire, et habiles techniquement pour monter des petits appareils. Et plus précieux encore, très précieux dans la brousse, pour y effectuer des ponctions lombaires en vue de détecter les cas de maladie du sommeil. Mais le soir, lors des nombreuses festivités, ils ne seront pas invités à déguster au buffet. Il est vrai que les dames doivent porter gants et chapeaux. Moi, j'avais bénéficié d'une «exemption».

Puis nous voici tous trois envoyés vers le lac Kivu par des détours dans les coins reculés. Nous avons en effet mission d'effectuer des prises de sang, et de récolter un échantillon de matière fécale, pour repérer avec quelle fréquence le virus polio est répandu dans le pays. Ceci afin de repérer combien le virus est répandu, avant qu'une première campagne de vaccination ne soit menée. Dans l'auto, conduite par un chauffeur noir fougueux et plaisantin, les fenêtres entrouvertes laissent pénétrer la poudre rouge qui gicle du sol Emile et moi portons des salopettes de couleur indécise, mais Pierre a conservé le costume de ville qu'il portait à Stanleyville. Et le voici recouvert d'une carapace rouge. Imperturbable, il conduit la conversation : «je me demande si ce virus polio...». La connivence entre les trois larrons a pris une nuance tous terrains.

Rentrés au pays, nos réunions de certains samedis reprendront, marquées par la vivacité des conversations. Mais un jour de 1962, De Somer arriva, effondré : le vaccin contre la polio, dont il est l'âme et le producteur dans notre pays, vient de tuer une infirmière. Elle est morte étouffée par un œdème de la gorge provoqué par une allergie foudroyante à la streptomycine...En effet, ce vaccin, pour assurer sa stérilité, comportait de la pénicilline et de la streptomycine. Il apparut que cette infirmière était déjà repérée pour un état allergique à l'égard de la streptomycine, allergie grandissante, acquise au cours de ses prestations dans les hôpitaux. Et voici notre trio réfugié dans un coin du café, fuyant les piétons insouciants. Piet se parle à lui-même : «on veut faire le malin, avec tous ces vaccins, et on fait plus de tort que de bien ...cette jeune fille n'aurait sans doute jamais fait la polio...» «Maïs, Pierre, ce risque du vaccin est tout à fait exceptionnel !» Il ricane : «un peu, beaucoup exceptionnel... comment veux-tu que j'aille parler statistique avec les parents ? Et nous prolongeons notre rencontre habituelle. Nous allons bientôt réussir à parler, déjà, des futures précautions à prendre. Pour éviter de futurs accidents, nous décidons de mieux mentionner les dangers de l'allergie sur l'étiquette. Pas suffisant, dit De Somer : il faut rechercher un antibiotique de remplacement, moins allergisant. Ce mot de recherche l'a remis en selle. Il accepte maintenant l'idée d'un premier martini. Au moment de nous quitter, il lancera : « Et je vous parie que, d'ici quelques années, on préparera des vaccins contre des virus qui provoquent le cancer» : il voit juste - mais il est en avance d'une bonne quarantaine d'années.

De ce drame, De Somer retiendra un comportement. Ainsi, lorsque son laboratoire assurera la préparation de l'interféron, il s'administrera le produit à lui-même... et il reconnaîtra ainsi que l'interféron n'est pas totalement inoffensif. Voila bien une toxicité inattendue, de la part d'un produit naturel, que nous produisons nous-mêmes pour combattre la multiplication des virus. Or De Somer, .après s'être administré une bonne dose d'interféron, va ressentir des courbatures, des maux de tête...et même il se sent un peu fiévreux : comme si l'interféron déclenchait lui-même une légère grippe. Un nouvel argument dans ce sens apparaîtra quand on montrera que les effets de l'interféron disparaissent sous l'effet de l'aspirine. Par contre, la toux, et les autres symptômes respiratoires, sont bien liés à la multiplication du virus grippal. Une nouvelle philosophie va naître de cet exemple : quand la nature invente un «médicament», cela peut comporter des inconvénients – comme dans le cas des médicaments inventés en pharmacie.

Chine

En 1965, l'Académie de Médecine de Pékin invite des médecins belges à venir, pendant un mois, juger sur place de la lutte pour la santé en Chine. Il est spécifié que ce ne sont pas des médecins communistes que l'on veut recevoir, mais bien des personnes avec lesquelles on veut discuter. Cette invitation de Pékin est distribuée parmi nos écoles de médecine, mais les amateurs ne se bousculeront pas. Finalement, De Somer, Nihoul et moi-même feront partie des 17 délégués. Ce voyage épique – le mot n'est pas exagéré - est raconté dans mon livre, intitulé Marcopolette, justement, à cause du surnom que mon père me donna, à ce moment. J'en, retire, parmi la foison d'événements, la simple rencontre suivante : notre trio de biologistes cherche à rencontrer un parasitologue et on nous emmène dans une rizière près de Shanghai. Nous voyons arriver vers nous un vieux monsieur dont les pommettes dessinent comme deux ailes sous les yeux malicieux. Un filament de barbe lui pend du menton, mince et translucide comme un fil de bave. Via l'interprète, il nous apprend que, chaque année, il passe ici son «séjour de stage extra-universitaire» pour apprendre aux gens la lutte contre la bilharziose.

- De Somer : comment vous y prenez vous ?

- Eh bien, j'applique la pensée de Mao Tsé-Tung selon laquelle il faut aller vers le peuple et ne pas attendre qu'il vienne à nous.

- Lise : mais encore ?

- Eh bien... Et le voila reparti dans les citations de Mao.

Alors, un peu agacé, De Somer me murmure : Laisse tomber, Lise, ils ont des secrets qu'ils veulent nous cacher; ce n'est pas la peine d'insister.

Heureusement, je fais une dernière tentative : il est vrai que nous sommes trois microbiologistes, mais en Belgique nous connaissons mal la bilharziose. Nous voudrions savoir quel produit vous aspergez sur les plants de riz pour les débarrasser du parasite.

Alors, notre interlocuteur éclate de rire en se tapant les cuisses. Et nous fournit aussitôt les renseignements techniques.

- Je pensais, dit-il, que la différence entre vous et moi, c'est que vous, vous n'avez pas de Mao Tsé-Tung.

Nous rions de concert. La confiance est revenue. En nous reconduisant vers l'orée de la rizière, le parasitologue va ajouter, en toute candeur «Et puis moi, si je connais si bien ses pensées, à Mao, c'est parce que j'ai été rééduqué...»

Effectivement, au cours de notre voyage, ceux des Chinois qui clamaient leur maoïsme de la façon la plus caricaturale, avaient, auparavant, servi sous Tchang Kaï – Chek. Et ils n'avaient sauvé leur carrière que par une rééducation.

Le temps passe et un jour, au cours d'un banquet, vers la fin du voyage, De Somer, sous l'effet du saké, plus efficace que le martini, se leva de table pour prononcer un discours dithyrambique sur le régime régnant. Puis, oscillant très légèrement sur ses jambes, il ajouta : «naturellement, j'ai été rééduqué».

Puis, les rencontres du trio s'espacèrent, on ne savait trop pourquoi. Mes activités d'enseignement, supplémentaires à celles de l'ULB, se dirigeaient maintenant vers Anvers. Là, à l'Institut de Médecine tropicale, j'enseignais sur les façons dont les microbes se propagent dans la nature. Les cours se donnaient en double, en anglais puis en français. Car ce cours faisait partie d'un programme destiné à du personnel de santé venu essentiellement d'Afrique, voire d'Asie - si bien que des cours en néerlandais n'auraient pas trouvé d'auditeurs.

De Somer prorecteur de la KUL

Halles universitaires de la KUL

Et puis voici qu'un jour, vers 1967, je suis invitée par l'Institut REGA à l'inauguration d'une animalerie moderne. Dès l'entrée, nous sommes accueillis avec des zakouskis bien arrosés. Puis De Somer prend la parole. Il débute par une diapositive dans laquelle une maman souris allaite sept souriceaux. Le septième me parut malheureux. Refoulé par ses frères et sœurs, il n'avait pas accès aux tétons. «Voila», dit De Somer, « cette maman souris va donner naissance à 2 ou 3 riches couvées par an...Les Flamands devraient prendre exemple sur elle.» Celui qui parle ainsi est à ce moment prorecteur de «la section flamande» de l'Université catholique de Louvain. Il viendra me prendre par l'épaule pour aller me présenter à Monseigneur Massaux, encore recteur de toute l'UCL, si je comprend bien. « Je vous présente» dit Piet, «la fille d'un ardent wallingant, et elle est une athée convaincue». Je voulais rétorquer que nous étions unis par la virologie - car, elle, voguait au dessus de tout cela. Mais De Somer fut happé par d'autres devoirs de civilité... C'est bizarre, cette netteté avec laquelle je le revois se fondre dans la foule. L'un des principaux acteurs du mouvement séparatiste flamand, venait de se séparer de moi. Je ne l'ai plus jamais rencontré en personne, tandis qu'il poursuivait son efficace carrière scientifique et politique. Il mourra jeune, à 67 ans.

...Mais aujourd'hui, en février 2011, si Piet-Pierre ( on l'appelait par ces prénoms) vient me revisiter souvent, n'est-ce pas pour dire : « privilégions ce qui nous unit» ?