Un asile de flou nommé Belgique (de Philippe Dutilleul)
Philippe Dutilleul, réalisateur de l'émission sur Degrelle du 5 mars 2009 à la RTBF et du canular demeuré fameux Tout ça ne nous rendra pas la Belgique du 13 décembre 2006 (documentaire de fiction annonçant l'éclatement du pays), est très sollicité par tous les médias pour parler de son livre. On dit même dans la présentation du livre que son auteur va au-delà des clichés.
Comment ce livre a-t-il été écrit, sa méthode
La méthode de rédaction du livre est exposée à la p. 55: «Pour mesurer ces différences entre sous-régions et provinces belges, cette évolution binaire entre le nord et le sud du pays, j'ai pris l'habitude de m'informer, de rencontrer des gens, ordinaires ou des "spécimens", de discuter, d'échanger des propos, des idées, des points de vue, de fréquenter des milieux sociaux variés, de lire la presse, surtout les pages forums des quotidiens, de loin les plus intéressantes (...) J'aime citer les gens intelligents, qui possèdent une expérience fine et argumentée, ou vécue, qui sont capables de mesurer les contours fluctuants des enjeux et conflits intrabelges si compliqués à saisir pour un néophyte a fortiori étranger. Je me plais à mettre en perspective les points de vue à les confronter, à prendre de la hauteur et de l'oxygène , car comprendre le labyrinthe belge revient à pratiquer de l'escalade entre les multiples intérêts des uns et des autres, les égo arrogants de nos politiciens plus carnivores que végétariens. » (pp. 55-56). Il écrit aussi plus loin : « A mes yeux, une situation se décrit autant par la somme de petites observations intuitives et impressionnistes récoltées à la source que par les statistiques. Bien qu'usager régulier des chemins de fer, je n'ai jamais été témoin de (s)[...] actes de violence sinon l'une ou l'autre rouspétance bruyante d'usagers recevant une amende parce qu'ils voyagent sans titre de transport. » (p.78).
Il faut garder cela en tête si l'on veut critiquer ce livre. C'est clairement une sorte de roman qu'écrit là Philippe Dutilleul, d'émission de télévision en 378 pages. Et même si l'on devine que le livre a été écrit très vite, il est vrai qu'il semble avoir fait le tour de la Belgique. Mais a-t-il eu ce coup d'oeil de l'écrivain qui en piquant un détail nous introduit à tout un monde? Je me souviens que j'avais posé la question à Jules Marchal, ancien ambassadeur belge en Afrique et l'un des plus importants informateurs de l'Américain Adam Hochschild (Les fantômes du roi Léopold II, Paris, Belfond, 1998) qui admirait cet ancien diplomate. Comme preuve du caractère atroce de la colonisation léopoldienne au Congo, Jules Marchal, pourtant loin d'être un critique littéraire, se référait au roman de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres. Comme je lui objectais qu'un roman n'était peut-être pas pertinent pour comprendre un pays, il me cita la fin du livre de Conrad où l'on découvre l'horrible Kurth qui a fait entourer sa propriété de piquets où sont fichées les têtes de ses ennemis. Pour Jules Marchal, ce simple fait, en apparence singulier, était emblématique d'une situation globale et l'horreur de cette situation particulière renvoyait à une généralité incontestable: les millions de morts de la colonisation de Léopold II.
Les faits vrais de Philippe Dutilleul
Il monte par exemple en épingle la mort violente de Joe Van Holsbeeck ou l'assassinat perpétré par Guy Van Themsch en 2006. Il s'en effraie, écrit « Il y a des évidences qu'on ne peut cacher indéfiniment même dans l'opaque Belgique... » (p.75). Puis, citant les statistiques de la police fédérale en disant qu'elles démontrent une diminution de la criminalité, il ajoute «A qui se fier?» On a envie de dire qu'il faut se fier aux chiffres dans la mesure où les deux meurtres en cause ont été amplifiés comme peu d'actes de violence le sont. Il poursuit sur sa lancée avec l'affaire des tueurs fous du Brabant wallon, décrivant à ce propos une opinion publique moribonde (parce que les coupables n'ont pas été trouvés). Puis avec l'affaire Dutroux soulignant que l'on n'avait pas fait toutes les enquêtes requises. Mais justement les analyses ADN qu'il signale ont depuis été entreprises. Peut-on vraiment parler de la Belgique en sa singularité à propos de tels faits divers ? Il me semble que non parce que les faits divers sont partout dans l'univers. Et partout aussi des faits divers non élucidés qui ouvrent la porte à toutes les hypothèses ou des faits plus graves encore.
Il s'étend ensuite sur les projets de piste de ski du Prince de Ligne, racontant comment cette personne s'est quasiment approprié la découverte d'objets de grande valeur dans son domaine de Beloeil. Puis s'étendant sur les projets du Prince qui s'était acquis le soutien pour ses projets peu écologiques de diverses autorités locales et de la Wallonie. Bien que le projet soit revu à la baisse, ou est même carrément en panne. Il écrit cependant : « Je n'ai pas monté en épingle innocemment cet exemple - qui ne trouvera pas sitôt sa concrétisation. Même s'il est de portée locale, il illustre parfaitement, à mon sens, le partage des influences et du pouvoir, y compris économique, entre personnes d'intérêts et de convictions antagonistes en Belgique. Le mariage de la carpe et du lapin en quelque sorte... » (pp. 92-93) 1. Il s'en prend ensuite aux intercommunales, aux dépenses inconsidérées des communes et lie cela à la dette publique (p.96), de l'Etat belge dont on devrait pourtant savoir qu'elle est liée à la crise des années 80, qu'elle est une sorte de technique en Belgique et qu'il s'agit d'une dette purement intérieure. Il peut y avoir des Etats peu endettés, mais dont les particuliers et les entreprises le sont (comme les USA), cette dernière situation étant sans doute plus menaçante. Il met en cause la politique de l'Objectif 1 en Hainaut et surtout le fait qu'elle ait été une politique de saupoudrage, non sans raison. Mais il compare ensuite la situation de la Wallonie avec le Nord-Pas-de-Calais : « Les sous-régionalismes ont figé la Wallonie dans un développement économique anarchique qui lui a fait rater sa reconversion industrielle ! Surtout si on la compare avec le Nord-pas-de-Calais, région autrefois sinistrée qui s'est relevée spectaculairement, pilotée par une sensibilité politique analogue (socialiste)... » (p.99). Or, justement, la comparaison entre la Wallonie et le Nord-Pas-de-Calais, longuement discutée entre des chercheurs des deux régions, ne fait pas apparaître de différences significatives, sauf peut-être en faveur de la Wallonie: voyez Indicateursrégionaux de développement humain en Wallonie au Nord-Pas-de-Clais et en Wallonie. Il met en question également les entreprises leaders mondiales mises en avant par l’Union wallonne des entreprises et remarque qu’une hirondelle ne fait pas le printemps. Soit, mais ici, il y en a plus qu’une et ces entreprises génèrent en Wallonie deux à trois dizaines de milliers d’emplois:voyez Leaders mondiaux en Wallonie .
Comment ils sont habillés
Je suis souvent perplexe devant, non pas les faits que présente Philippe Dutilleul, mais les conclusions qu'il en tire ou le fait qu'il les habille de généralités contestables ou, si l'on veut, à contester si on les applique à la seule Belgique comme « Les scandales sont réapparus régulièrement, comme une habitude bien ancrée, ces vingt dernières années... » (p.108). Dans quel pays, ne pourrait-on pas l'écrire ? Notamment dans deux grands pays voisins où respectivement le Chancelier fédéral et le Président de la République n'ont certes pas mérité le surnom donné à Robespierre... Quant à Charleroi, il serait étonnant de ne pas voir la ville citée, d'autant plus que nous écrivons cela presque le jour même où un ancien échevin vient d'être condamné pour avoir fait installer dans sa propriété une chaudière de la somme scandaleuse de 6000 € (main d'œuvre et engin à installer). Personne ne nie les faits que dénonce Philippe Dutilleul, mais dans quel pays « la crédibilité du monde politique avec ses pratiques clientélistes, avec sa proximité du monde des affaires » n'en prend pas « pour son grade » comme l'écrit l'auteur (p.112) ? Et puis, parler de « l'ensemble » (terme que nous avions ôté de la citation qui précède), n'est-ce pas donner du grain à moudre au « tous pourris » ?
De même, le népotisme est-il une spécialité belge ou wallonne ? Ou encore citer cette personne (qui a voulu garder l'anonymat), faire cette déclaration sentencieuse : « C'est la base qui doit avoir des porte-parole et non l'inverse. La politique belge a inversé les polarités de la démocratie représentative ! » (p. 114), c'est peut-être oublier Le discours sur la servitude volontaire de La Boétie. Dire que les réformes de la loi communale votées par le Parlement wallon contribuent à « renforcer l'inertie du système », c'est profondément inexact. La capacité qu'ont actuellement les conseils communaux de remplacer les bourgmestres et les échevins durant la durée de six ans au cours de laquelle ils étaient installés autrefois sans problème, c'est justement l'inverse. Pour Philippe Dutilleul, par contre, la RTBF n'a aucun des défauts dont souffrent les autres institutions publiques... Tiens ! Pour le reste « La Belgique, osons l'écrire, reste un pays de cocagne surtout pour les finauds en tous genres, autochtones comme allochtones. » (p. 119). D'ailleurs « la fraude est à la fiscalité ce que le steak-frites-salade-mayonnaise est à la cuisine, une spécialité belge. » (p.125) On peut enfiler les citations « Ce pays est très relatif ; et la médiocrité, son fléau le plus répandu. » (p. 155) ; les « échanges humains entre Flamands et Wallons se sont anémiés avec le temps » (p. 159) ; Aernoudt est aussi longuement cité alors que le personnage s'est aujourd'hui vidé de sa substance comme une baudruche (pp.175-178) ; « les nationalismes sont multiples, mais ils ont un seul germe : la vision de l'autre comme un danger qu'il faut combattre, éliminer. » (p.191) ; « De manière générale, ce pays a toujours été géré par les mêmes, quoi qu'on en pense, et bien avant que la Belgique ait acquis sa souveraineté. » (p.215) ; « Evoquer ce nom [Degrelle] relève toujours, quatorze ans après sa mort, d'un tabou absolu. » (p.250).
Voire même faussés
Ce qui me contrarie dans l'approche impressionniste de Philippe Dutilleul, c'est que parfois ses impressions, même si elles rencontrent de grands noms comme Béatrice Delvaux, sont parfois profondément fausses. Il n'est pas vrai comme il le dit que le vote Flamands contre Wallons du 7 novembre 2007 serait sans précédent . Toute notre histoire est au contraire pleine de précédents de ce genre. Il écrit aussi : « A défaut de former une région viable à part entière et rationnelle dans son organisation interne, Bruxelles perdra à terme tout ou partie des institutions européennes, qui migreront à l'est et elle redeviendra une petite ville de province qui entraînera dans un déclin généralisé la Flandre, la Wallonie et in fine le pays dans sa totalité. » (p.276). Pourtant, l'importance de Bruxelles ne lui est-elle pas aussi venue de la Flandre et de la Wallonie ? Dire que nous n'avons pas le sens de la théorie, cela peut se discuter. Il n'y a de toute façon pas beaucoup de grands théoriciens par pays, mais Lemaître, Pirenne, Van Parijs n'en sont-ils pas ? Comptons-nous vraiment le « plus grand nombre de ministres au mètre carré » ? (p.286) Remarquons ici que c'est le cas des pays fédéraux et que le Québec a 40 ministres, la Suisse un élu pour quatre habitants... « Aujourd'hui » écrit encore Philippe Dutilleul « la politique se complaît dans le mensonge (souvent par omission), les petites phrases assassines, les carrières personnelles, les projets à très court terme, la bureaucratie technocratique, le souci d'être réélu coûte que coûte. » (p. 305). Aujourd'hui ? Mais n'était-ce pas aussi le cas dans le Paris révolutionnaire, la Rome antique ou les Cités grecques démocratiques ?
Pierre Mertens a écrit dans Le Monde le 7 décembre 2007, que la Chambre belge comptait « plus de 200 députés » (p.309). Ce n'est pas une raison pour le citer car son erreur assez grosse (il y a 150 députés fédéraux), est mise en avant pour minimiser l'impact politique de Bart De Wever avec ses six députés NVA (mais sur une nonantaine de députés flamands). Et qui est négationniste ? Pourquoi aussi recopier cette idée fausse que dans tout Etat fédéral il y a une hiérarchie des normes (en oubliant que la revendication wallonne visait à un fédéralisme faisant échapper à sa minorisation, une hiérarchie des normes dans notre fédéralisme n'aurait rien réglé). Il y a d'autres pays fédéraux où il existe des partis qui ne sont pas nationaux (le Canada et l'Allemagne par exemple). Et comme pour l'autre fait cité, cela tient à la dualité belge. L'auteur cite aussi Juan d'Oultremont« Chez nous, c'est le règne du café du commerce. » (p.356).
Une grande impression de vérité
J'ai été très négatif sur ce livre, jusqu'ici, dans la mesure où, lorsque nous voulons établir une opinion dans TOUDI nous allons chercher les chiffres, les faits, les arguments, les archives, interrogeons les juristes, les économistes, les philosophes... Il est vrai que Philippe Dutilleul cite surtout les journaux qu'il a lus pendant qu'il rédigeait ces pages, il n'a pas d'autres références. Il se prend dans le tapis quand il nous explique la question royale en 1950 parce que l'on ne sait pas exactement quand commence le rôle du Prince régent par exemple et que tous les événements wallons de l'épilogue sont résumés par l'expression dont on se sert pour en occulter le sens : danger de guerre civile... Il dit bien l'importance des entités fédérées, mais ne les fait pas vraiment entrer dans son analyse comme il ne fait pas non plus entrer dans son analyse le fait que les structures de l'Etat belge sont d'ores et déjà de type confédéral. Il propose une solution à la crise belge - le confédéralisme à trois ou à quatre (avec la Communauté germanophone) - qui est somme toute celle que TOUDI, par exemple ou le MMW défendent, mais que nous défendons avec enthousiasme dans la mesure où - à tort ou à raison - nous nous réjouissons de l'émergence d'un peuple et d'une culture que nous voudrions voir s'épanouir. A la fin de son livre, Philippe Dutilleul rencontre Geert Lambert qu'il loue pour son régionalisme positif, motivé par le simple amour de la Flandre non la haine des francophones (pp. 341-344). Le regretté François Martou avait reproché à notre texte fondateur, le Manifeste de 1989, de ne pas parler de la Flandre, alors, disait-il « que la Flandre exerce tous les jours son hégémonie au sein de l'Etat belge contre la Wallonie et contre Bruxelles » 2.
Je dirais que si le Manifeste de 1983 3 n'a pas parlé de la Flandre comme le FDF le faisait alors et comme il le fait toujours, c'est sans doute parce que nous sommes de ce nationalisme singulier qui ne vise pas à éliminer l'autre, mais qui aspire à voir s'épanouir une nouvelle forme de vie humaine qui a sa place dans la Francophonie et en Europe. Cela ne s'accommode pas facilement avec des cris de guerre contre la Flandre et, s'il y avait, en 1983, une nette prise de distance à l'égard de Bruxelles, c'était à l'égard d'un Bruxelles prétendant parler en notre nom, pas du Bruxelles des régionalistes bruxellois s'exprimant simplement en leur nom sans vouloir parler au nom du pays tout entier. Dans cet état d'esprit, je peux comprendre le livre de Philippe Dutilleul. Sa vérité est celle des nombreux et même très nombreux Wallons qui ne parviennent pas à se résigner à ce que l'on ne leur rende pas la Belgique. Mais que la nostalgie rend aveugle aux réussites réelles d'une Wallonie vivante qui n'est pas nécessairement plus belge que la Flandre. Ce qui, je crois, nous différencie de Philippe Dutilleul, c'est notre adhésion au projet wallon d'André Renard, d'une Wallonie à nouveau à même de se développer et qui, au-delà des magouilles et des copinages a peut-être réellement, un peu plus que d'autres, le sens de la solidarité et de la démocratie. C'est un pays très humble, évidemment, mais son projet est moderne.
Philippe Dutilleul conclut avec émotion son parcours en évoquant le visage de la mère aimée : « Je ne m'étonne plus, maman, d'assister à une démobilisation générale des esprits, qui, devant sa télévision, qui derrière sa pinte, qui accroché à son porte-monnaie, qui à la fenêtre de sa demeure donnant sur la rue ou des pays exotiques. » (p.372) Il dit aussi aimer sa mère « au-delà de la mort ».
Contrairement à ce qu'en dit la rumeur publique, il y a des Wallons qui aiment ainsi leur pays, au-delà de la mort. Ils sont plus nombreux qu'on ne le dit.
- 1. Je ne veux pas trop chicaner mais le rapprochement de la carpe et du lapin, n'est pas celui que l'on utilise pour dire ce qu'il y a à dire ici. On parlerait plutôt, de l'eau et du feu, à mon sens, « marier l'eau et le feu ». Je le dis parce qu'il y a souvent de telles imprécisions de langage...
- 2. Frédéric Moutard, Wallonie ! Wallons-nous ?, in La Revue Nouvelle, janvier 1984, p. 45).
- 3. Pour toutes ces prises de position voir Mouvement du Manifeste Wallon